Reprenant les travaux de Bruce Berman et John Lonsdale sur la "construction de l’État", Jean-François Bayart caractérise le phénomène de la construction comme un processus qui s’apparente à une "création délibérée", et la différencie de la formation en ce que celle-ci correspond quant à elle à un "‘processus historique conflictuel, involontaire et largement inconscient, conduit dans le désordre des affrontements et des compromis par la masse des anonymes’." 89 En ce sens, la construction de l’État à laquelle s’intéresse l’auteur consiste en l’effort délibérément entrepris par l’État colonial, ensuite poursuivi par l’État post-colonial, pour mettre sur pied un appareil de contrôle politique.
Par "construction" dans la présente thèse, il faudra entendre certes, l’"effort conscient", le processus initié et inauguré par l’État colonial ensuite relayé par l’État post-colonial, dans le but d’établir au Cameroun la forme sociale et politique du vote, et donc de l’instituer dans l’ensemble du pays. Mais, sauf à l’amputer volontairement de cette dimension essentielle, ce processus de construction ne peut en notre sens être pleinement appréhendé et valablement restitué sans que soit pris en compte un ensemble d’éléments que l’on pourrait situer dans le domaine de la formation, celle-ci se caractérisant comme un "‘processus historique largement inconscient et contradictoire de conflits, de négociations et de compromis entre divers groupes’." 90
La construction du vote ou l’objectivation de la forme sociale et politique du vote au Cameroun concerne donc un processus de changement politique en partie incontrôlé. C’est un processus confronté aux phénomènes d’incroyance, de non-conformité, s’effectuant sous le poids direct ou indirect de multiples influences et pressions émanant de l’intérieur et de l’extérieur, avec des acteurs politiques aux rôles différents et divergents. Ces acteurs politiques proviennent eux aussi de divers rivages, que ce soit en situation coloniale ou en situation post-coloniale, et sont séparés ou non, anonymes ou pas, se recrutent aussi bien en métropole que dans les colonies mêmes, au sein des populations indigènes que parmi les colons.
Les situations de ces acteurs politiques sont différentes à l’égard du processus de la construction du vote : soit ils se rallient à l’idée des élections (c’est le cas par exemple de ceux qui constituèrent les directions des mouvements nationalistes, cela leur permettant alors de fixer une série d’étapes dans leur lutte de libération nationale ) et adhèrent donc au projet de l’État, au regard par exemple de leur conviction (c’est le cas par exemple de certains colons défendant l’idéologie colonialiste, selon laquelle la colonisation devait investir son entreprise d’une mission de "civilisation" et de "modernisation", et qu’elle devait être porteuse d’un "message" d’éducation civique et politique dont la clef de voûte avait l’apparence d’un gouvernement démocratique, élu et contrôlé par le peuple) ou dans l’espoir de tirer profit du nouveau système (c’est le cas de ceux qui tendent vers un arrangement réformiste, lorsque l’édifice autoritaire sera en 1990 assiégé par de multiples revendications, sensibles qu’ils sont au risque d’une implosion du système en place, se rallient donc à la perspective d’une transition plus ou moins négociée, avec l’espoir qu’elle leur laissera quelque chose de survie politique ou sociale dans le régime démocratique futur), pendant que d’autres y sont indifférents (c’est le cas d’une grande part de la masse des populations) ou en raisons des visées adverses s’y opposent, soit au nom du rejet d’une compromission avec l’institution coloniale ou post-coloniale contre laquelle l’on prône donc activement une brisure radicale ou en raison du faux-fuyant selon lequel "les Africains ne sont pas mûrs pour la démocratie" ( c’est le cas des partisans d’une colonisation persistante jusqu’à nos jours), etc.
Les options sont nombreuses, ainsi que les tenants de chacune d’entre elles. C’est autant d’éléments d’appartenance plurielle, qui se conjuguent ou se catalysent ; des éléments que ne saurait volontairement ignorer l’analyse : la construction du vote n’est jamais telle qu’elle supprime toute possibilité de comportements hétérodoxes et capte l’ensemble des potentialités créatrices des individus et des groupes. Parmi ces éléments, certains échappent nécessairement au contrôle de l’État en tant qu’instituant de la forme sociale et politique du vote, et pèsent sur lui comme autant de contraintes. Ces éléments font de la construction du vote envisagée dans cette thèse un processus traversé de forces antagoniques, un processus où les semblables se liguent, un processus tiraillé entre des attractions divergentes qui s’entrecroisent, s’enchevêtrent, s’entremêlent, en renforçant mutuellement leurs effets, qui s’opposent et se combinent tout à la fois pour faire du vote et de sa construction des réalités vivantes, dynamiques et évolutives.
L’analyse de la construction du vote au Cameroun consistera dès lors à appréhender par le bas et non pas seulement par le haut ce phénomène qui relève nécessairement du contrôle politique des autorités, des élites et des influences supranationales, étant entendu que ces différentes dimensions du processus ne peuvent s’exclure compte tenu du caractère politique de cet objet.
Notre analyse comparative et rétrospective s’ordonnera donc autour du concept de la construction. Si cette construction a pour objet le vote, en quoi consiste-t-il ?
Bayart (Jean-François), L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 12.
Cette distinction est proposée par Berman (D.) et Lonsdale (J.), op. cit.