A. – LA DISQUALIFICATION DU POTENTIEL DÉMOCRATIQUE DE L’AFRIQUE AU TRAVERS DES THÉORIES DITES DÉVELOPPEMENTALISTES ET LEURS VARIANTES SUCCESSIVES.

La thèse développementaliste, 16 également dite des pré-conditions économiques de la démocratie, apparaît sous sa forme scientifique en 1958, sous la plume de l’universitaire américain Seymour Martin Lipset. 17 Faisant appel à un appareillage statistique minutieux, Seymour Martin Lipset démontre que plus une nation connaît le bien-être, plus elle a des chances de jouir – à notre époque – d’un gouvernement démocratique stable. Il établit en fait une corrélation étroite entre développement économique et progrès de la démocratie, quel que soit le pays considéré : "‘La richesse d'ensemble d'une nation, écrvait-il, la rend plus accessible aux idéaux démocratiques (...) Plus un pays est pauvre, plus il se trouve exposé au népotisme, au régime des recommandations et des faveurs ; et il lui sera difficile alors de disposer d'une administration efficace, indispensable dans les États démocratiques modernes’."

Si l'on prend en considération les années 1990 dans le monde, certes on constate la plupart des pays riches bénéficiant de cet avantage, ce qui n’est pas le cas d’une très grande majorité des pays dits à revenu moyen, qui plus est des pays de pauvreté extrême. Cependant, qu'en aurait-il été de cette analyse si elle s’était transposée aux années 1930, y compris en Europe où Adolf Hitler dirige l’une des nations les plus avancées de l’époque, l’Allemagne ? Et qu’en serait-il, de nos jours, avec la démocratisation de la presque totalité des pays à revenu moyen de l’Amérique latine ?

La "vérification" empirique de la thèse de Lipset peut paraître convaincante au premier abord. Mais cette thèse semble ne pas pouvoir résister à une analyse tant soit peu rigoureuse : elle lie la probabilité d’une démocratisation à la modernisation des structures économiques, à la scolarisation, au recul de la croissance démographique, à l’extension des classes moyennes et à l’émergence d’élites nouvelles, en général à la pénétration du mode de pensée et des valeurs de l’Occident. Cette interprétation se fonde ainsi sur le postulat que son modèle occidental représente l’unique forme de démocratie concevable et s’avère donc coupée d’une réflexion sur les conditions particulières du développement historique des sociétés du Tiers Monde.

Chaque fois que l’on évoque le Tiers Monde en général, 18 et l’Afrique noire en particulier, on ne manque pas de songer à la qualité première de cet espace géographique comme ensemble de pays sous-développés. Cette situation marque de son empreinte le quotidien des hommes. Mais est-ce une fatalité ? Doit-on s’en prévaloir pour justifier une inadéquation de la démocratie ou pour différer dans ces pays les préoccupations concernant la démocratie et les libertés ?

Prenant de surcroît des corrélations qu'il faudrait expliquer pour des relations de cause à effet, le point de vue de Lipset, relativement recevable à la première lecture comporte également l’inconvénient d’introduire une mise en garde insidieuse, soulignée par Gunnar Myrdal notamment, qui rappelle qu’en Europe ou en Amérique du Nord, "la démocratie intégrale, avec le suffrage universel, n’a été tentée qu’au stade avancé du développement économique", ce qui pousse à la conclusion très vite tirée par Myrdal selon laquelle "‘il est permis de douter que l’idéal de la démocratie politique […] ait du poids pour promouvoir les idéaux de la modernisation. Ceux-ci peuvent être atteints par un régime autoritaire axé sur leur réalisation.’ " 19 Ainsi le ver se trouve dans le fruit, parce que Gunnar Myrdal opère la jonction avec une deuxième école dite réaliste de la conditionnalité démocratique.

Née dès la fin des années 1960, cette deuxième école – dite réaliste – de la conditionnalité démocratique conçoit le développement non plus comme un préalable du changement politique mais comme un phénomène peu compatible avec la démocratisation, en ce qu’il provoque des attentes difficilement contrôlables de la part de populations qui croient déjà entrevoir la sortie du tunnel de la misère alors qu’elles en demeurent encore éloignée. Mieux vaut donc la main de fer d’un gouvernement autoritaire dans cette période critique. Au-delà, la démocratie est considérée comme un facteur de division des sociétés indigentes et d’affaiblissement de l’autorité des gouvernants en charge de leur développement.

Cette froideur stratégique conserve bien des adeptes de nos jours. Dans l’ordre pratique en effet, découlant de cette vision globalement condescendante, pessimiste et dévalorisante du Tiers Monde en général et de l’Afrique Noire en particulier, la doctrine reaganienne 20 privilégiant l’édification d’économies de marché plutôt que celle de la démocratie, et marquant en réalité un retour aux doctrines du développement économique comme préalable du changement politique se résume d’une phrase qui consistait dans les années 1980 à dire aux pays pauvres : "‘Montrez-vous capables d’instaurer un système capitaliste viable, et le reste – c’est-à-dire la démocratie libérale – vous sera donné de surcroît’".

En 1990, une autre école dite de la "démocratie de marché" remplaçant les variantes successives du courant de la conditionnalité économique à l’ancienne mode, prône la doctrine qui repose sur le dogme selon lequel l’économie de marché apporte la garantie primordiale d’un avenir démocratique. 21 Menacé par l’assaut des pauvres, cet avenir se trouverait protégé par l’abondance engendrée par le marché. Le marché fournirait en somme le ressort de la dynamique économique.

Mais le problème ne tient pas seulement en ce que ce raisonnement enferme l’espoir des peuples du Tiers Monde dans le carcan d’une sorte de "démocratie commerciale", il consiste, également, en ceci qu’après avoir justifié le mariage obligatoire des réformes politiques et économiques aussitôt après la fin de la guerre froide dans le monde, cette doctrine du marché en vienne à prévaloir sur celle de la démocratisation. Et compte tenu de l’émergence économique de quelques pays de l’Asie orientale (Singapour, Corée du Sud, Taïwan..), il se pose dorénavant que l’économie de marché ne prend jamais mieux ses marques que dans le cadre de régimes discrètement qualifiés de "pré-démocratiques" : autrement dit les dictatures qui respectent la liberté du marché.

Dans le cadre de ces théories développementalistes, si les doctrines successives de la conditionnalité économique n’ont cessé de disqualifier indirectement le potentiel démocratique des sociétés en développement, celles de la détermination culturelle de la prédisposition des peuples à des régimes de liberté vont, quant à elles, l’ériger en prédestination au sens fort.

Les arguments de cette dernière thèse soutenant qu’une sorte de fatalité antidémocratique pèse sur certaines sociétés se fondent sur deux propositions. La première oppose les notions de sécularisation et de sacralisation du lien politique ; dans le premier cas, ce lien est censé se configurer progressivement en dehors de toute référence à la volonté divine, en vertu de la libre souveraineté des hommes, tandis que, dans le second, ces derniers ne peuvent en aucune façon usurper un pouvoir ultime qui ne revient légitimement qu’à Dieu. De son côté, la deuxième proposition concerne la reconnaissance de l’autonomie primordiale de l’individu vis-à-vis de son environnement social ; là où l’identité communautaire est supposée prévaloir sur l’identité individuelle, la démocratie serait impossible.

Précisément, les postulats culturalistes dans le cadre des théories développementalistes reposent sur la thèse affirmée par Pye et Verba selon laquelle l’évolution des sociétés se trouve réglée par un processus de développement politique consacrant une élévation du niveau de participation populaire, un raffermissement des capacités du système politique et une différenciation de plus en plus marquée de celui-ci. 22 L’histoire aboutirait ainsi à une convergence vers un même modèle culturel, rationnel et séculier, exprimant en même temps un haut niveau de consensus et un épanouissement des valeurs démocratiques. Cette idée d’accomplissement marque le concept de "culture civique "qu’Almond analyse comme un parachèvement de la "vertu" des citoyens, se référant à Montesquieu, reprenant aussi à Jean-Jacques Rousseau l’idée d’une éducation forgeant" les mœurs, les coutumes et les opinions des citoyens", et retrouvant chez Tocqueville l’importance de la "modération", de la "tempérance" et de la "retenue" dans la construction de la démocratie. 23

Cette hypothèse sert d’abord de fondement à l’idée que chaque culture traditionnelle est plus ou moins en mesure de favoriser le passage à la démocratie : il existerait ainsi des cultures" naturellement démocratiques" et des cultures "naturellement autoritaires." Ainsi Ward explique-t-il la singularité du Japon dans la mise en place, en Extrême-Orient, d’une démocratie parlementaire par référence à une culture qu’il analyse comme un "réservoir d’aspirations démocratiques" 24 et Rose conçoit-il la culture anglaise comme "traditionnellement moderne." 25 En revanche, R. Scott situe les racines de l’autoritarisme mexicain dans le caractère traditionnellement "fragmenté" de la culture mexicaine traditionnelle, 26 tandis que D. Levine procède à une analyse équivalente de la culture éthiopienne à propos de laquelle il note que "‘son fatalisme, son caractère patriarcal et son humanisme réaliste disposent son peuple à regarder l’innovation avec méfiance’." 27

Cette distinction a priori entre cultures démocratiques et cultures autoritaires rend dès lors inévitable le recours à plusieurs propositions complémentaires. D’abord, l’évolution des cultures ne peut plus être strictement endogène : la potentialité rationaliste de certaines d’entre elles étant faible, le "développement" des cultures suppose un processus de diffusion, enrichissant les cultures "faibles" d ‘éléments importés des cultures "fortes". D’autres part, la nécessité de réaliser cette importation et de procéder à la gestion de phases transitoires qui ne peuvent être qu’autoritaires, implique que soient soigneusement distinguées la culture des élites et celle des masses dont l’écart est apprécié par Pye comme étant une des références les plus importantes de toute analyse culturelle. 28

Une telle vision des choses nous semble souffrir de plusieurs défauts parmi lesquels la distinction a priori entre cultures démocratiques et cultures autoritaires. Cette description ne concerne en fait que les conditions dans lesquelles les institutions parlementaires occidentales ont été importées au sein de sociétés relevant d’autres cultures, tout en se dispensant de faire la part de ce qui relève, dans ce transfert, du jeu des facteurs culturels et de ce qui a trait à d’autres facteurs, notamment les rapports de domination au sein du système international. Mais surtout cette analyse a pour effet d’inverser la problématique diffusionniste, tenant pour significative la nature de ce qui est importé, au lieu de se demander comment et au prix de quelles transformations les éléments exogènes ont pu être intégrés à la culture réceptrice.

Outre que la construction même de l’objet culture paraît contestable, 29 toute l’interprétation développementaliste sur les décalages repérés entre cultures, tend d’abord à les concevoir soit comme accidentels et transitoires, soit comme pathologiques, alors que ce sont justement ces différences qui donnent aux cultures leur identité ; le finalisme du développementalisme conduit en outre à postuler l’existence d’une formule unique de démocratie et à se priver ainsi de toute la richesse de l’hypothèse culturaliste qui suggère au contraire que chaque système de significations et donc chaque histoire sont producteurs d’un modèle de démocratie qui ne saurait s’aligner sur aucun modèle normatif défini a priori. 30 Les principales propriétés du concept de culture se trouvent ainsi neutralisées par la réintroduction des postulats évolutionnistes.

Suivant la perspective développementaliste qui semble confondre culture et comportement et qui confère à la culture un statut explicatif, les sociétés occidentales se distingueraient de toutes les autres par la séparation que le catholicisme a introduit dès le Moyen Âge entre les deux domaines du religieux et du temporel, en incluant dans ce dernier la sphère politique. C’est cette singularité qui aurait engendré chez elles la disposition à un débat rationnel sur les affaires de l’État et du gouvernement. En revanche, les peuples étrangers à l’Occident christianisé seraient restés dans l’incapacité d’envisager la politique dans ce contexte sécularisé. Pour eux, la religion et le pouvoir se confondraient toujours à des degrés divers, faisant obstacle à toute remise en cause durable d’une obligation d’obéissance étrangère au consentement des gouvernés en vertu de sa source surnaturelle. L’Islam emplit le champ de cette vision, en tant qu’exemple le plus cohérent d’un monde régi par une référence transcendantale à la puissance d’un Dieu unique qui s’exerce au niveau spirituel aussi bien qu’à celui des affaires profanes. Mais au-delà de l’espace musulman, cette interprétation tend à s’appliquer à la plupart des sociétés de la planète, perçues comme des univers monistes de confusion de la politique et de la religion, et donc pour cela inaptes à la démocratisation.

La question de l’individualisme est parallèlement posée. Elle se rapporte au ressort central de l’esprit démocratique, c’est-à-dire à la liberté de choix de chacun face aux contraintes communautaires. Un clivage se trouve de la sorte établi entre les sociétés – occidentales/européennes – où la primauté de la décision individuelle l’emporterait sur toute autre considération, et celles – du reste du monde – où le conformisme dicté par l’appartenance à une communauté continuerait de s’opposer à l’essor d’une citoyenneté revendiquée à titre purement personnel. Dès lors, la conception même du pluralisme politique ou idéologique et des conflits d’intérêts sur lesquels repose la démocratie est réputée irrecevable pour le plus grand nombre des hommes, aux yeux de qui il n’existerait d’autres partages légitimes que ceux qui sont déterminés par la religion, l’origine ethnique, la langue et l’antagonisme des clans ou des groupes élémentaires. En même temps, le poids prédominant des relations interpersonnelles, du face-à-face direct et des liens de fidélité imposés à chacun par la communauté ferait que le principe abstrait de la représentation élective qui régit la démocratie serait inapplicable dans de tels milieux, où le pouvoir ne se définirait qu’au regard de statuts acceptés comme immuables et non au gré de préférences individuelles assimilées à des trahisons ou même au blasphème.

Le problème doit en réalité se concevoir différemment. Si on admet la hiérarchie des valeurs des sociétés occidentales comme universelle dans sa présentation philosophique, il ne fait pas de doute qu’elle ne l’est pas dans sa portée effective.

En effet, les arguments qui tendent à restreindre l’étendue du monde "démocratisable" se révèlent contestables au regard de l’histoire. Ainsi en va-t-il de l’obstacle que la misère dresserait contre l’enracinement de régimes de liberté. L’Europe de l’Ouest ne réunissait pas les pré-conditions minimales réputées indispensables à l’ouverture démocratique lorsque celle-ci s’y est esquissée. L’Angleterre même demeurait sous-développée au regard des critères actuels, stigmatisée par la sous-alimentation des pauvres, la mortalité infantile, le travail des enfants, l’abaissement inhumain des ouvriers agricoles soumis aux grands propriétaires, la manipulation des élections et la corruption du personnel politique et administratif. De plus, on oublie très souvent que la démocratie ne s’est pas implantée partout en même temps. Le retard démocratique de l’Allemagne en porte témoignage, puisque ce pays a connu le nazisme alors qu’il comptait parmi les plus avancés économiquement dès les années 1890.

Prenons l’exemple de l’Inde. Le parcours politique de ce pays n’incite-t-il pas à relativiser les thèses de la conditionnalité économique aussi bien que culturelle de la démocratie ? Sur le plan du nombre des électeurs en effet, l’Inde se place au premier rang des régimes représentatifs existant de par le monde. Sur celui de la stabilité de ce type de gouvernement, elle a connu moins de changements institutionnels que la France. Pourtant, non seulement le décollage agricole et industriel n’y a pas précédé la démocratisation, mais l’Inde se classe toujours parmi les nations les plus indigentes en dépit de ses progrès économiques réguliers et de la qualité de ses élites. À l’évidence, la démocratie indienne n’est pas le rejeton chanceux d’un développement matériel préalable. La démocratie indienne n’apparaît pas davantage comme le produit d’une société individualiste et égalitaire. Dès lors, le moment n’est-il pas venu pour que l’on veuille admettre que les démocraties pauvres sont possibles ou que leur temps soit advenu ? 31 Le fait même de se poser une telle question ne consiste-t-il pas déjà à y répondre ?

Bien qu’indéniable, l’influence des substrats culturels de la démocratie ne peut justifier l’incrédulité absolue professée dans certains cas. Incontestablement, le modèle démocratique a trouvé son origine dans l’histoire et la culture européennes. Cette histoire ainsi que la culture sont des réalités changeantes, évolutives, en tout cas elles ne sont nullement prédéterminées. Sans doute, les processus précurseurs de la mutation politique de l’Occident ont eu à voir avec les effets seconds de la dynamique de la religion chrétienne. Mais considérer que la citoyenneté démocratique dérive d’une poussée de l’individu qui, en vertu d’une nouvelle conception intime de la foi, s’est progressivement éloigné des identités communautaires ailleurs dominantes, oblige à convenir, que l’islam partage également cette sensibilité religieuse individualiste. A contrario, il conviendrait de se souvenir, aussi, du rôle joué par les partis confessionnels, catholiques et parfois protestants, dans l’acclimatation du suffrage universel et la socialisation démocratique dans nombre de pays européens, que ce soit en Italie, en Allemagne, en Autriche et en Belgique, aux Pays Bas ou encore en Bretagne et en Alsace. Et pourquoi ne pas observer que toutes les religions, y compris la religion chrétienne, reposent à des degrés divers sur un dogme incompatible avec le principe de la souveraineté populaire, dans la mesure où, sauf en Inde et particulièrement en Chine, elles attribuent l’autorité suprême à Dieu ? Surtout, l’idée que la culture reste immobile paraît erronée, non seulement en ce qui concerne l’Europe mais partout. La culture constitue une réalité soumise au mouvement ; elle n’est pas une donnée intangible, immuable. Le "simple", le "figé", qu’il s’agisse des structures ou du comportement, est plus facile à formaliser que le complexe, le mouvant. La nature sociale ne subit pas de réduction sans être à quelque degré dénaturée ou traitée à l’état cadavérique".

Bien entendu, le rapport au pouvoir n’est pas le même dans les sociétés africaines, islamiques ou orientales que dans les sociétés occidentales. De son côté, le concept de l’individu qui existe partout revêt selon les lieux et les époques des formes différentes, marquées par une soumission variable à la religion ou par des relations multiformes avec la communauté. Mais la référence à l'Inde s’impose ici à nouveau, également la mémoire de ce qu’était l’Europe dans les temps où elle tendait seulement vers la généralisation du suffrage universel.

L’Histoire rappelle en effet que l’émergence de la conscience démocratique en Europe a requis beaucoup de temps. Les peuples européens se sont caractérisés par une abstention massive pendant les premières décennies de l’institutionnalisation du suffrage universel. 32

En effet, voter semblait ne pas intéresser les citoyens, car ils n’en percevaient guère la nécessité pour deux raisons opposées : l’apathie conservatrice des uns, le scepticisme sur la possibilité de faire réellement entendre leur voix des autres. Les paysans qui votaient le faisaient par troupeaux sous la houlette de notables, du curé ou du pasteur. 33 Les ouvriers semblaient accorder plus de confiance à la violence… ou plutôt au grand soulèvement rédempteur qu’au pouvoir des urnes. Les petits-bourgeois tremblaient devant le changement et demandaient qu’on en finisse avec l’incurie parlementaire. Aujourd’hui encore, on observe une sorte d’abaissement du seuil des exigences démocratiques en Europe de l’Ouest et aux États-Unis. Tout semble en effet démontrer que la masse des citoyens apprécie le confort qui consiste à déléguer sa souveraineté tout en jouissant du droit de critiquer et même de sanctionner ceux à qui elle le délègue. Les sociétés démocratiques aspirent au bon gouvernement en ce sens qu’elles rejettent l’autoritarisme tout autant que les interventions excessives de l’État. Mais ce qu’elles semblent souhaiter le plus c’est que les gouvernants les laissent tranquilles, qu’ils leur garantissent la sécurité et la stabilité qui permettent à chacun de veiller à ses intérêts particuliers.

Non qu’elle soit condamnable, d’autant qu’elle se trouve présupposée par la logique de délégation du gouvernement représentatif, cette tendance ne stimule guère l'engagement politique actif, et donne à la démocratie une légitimité par défaut plutôt que substantielle, née de l’acquiescement passif de la majorité plutôt que d’une adhésion à ses valeurs. Tout se passe donc comme si l’idée s’imposait selon laquelle la démocratie ne peut trouver son salut que dans une réduction de ses prétentions, ce qui n’aide pas à en faire une source d’inspiration pour le développement de la citoyenneté là où l’on s’efforce encore de l’acclimater en se heurtant à divers autres écueils.

Le fait que bon nombre de pays européens dont la Grande Bretagne, le Danemark, la Norvège, la Suède et quelques cantons suisses possèdent de nos jours encore des religions d’État dont les desservants sont appointés comme des fonctionnaires, montre aussi que l’émergence de la démocratie a coexisté en Europe et jusqu’en Amérique du Nord avec des registres culturels qui lui demeuraient étrangers. Et si rien n’assure a priori que ce type de contradiction puisse être surmonté dans le reste du monde, rien n’interdit non plus de penser que le même phénomène d’apaisement des tensions qui en résulte ne s’y reproduise.

De fait, les thèses de la prédestination autoritaire ou de l’inévitabilité des dictatures plongent leurs racines dans un passé lointain non exempt de racisme et participent d’une vision pessimiste qui conforte l’idée que le "despotisme obscur" 34 est un bienfait pour les peuples du Tiers Monde en général, et pour ceux de l’Afrique noire en particulier. 35

Déjà John Stuart Mill affirmait que le despotisme est "un mode de gouvernement légitime" pour traiter avec les barbares pourvu que la fin soit leur amélioration. Avant lui, Hegel disait de l’Afrique en général qu’elle n’est pas une partie du monde historique, car ne montre ni mouvement, ni développement et écrivait à ce propos que "‘ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est ce qui n’a point d’histoire.."’ ‘ 36 ’ Plus précisément sur l’Afrique noire, il soulignait qu’"‘il ne peut y avoir d’histoire proprement dite. Ce qui se produit [dans cette partie principale du continent], c’est une suite d’accidents, de faits surprenants’". 37 Envisageant les Nègres, c’est-à-dire les habitants de l’Afrique noire, Hegel ajoutait que "‘les sentiments éthiques entre eux, sont d’une extrême faiblesse ou, pour mieux dire, n’existent pas du tout. Le premier rapport éthique, celui de la famille, est absolument indifférent aux Nègres. Les hommes vendent leurs femmes, les parents vendent leurs enfants, et inversement… Ils ne se préoccupent pas de leurs parents malades, si l’on excepte le fait que parfois ils vont prendre conseil des sorciers…"’ ‘ 38

Les Nègres échappent ainsi aux lois de l’Histoire universelle, en réalité parce que précisément ils sont Nègres ; 39 ils incarnent les nouveaux barbares contre lesquels l’Occident devrait se contraindre à la défensive. Et l’Afrique noire d’être ainsi vouée aux gémonies et à la marginalisation pour des lustres, considérée jusqu’à nos jours comme une réalité plate, amorphe et sans relief, alors qu’en réalité, malgré sa représentation dévalorisante au plan international, ce continent a toujours constitué le vaste théâtre d’une profonde et spectaculaire accélération de son histoire : il n’est pas de domaine en Afrique qui échappe en effet aux transformations multiples, dont l’urbanisation ou la "rurbanisation" et leurs effets induits pour ne prendre que ces exemples, sont les signes des plus manifestes. De fait, si les Européens ont du mal à comprendre que les Africains puissent eux aussi aspirer à la démocratie et la faire fonctionner dans leurs pays respectifs, c’est parce qu’"‘on leur a toujours appris que c’était inconcevable, l’attachement prioritaire à la liberté étant une valeur exclusivement occidentale.’" 40

Plus près de nous chronologiquement, ces considérations généralement négatives sur l’avenir politique de l’Afrique se caractérisent d’un mot : l’"afro-pessimisme". Ce néologisme constitue une des innombrables traductions du sombre pronostic sur l’avenir politique du continent. L’Afro-pessimisme faisait florès dans le discours de la presse occidentale au moment où s’ouvrait la conférence de La Baule en 1990, qui réunissait autour du chef de l’État français, François Mitterrand, des dirigeants africains, et constituait l’occasion de leur signifier le fait que l’aide économique apportée par la France à leurs pays respectifs sera désormais conditionnée aux avancées qu’ils réaliseraient vers l’instauration d’un fonctionnement démocratique, et finalement leur prodiguer des recommandations pour une évolution respective dans ce sens.

Finalement, les particularités de chaque système national sont méconnues dans ces thèses de la prédestination autoritaire ou de l’inévitabilité des dictatures dans le Tiers Monde. Mais ce type d’approche se caractérisant par un déterminisme étroit à l’égard des pays pauvres paraît avant tout applicable au cadre d’analyse des théories de la dépendance, 41 dans lesquelles la richesse des uns s’analyse comme la cause de la pauvreté des autres en vertu d’un mécanisme d’exploitation colonial puis néo-colonial dénoncé par les tenants de cette doctrine.

Notes
16.

Cf. Assidon (Elsa), Guichaoua (André) et alii, La fin du Tiers Monde ?, Paris, La découverte, 1996, p. 60 et sq ; voir également, Guichaoua (André), Goussault (Yves), Sciences sociales et développement, Paris, A. Colin, 1993.

17.

Lipset (Seymour Martin), L'homme et la politique, Paris, Seuil, 1962, pp. 147-195.

18.

Voir les différentes significations du terme de "Tiers Monde" dans Merle (Marcel), Forces et enjeux dans les relations internationales, Paris, Economica, 1981, pp. 268-371.

19.

Myrdal (Gunnar), Le drame de l’Asie : une enquête sur la pauvreté des nations, Paris, Le Seuil, 1976, p. 47 et 138.

20.

Le "reaganisme" désigne par ailleurs une politique générale de retrait de l’État de ses domaines d’intervention économiques et sociaux, du nom du président américain Reagan qui fit de ce thème l’axe central de son action.

21.

Déjà dans les années 80, cette pensée orthodoxe triomphait avec le renouveau néoclassique qui imposait comme un dogme l’idée que le développement passe par l’ouverture de l’économie. Les fondements de cette analyse se trouvent chez Ricardo et aussi chez Heckscher et Ohlin. Sur les thèses de ces auteurs, l’on peut consulter Echaudemaison (C.D.), Le dictionnaire d’économie et des sciences sociales, Paris, Nathan, 1993.

22.

Pye (L.), "Introduction", in Pye (L.), Verba (S.), Political Culture and Political Developpement, op. cit., p. 9.

23.

Almond (G.),"The Intellectual History of the Civic Culture Concept", in Almond (G.), Verba (S.), éd., The Civic Culture revisited, Boston, Little Brown, 1980, pp. 4 et sq.

24.

Ward (R.), "Japan : The Continuity of Modenization", in Pye (L.), Verba (S.), op. cit., p. 81.

25.

Rose (R.), " England : The Traditionaly Modern Political Culture", ibid., pp. 83-129.

26.

Scott (R.), "The Established Revolution", ibid., en particulier p.394.

27.

Levine (D.), " Ethiopia : Identity, Authority, and Realism", ibid., p. 280.

28.

Pye (L.), "Introduction ", in op. cit., pp. 15 et sq.

29.

Voir à ce sujet, Badie (Bertrand), Culture et politique, Paris, Economica, 2e éd., 1986.

30.

Voir sur ce point les analyses de Kavanagh (D.), Political culture, Londres, Macmillian, 1972, ch. 4, cité par Badie (Bertrand), ibid.

31.

Au moment où ces lignes sont rédigées, un pays d’Afrique Noire, le Sénégal, a pu réaliser une alternance démocratique.

32.

Voir à ce sujet, Garrigou (Alain), Le vote et la vertu, op. cit.

33.

Pour ce qui se passe alors en France, cf. Tocqueville (Alexis de), Souvenirs, Paris, Laffont, 1986, pp. 776-782, le chapitre intitulé "Ma candidature dans le département de la Manche. Aspect de la province. L’élection générale". Tocqueville décrit comment, le 23 avril 1848, les électeurs de sa commune se réunissent devant l’église, puis se rendent en cortège (par ordre alphabétique) au bourg de Saint-Pierre, le matin des élections, emmenant sur des charrettes infirmes et malades, et s’arrêtant un moment en haut d’une colline pour écouter le discours de Tocqueville, avant de voter unanimement en sa faveur.

34.

Kodjo (Edem), Et demain l’Afrique, Paris, Stock, 1985, p. 153 et sq.

35.

Pour une perspective plus générale de cette question, voir Todorov (T.), Nous et les autres. La réflexion sur la diversité humaine, Paris, Le Seuil, 1989.

36.

Hegel, Leçons sur la philosophie de l’Histoire, Paris, Vrin, 3e éd., 1987, pp. 79-80.

37.

Ibid., p. 249.

38.

Ibid., p. 261.

39.

Cf. Mongo Béti, " Identité et tradition ", in Guy (Michaud), Négritude : tradition et développement, Bruxelles, Éd. Complexes, 1978, pp. 18-19.

40.

Mongo Béti, " Identité et Tradition ", op. cit., p. 13.

41.

Cf. Peixoto (A.C.), "La théorie de la dépendance ", R.F.S.P., 1977, p. 601 ; et Leca (Jean), p. 557.