Les théoriciens de la dépendance se proposent en effet d ‘expliquer les échecs ou les formes convulsives de la modernisation politique dans le Tiers Monde en privilégiant le rapport de dépendance économique et politique de l’ensemble des pays pauvres à l’égard des nations riches et "développées". 42 Mais, l’attention presque exclusive qu’ils portent aux rapports de domination au sein du système international rend, d’une certaine manière un grand nombre de ces auteurs insensibles à l’historicité de chaque élément du système.
Ainsi James Caporoso 43 ou Gunder Frank 44 en viennent à considérer que les véritables éléments du système international ne sont plus les États nationaux, mais des alliances "transnationales" entre classes étrangères et classes nationales, économiquement dépendantes. Aussi, c’est le système international qui mérite d’être caractérisé, tant par ses éléments (classes sociales, entreprises multinationales, États dominants, voire masses opprimées des pays dépendants) que par les relations entre éléments (domination, exploitation économique, extorsion des surplus des produits, formes d’intervention "néo-colonialistes" ou "impérialistes"). D’autres auteurs comme Guillermo O’donnell 45 s’attachent quant eux à l’analyse des conséquences proprement politiques de la dépendance sur les systèmes nationaux. 46
Mais, dans l'ensemble des théories de la dépendance, 47 la modernisation économique résulte d’un accord entre les intérêts des firmes multinationales et les intérêts locaux de bourgeoisies dépourvues de toute possibilité d’expansion de leurs entreprises autre que la soumission aux contraintes des échanges internationaux. Les conséquences sociales de cet accord ne peuvent être imposées aux masses démunies et ruinées par une inflation galopante que par l’instauration de régimes autoritaires : dictatures, juntes militaires. Le passage des régimes "populistes" – qui utilisent les ressorts du nationalisme pour garantir les intérêts des classes dominantes – aux régimes "bureaucratiques-autoritaires" résulte donc à la fois des contraintes du système international et des conflits internes à chaque système national.
Dans son ensemble, l’analyse dépendantiste voit dans la domination coloniale le point de départ de l’explication des systèmes politiques africains. Les tenants de cette approche considèrent le partage colonial comme la manifestation d’un redéploiement du capitalisme européen au-delà de sa sphère géographique originelle. L’assujettissement des sociétés africaines obéit ainsi prioritairement à une logique économique exogène en vertu de laquelle les puissances recherchent l’accès, au moindre coût, aux matières premières des colonies, qu’il s’agisse des produits primaires de l’agriculture, des minerais tels le pétrole ou l’uranium ou bien encore des métaux précieux. Le modèle de domination autoritaire colonial se révèle dans cette perspective le plus adapté : il est peu coûteux pour les métropoles qui ont érigé en vertu le principe de l’autonomie financière des colonies, il est sûr dans la mesure où il garantit la soumission des populations colonisées. La contestation nationaliste et les revendications d’indépendance, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale en particulier, sont l’expression d’une lutte de classes à l’échelle internationale dont l’Afrique est une des composantes essentielles. Le retournement politique marqué par l’accession à l’indépendance ne saurait cependant être compris comme l’abolition de la suprématie impérialiste. Celle-ci continue son œuvre de domination en prolongeant la logique économique coloniale avec d’autant plus d’efficacité que les régimes nés de l’indépendance constituent un voile politique et idéologique, masquant la réalité économique.
À l’instar de l’ensemble du Tiers Monde, l’Afrique est donc soumise à un "développement inégal" selon le titre du célèbre ouvrage de Samir Amin. 48 Inséré dans une nouvelle division du travail, 49 le continent africain serait maintenu dans son rôle de pourvoyeur de produits primaires achetés à faible prix, tandis que les métropoles exportent leurs produits finis en direction des nouveaux États indépendants. 50 Ce néo-impérialisme constitue un obstacle capital à un développement authentique, dans la mesure où les économies africaines sont structurellement maintenues dans une fonction périphérique par rapport au centre du capitalisme international. Plus grave, les mécanismes de l’échange inégal supposent que le fossé aillent croissant entre les anciennes métropoles et leurs anciennes colonies en raison des rivalités qui tenaillent le système capitaliste international autour de la recherche d’un profit sans cesse menacé. La dégradation des termes de l’échange apparaît ici comme le révélateur d’une situation foncièrement viciée dans les relations néo-coloniales de l’Afrique contemporaine avec les puissances capitalistes.
La colonisation étant, peu ou prou, tenue responsable du sous-développement de l’Afrique, en ce sens qu’elle a considérablement déstructuré les sociétés africaines en les soumettant aux mécanismes de la division internationale capitaliste du travail, 51 en réponse à l’analyse dépendantiste, un courant de l’historiographie française se préoccupe d’"‘une entreprise de décapage idéologique’" 52 visant à déculpabiliser l’Occident et l’Homme Blanc quant à leur passé colonial, et ainsi renouveler la question du fonctionnement démocratique des pays subsahariens. Et dans ce cadre, on parle du tribalisme comme d’une maladie congénitale propre à l’Afrique, d’un chaos sans fin rendant improbable l’application dans ces pays des catégories fondamentales consacrées par la modernité, à savoir : Les Droits de l’homme, le principe de l’Égalité ou celui de l’État de droit. Mais l’on affecte aussi d’oublier que cette modernité, en s’institutionnalisant notamment avec la République, s’était octroyé le droit de mettre en tutelle les Peuples africains, pour les amener à la Civilisation ! Et que les stratégies identitaires dénoncées au sein des pays d’Afrique se sont nouées, non pas dans la nuit des traditions africaines présentées comme des forces de blocage aux impulsions nouvelles, mais lors du moment colonial, 53 au cours duquel la classe dirigeante européenne affiche une haute idée de ses qualités culturelles, biologiques et technologiques qui s’accompagnait d’une vision systématiquement négative des Africains : 54
Et Melchior Mbonimpa de souligner que les désordres liés au tribalisme sont très récents dans le continent ; qu’‘" ils sont consécutifs à l’instauration de l’État post-colonial qui a tout simplement reconduit un système pyramidal dans lequel la souveraineté appartenait à une seule tribu. Car, précise-t-il, l’ordre colonial était basé sur la domination totale d’une seule tribu : "La tribu blanche" !(…). D’en bas, ceux qui subissaient la domination percevaient les "Blancs" comme une tribu solidaire et totalitaire. Peu importe donc la façon dont les Blancs eux-mêmes se percevaient. La gestion de l’État post-colonial a consisté à installer une tribu locale dans le lit de la tribu blanche qui s’est imposée dans l’inconscient collectif comme modèle indépassable. Les racines du tribalisme se trouvent donc là où l’on n’a pas coutume de les chercher !’". 55
Certes, la dépendance du continent africain est un fait. Par-delà la période coloniale, l’histoire de l’Afrique dès l’indépendance se décline aussi dans la continuité par rapport aux mécanismes de soumission économiques et politiques. Mais, ne serait-il pas illusoire de voir dans cette réalité l’explication ultime des phénomènes politiques de l’Afrique contemporaine?
Le déterminisme économique postulé à l’échelle internationale par l’analyse dépendantiste nous semble masquer la complexité des sociétés et des systèmes politiques africains : dans cette analyse, l’Afrique est réduite à un ensemble unifié par le rouleau compresseur du colonialisme et du néocolonialisme, ensemble lui-même fondu dans le regroupement plus vaste des nations prolétaires que forme le Tiers Monde ; la multiplicité des héritages précoloniaux et coloniaux, les singularités historiques, sont gommées au profit d’une homogénéité par aplatissement ; reflet de l’économique, le politique est dans cette analyse décrypté de façon instrumentale, en tant que relais du capitalisme international.
En somme, l’analyse dépendantiste se révèle incapable d’expliquer la diversité des configurations politiques au Sud du Sahara, qu’il s’agisse par exemple de l’extrême hétérogénéité tant dans les modes de légitimation que dans les cultures politiques ou encore de la distinction entre régimes civils et régimes militaires.
Afin de résoudre la crise de légitimité traversée par ces régimes politiques africains dans les années 1980, cette crise s’étant trouvée à l’origine de la déstabilisation du modèle bureaucratique et centralisé de gouvernement hérité de la colonisation, 56 les perspectives envisagées vont s’ordonner autour de la revendication de la Démocratie et des Droits de l’homme. À l’idéologie du développement ayant marqué les trois premières décennies d’indépendance, succède une "religion nouvelle", 57 celle d’État de droit et des Droits de l’homme. Malheureusement, un problème fondamental, d’ordre anthropologique et sociologique, est occulté, celui du statut de ces droits et des conditions historiques de leur applicabilité dans les formations sociales africaines. Autrement dit, les catégories de la modernité revendiquées ne sont pas soumises à la critique, c’est-à-dire non pas à une attaque en règle, mais à une tentative de percevoir clairement les conditions de possibilité de leur effectuation.
Au sujet Justement du modèle bureaucratique et centralisé de gouvernement, la thèse de l’extranéité de l’État en Afrique Noire – singulièrement dans sa mouture dépendantiste, ainsi que le précise Jean-François Bayart démontrant la non-crédibilité de cette analyse à travers son caractère à la fois erroné, contestable et dangereux – s’inspirera à la fois ou même procèdera en droite ligne des considérations sur l’inévitabilité des dictatures ou de la prédestination autoritaire des pays du Sud.
Dans cette thèse en effet, l’État est volontiers considéré dans ses institutions contemporaines comme un "pur produit d’importation", selon l’expression désormais classique de Bertrand Badie et de Pierre Birnbaum. 58 De fait, son édification, sous cette forme particulière, est le fruit de l’expansion impérialiste de l’Occident et du processus communément qualifié de "mondialisation" ou de "globalisation", même lorsqu’elle est survenue dans des sociétés déjà politiquement centralisées en royaumes ou en empires. Mais, s’interroge Jean-François Bayart, 59 cette greffe s’est-elle soldée par un échec, ainsi que l’affirme avec érudition et talent Bertrand Badie dans plusieurs ouvrages successifs ? Convient-il de dresser le constat d’une "universalisation manquée" ?
Et Jean-François Bayart d’observer que "‘cette question, apparemment très académique, est en réalité sous-jacente à la plupart des grandes mobilisations qui secouent le monde et qui émeuvent l’Occident’". 60 De fait, les pays africains ne sont nullement caractérisés par la faiblesse de l’État, son extranéité ou son incapacité à organiser la société. Si l’État est bien ancré dans les réalités africaines, il y prend des formes spécifiques dont Jean-François Bayart caractérise la multiplicité par l’expression d’ "État-rhizome" et William Reno d’ "État de l’ombre" (Shadow State). 61
Il est certain, pour ce qui concerne le passage à la démocratie en Afrique, que le déterminisme et le pessimisme découlant des différentes appréciations ci-dessus a bien quelques arguments pour lui : l’avortement des revendications démocratiques, les déchaînements de guerres identitaires qui défrayent parfois la chronique politique sur le mode du "tribalisme" et dont les opérations de "purification ethnique" semblent être la conclusion logique, tous ces événements par lesquels il est "‘tentant de voir une confirmation supplémentaire de l’impossibilité de la greffe de l’État’" 62 dans ces pays, et qui fournissent donc des raisons à Bertrand Badie d’écrire qu’il serait désormais "‘imprudent d’affirmer que les pratiques d’importation débouchent nécessairement sur une logique d’hybridation, que les flux venus du dehors ont vocation à être appropriés par la société réceptrice, comme si une mystérieuse main invisible assurait une prise de possession des biens et des symboles conçus et façonnés par d’autres histoires et d’autres cultures."’ ‘ 63 ’ ‘’
Cependant, en réfléchissant sur des séquences brèves de l’histoire – une histoire en l’occurrence non-incertaine, qui balise les sentiers du changement parce qu’elle est en réalité pré-constituée, et donc sujette à caution – et sur la base d’une information souvent tronquée, en se cantonnant "au pis à l’évocation du "temps court, à la mesure des individus" (le temps des "autorités" de David Easton), au mieux au "récitatif de la conjoncture, du cycle, voire de l’intercycle" (le temps des "régimes", voire des "systèmes", toujours au sens eastonien du terme, mais aussi bien en son sens brésilien : o sistema)", 64 les structures de la longue durée sont délaissées. Et les Africains sont superbement ignorés car, les mutations sociales et politiques qui les concernent, qui sont de nature tectonique, pour reprendre ce mot de J.-F. Bayart, 65 et qui s’opèrent tant au niveau individuel qu’au niveau collectif sont passées sous silence.
Toutes ces raisons nous semblent fonder la nécessité de rompre avec ces considérations très souvent teintées d’universalisme et d’ethnocentrisme, qui aplatissent généralement les réalités africaines et condamnent la réflexion les concernant en direction d’une irréductibilité de plus en plus affirmée qui enferme le continent subsaharien dans un statut tellement singulier que se trouve de facto interdite toute intelligibilité comparative.
Parmi les nombreux auteurs identifiés au dépendantisme, voir plus particulièrement : Amin (Samir), L’accumulation à l’échelle mondiale, U.G.E., coll. 10/18, 2 tomes, 1970 et Le développement inégal. Essai sur les formes sociales du capitalisme périphérique, éd. Minuit, 1973. Voir aussi, Emmanuel (A.), L’échange inégal, Maspero, 1973 ; Dockès (J. C.), L’internationale du capital, P.U.F., Coll. L’économie en liberté, 1975 ; Michalet (C.), Le capitalisme mondial, ibid., 1976 ; Lipietz (A.), "Approches théoriques des transformations de l’espace français", Espaces et sociétés, nov. 1975 et Le capital et son espace, Maspero, 1977.
Caporoso (James A.), "Dependence, Dependency and power in the global System : a Structural and Behavioural Analysis", International Organization, 10, 1979.
Frank (André Gunder), Le développement du sous-développement, Paris, Maspéro, 1970.
O’Donnell ( Guillermo), "Tensions in Bureaucratic-Authoritarian State and the Question of Democracy", dans Collier (David) ed., The New Authotitarianism in Latin America, Princeton, Princeton University Press, 1979.
Cf. Palma (Eduardo) qui plaide en faveur de la prise en compte des particularités de chaque système national : " La gouvernabilité de la démocratie en Amérique latine", dans Leca (Jean), Papini (Roberto) dir., Les démocraties sont-elles gouvernables ?, Paris, Economica, 1985.
Sur ce thème, voir aussi Assidon (Elsa), Guichaoua (André) et alii, La fin du Tiers Monde ? , Paris, La découverte, 1996, p. 62 et sq.
Amin (Samir), Le développement inégal, Paris, Édition de Minuit, 1973.
Dans un système qu’il appelle National Mondial Hiérarchisé, Michel Beaud décrit ces niveaux de dépendance. Cf. Beaud (M.), Le système national mondial hiérarchisé, Paris, La Découverte, 1987, 133 p.
Amin (Samir), L’accumulation à l’échelle mondiale. Critique de la théorie du sous-développement, Paris, Anthropos, 1970 ; voir aussi Baran (P.), Économie politique de la croissance, Paris Maspero, 1970.
Parmi les nombreux ouvrages qui imputent à la colonisation la responsabilité de la déstructuration des économies africaines, voir plus particulièrement : Babassana (Hilaire), Travail forcé, expropriation et formation du Salariat en Afrique Centrale, Grenoble, P.U.G., 1979, 255 p. ; Suret-Canale (Jean), Afrique Noire : l’ère coloniale 1900-1945, Paris, Éditions sociales, 1982 (1e édition, 1964), p. 369-384 ; Yacono (Xavier), Histoire de la colonisation française, Paris, P.U.F., coll. Que-sais-je ?, 1984, p. 79-86.
C’est ainsi que Chesnais (Jean-Claude) définit son projet politique et scientifique. Voir: La revanche du tiers-monde, op. cit., p.17.
Vidal (C.), Sociologie des passions (Côte-d’Ivoire, Rwanda), Paris, Karthala, 1991. Voir également Amselle (J.-L.), Mbokolo (E.), (dir.), Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985.
Young (C.), The African colonial State and its political legacy, in Rothschild (D.) et Chazan (N.), The precarious balance : State and society in Africa, cité par Bourmaud (Daniel), La politique en Afrique, op. cit., p. 26.
Mbonimpa (Melchior), Ethnicité et démocratie en Afrique Noire:l'homme tribal contre l'homme citoyen, op. cit.
Sur l’héritage politique et institutionnel de la colonisation : Conac (Gérard), "Le développement administratif des États d’Afrique noire" p. V-LXIV et Plantey (Alain), "Considérations générales sur l’Administration de l’État africain" pp. 1-14, in Conac (Gérard) dir., Les institutions administratives des États francophones d’Afrique noire, Paris , Economica, 1979.
Cette expression est empruntée à Gallissot (René) et Trebitsch (Michel), " Les Droits de l’homme comme idéologie de l’homme, comme religion ou comme pratique sociale ? ", in L’Homme et la Société, Les Droits de l’Homme et le nouvel occidentalisme, n° 3-4, L’Harmattan, 1987, p. 7-11.
Cf. Badie (Bertrand) et Birnbaum (Pierre), Sociologie de l’État, Paris, Grasset, 1978, pp. 178-181.
Bayart (J.-F.), Groupe d'analyse des trajectoires du politique, La greffe de l’État, Paris, Khartala, 1996.
Ibid..
Cf. Bayart (J.-F.), L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989 ; Reno (William), Corruption and State Politics in Sierra Leone, Cambridge University Press, 1995.
Bayart (J.-F.), La greffe de l’État,
Badie (Bertrand), L’État importé. Essai sur l’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992, p. 223.
Bayart (J.-F), La greffe de l’État, op. cit.
Ibid..