Chapitre 10 : LES VOCABLES LEXICAUX RESTITUÉS

INTRODUCTION

Les vocables que nous venons de traiter rassemblaient les vocables empruntés aux textes initiaux (i.e. vocables restitués) et les vocables ajoutés par les sujets. Dans ce nouveau chapitre, nous nous intéressons exclusivement aux vocables restitués, pour mesurer, d'une part, la valeur de la connexion lexicale (Muller, 1992) (i.e. vocables restitués vs vocables jamais restitués vs vocables ajoutés) et, d'autre part et surtout, le rôle joué par la mémoire au niveau lexical.

Sur la base du fait qu'un mot est le résultat de l'association d'un signifiant et d'un signifié (Saussure, 1916), le sujet comprenant/mémorisant/ restituant se trouve devant quatre possibilités.

Premièrement, le signifiant et le signifié sont inscrits en mémoire et activés au moment de la production, c'est-à-dire que le terme employé par l'auteur de l'histoire initial est tout simplement restitué (bouquet = assemblage de fleurs dans le texte initial et bouquet = assemblage de fleurs dans la restitution / c'est l'objet du présent chapitre).

Deuxièmement, peut avoir été retenu seul le signifié dont le sujet rend compte au moyen d'un autre signifiant (pierre = matière minérale solide dans le texte initial et caillou = matière minérale solide dans la restitution / cf. chapitres 11 et 12). Le chapitre précédent a montré qu'il faut toutefois rester extrêmement prudent quant à la relation d'équivalence parfaite.

Troisièmement, le signifiant peut avoir été mémorisé mais son activation renvoie à un autre signifié (loup = animal dans le texte initial mais loup = masque dans la restitution / ce cas ne se rencontre pas dans le corpus).

Quatrièmement, le processus de mémorisation entraîne la perte du signifié et du signifiant, c'est-à-dire que le passage contenant le terme en question n'est pas repris. Précisons que ce cas peut également être le résultat d'un ajout d'information par rapport au texte initialement entendu (un seul cas a pu être répertorié : l'enfant emploie "gâteau" à la place de "galette" et cette substitution le fait dériver vers le champ sémantique de la "fête" où l'on boit du "jus d'orange", etc.).

Les probabilités de rappel d'un vocable (i.e. conservation du signifiant et du signifié) dépendent de différents facteurs que nous allons listé ici sans prétention aucune à l'exhaustivité. Il semblerait que les chances de restitution d'un vocable soient fonction de la saillance de celui-ci, cette saillance pouvant être le résultat :

  • du caractère courant ou non de ce vocable (voracité).

  • de la participation ou non de ce vocable à une CN ou une SCN.

  • du nombre d'occurrences de ce vocable dans le texte initial.

  • du rôle joué par ce vocable dans le texte initial (loup).

  • de l'"étrangeté" de ce vocable dans le texte initial (chevillette)45.

  • du caractère emblématique de ce vocable dans le texte initial (pot de beurre).

  • du fait que le sujet n'a pas le véritablement d'autre choix (ventre).

Tout au long de ce chapitre nous allons donc vérifier cette hypothèse basée sur la saillance du mot, ce qui nous permettra peut-être de réviser cette liste de facteurs.

Précisons également que ce chapitre et les deux suivants se construisent sur une hypothèse de Van dijk (1981 : 34) :

‘"Quand il lit un passage, un utilisateur de la langue a aussi besoin de savoir de quoi ça parle en gros. Il n'est pas possible de comprendre entièrement des phrases ou d'établir des relations de cohérence locale sans établir au moins à titre d'hypothèse — parce que la lecture est linéaire — un sens global pour l'ensemble du passage".’

En effet, nous allons voir que toutes nos prochaines hypothèses reposent sur le fait que le sujet ne peut, lors de la phase d'écoute, pareillement traiter tous les niveaux du texte qu'il est en train d'entendre. Cette gestion simultanée est progressivement rendue possible avec l'âge, la capacité de la mémoire de travail augmentant en fonction de cette variable. C'est donc petit à petit seulement que l'enfant parvient à opérer simultanément sur de nombreuses données appartenant à différents niveaux (Pascual-Leone, 1970).

Notes
45.

Waddill et McDaniel (1998) parlent de l'effect de distinctivité ("distinctiveness effect"), c'est-à-dire qu'un terme apparaît alors qu'il n'était pas attendu dans le contexte. Ici, il est vrai que l'on s'attend plus à ce que la grand-mère réponde "entre" ou "tourne la clé" que "Tire la chevillette et la bobinette cherra".