1. – le cadre géographique et la périodisation de l’étude.

Pour ce qui concerne le début de notre étude, nous pourrions partir de 1945, puisque c’est par l’ordonnance des 17-22 août de cette année-là que le pas décisif dans la réforme du système colonial est franchi. C’est en effet par cette ordonnance que pour la première fois le vote est introduit en A.E.F. et donc dans le territoire du Cameroun. Mais, à l'analyse du processus de la construction du vote manqueraient sans doute des éléments décisifs quant à la manière dont la France colonisatrice s’est représenté les conditions de possibilité d’un modèle de socialité à fondement individualiste pour l’émancipation des Peuples colonisés. Il nous faudra donc envisager la période coloniale, la seconde, celle qui précisément précède l’année 1945. C’est alors que nous pourrons relever dans ce travail les nombreux schèmes anthropologiques et philosophiques qui furent à l’œuvre dans la structuration de la perception de l’indigène dans l’imaginaire collectif et savant français. Ce qui était en jeu, c'est véritablement le mode de constitution de l'altérité de l'Indigène, qui déterminera par prolongement la problématique d’intervention du colonisateur dans la transformation de l’historicité des formations sociales africaines.

L’avantage que procure l’étude de l’avènement du vote au Cameroun au travers des réformes dans l’A.E.F. consiste en ce que cet espace géographique et politique regroupe des territoires de colonisation tardive et la politique indigène qui y est appliquée cristallise les acquis de l’expérience coloniale française en Algérie et en Afrique Occidentale notamment. Aussi, notre corpus d’étude pourra renfermer des représentations moins balbutiantes et davantage structurées pour ce qui concerne la problématique de la condition juridique et politique des indigènes. Sur de nombreux autres points, puisqu’il est question d’appréhender les représentations sociales et politiques concernant le vote, l’occasion nous sera offerte de tenter des parallèles entre les représentations juridiques en A.E.F. et la politique indigène expérimentée en Algérie et en A.O.F.

Si, par la suite de notre recherche, l’unité géographique demeure le Cameroun, il est question d’envisager la pratique électorale dans ce pays en articulant deux cadres d’analyse : le cadre national et le cadre local.

En effet, l’approche anthropologique adoptée pour ce travail de recherche nous paraît d’autant plus justifiée que le sujet traité permet l’observation participante de petites entités, ce qui, en étant caractéristique de la démarche ethnographique, permet à la fois d’étudier l’interaction entre le local et le national : Marc Abelès rappelle à cet effet que si le micro-univers est bien effectivement le cadre d’analyse privilégié de l’anthropologue, celui-ci doit avant tout s’interroger sur "‘la complexité du mode d’enchevêtrement des espaces politiques, tel qu’on l’observe dans la réalité’", et substituer à l’illusion du microcosme et de la clôture, une réflexion sur les conditions de production des univers auxquels se trouvent confrontés les ethnologues." 86

Dans la mesure où nous cherchons à restituer les représentations sociales et politiques qui permettent de mieux saisir le processus du changement politique enclenché dès l’introduction du vote au Cameroun, en observant pour ce faire les discours ou les comportements sociaux, il nous paraît nécessaire de laisser les "témoins coloniaux et pro-coloniaux montrer ce que devait être ou ce que fut pour eux la colonisation française," et ainsi révéler "l’esprit colonisateur." 87 La référence à la "mission civilisatrice" de la France, en tant qu’elle imprègne les représentations sociales de tous les protagonistes coloniaux, des administrateurs aux marchands, en passant par les militaires et les missionnaires, 88 permettra d’insérer l’action coloniale dans une vision idéologique où se projettent des représentations de l’Indigène de natures fort diverses, fondatrices de sa condition physique, sociale et juridique, ainsi qu’elle nous conduira par ailleurs à affirmer que le modèle de société que tente d’instituer le projet colonial, est précisément celui qui est à l’œuvre en Occident à partir du XVIIIe siècle ! Or, dans cette civilisation moderne qui est la civilisation tout court, l’individualisme est devenu méthodologiquement et politiquement, le principe actif de structuration de l’espace social et politique.

Notre étude s’achève par un compte rendu à caractère ethnographique du déroulement des élections nationales qui ont eu lieu au Cameroun pour la seconde fois après le rétablissement du pluralisme politique dans le pays. Il s’agit des élections législatives (EL) et présidentielles (EP) de 1997.

Notes
86.

Abelès (Marc), " Anthropologie politique de la modernité ", in L’Homme, 22 (121), 1992, p. 19.

87.

Ageron (Charles-Robert), France coloniale ou parti colonial ?, op. cit., p. 6.

88.

Ibid., pp. 62-71.