b)- Le Vote.

Avant toute chose, précisons à ce niveau de la présentation du travail qui va être effectué, qu’il ne s’agit nullement de donner une définition a priori du vote au Cameroun, qui serait à juste titre irrecevable et illusoire : les caractères fondamentaux de cette forme sociale et politique au Cameroun ne devront normalement apparaître que progressivement, au fur et à mesure du déroulement de cette analyse. Mais il nous faut déjà circonscrire l’objet du même ordredont nous devrions retrouver la trace au Cameroun, par-delà les particularismes structurels ou discursifs de l’acte électoral dans chaque pays. Cet objet général constitue le point d’ancrage à partir duquel va se déployer cette analyse. Et ce point d’ancrage nécessaire concerne le Vote (que nous distinguons dès à présent d’un V majuscule).

Dans sa représentation la plus répandue et idéalisée, le Vote, qui provient du latin voveo (souhaiter) et votum (le vœu ), 91 se présente comme "la forme "minimale" de la participation politique des populations. 92 C’est celle qui concerne le plus d’individus, celle qui est sensée donner la mesure la moins contestable de leur intérêt pour la politique, celle qui est conçue comme l’expression périodique des opinions et des préférences politiques des citoyens ; fondement célébré de la démocratie, moment décisif où tous les membres d’une communauté politique choisissent leurs représentants et les orientations majeures des politiques qui les affecteront, l’élection est fortement valorisée. Source de la légitimité revendiquée par les dirigeants, elle ne saurait être présentée, dans cette perspective, que comme le résultat d’un ensemble de choix rationnellement motivés dont tous les citoyens sont présumés capables : choix entre des programmes et des candidats dont ils évalueraient les mérites respectifs au regard de leur propre conception du souhaitable, choix entre des politiques dont ils apprécieraient les objectifs, la crédibilité et l’opportunité." 93

Ainsi, "‘voter, c’est accepter en pratique une règle du jeu, c’est contribuer à l’établissement d’un ordre politique’," 94 étant entendu que d’autres manières de participer aux débats et aux affrontements entre groupes sociaux sont exclues par l’activité électorale, délégitimées par celle-ci ou rejetées dans le domaine des pratiques illicites – celles que l’on désigne comme "sauvages," non démocratiques, dangereuses et illégales. Nombres de mobilisations ont en effet pour objectif de faire exister des pratiques politiques contraires aux principes du jeu électoral. Il s’agit par exemple des émeutes, des affrontements parfois sanglants entre groupes ethniques ou religieux, des actes de violence collective destinés à faire céder le gouvernement bien mieux et bien plus vite qu’un hypothétique "vote sanction" : la non-participation aux élections peut ainsi manifester tout autre chose qu’une incompétence sociale à "se faire une opinion" ou à assimiler correctement les catégories de jugement politique.

Le Vote englobe des réalités de nature diverse, qui se situent sur plusieurs plans : d’une part, les normes et obligations de comportement, parce que cette forme sociale et politique, comme toute institution est constituée d’"un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux"; 95 d’autre part, des groupes organisés, au sein desquels s’effectuent les processus d’apprentissage et de socialisation, ce qui ne signifie pas du tout que la forme sociale et politique du vote soit invariante et immuable. Au contraire, elle sera sans cesse subvertie, dévalorisée, ce qui en fait non pas une "totalité" achevée, cohérente et stable, mais une "totalisation" tournante et perpétuellement en cours : le Vote n’est pas une "chose", mais une "pratique". On ne peut la saisir telle qu’en elle-même, dans son être, dans son essence ; elle n’existe que dans ce mouvement continu et tournoyant de déconstruction/reconstruction des formes sociales ; elle "est" en se faisant et en se défaisant sans cesse. On peut analyser ce processus à plusieurs niveaux.

D’abord, au niveau de la production des significations sociales. Cornelius Castoriadis montre que toute société est tenue, pour exister et survivre, de produire un "magma", un univers, de significations imaginaires, chargées d’apporter réponse à tout, en excluant toute possibilité d’indétermination ; c’est dans/par cette production qu’elle s’auto-institue. Les significations imaginaires ne sont pas intangibles : elles varient d’une société à l’autre et évoluent en fonction du devenir historique. 96

Ensuite, au niveau des rapports sociaux. Alain Touraine appelle "système d’action institutionnel", "‘un système de rapports sociaux qui produit des décisions considérées comme légitimes par la collectivité qui institue l’organisation sociale’". 97 Ce système d’action institutionnel, "qui assure la descente de l’historicité", n’est pas figé et statique : enjeu dans les luttes sociales, sa stratification change selon l’évolution du rapport de forces entre les différents groupes sociaux et le degré d’institutionnalisation des conflits.

Enfin, au niveau des ensembles collectifs dans lesquels s’inscrivent les rapports sociaux. L’unité de la forme sociale du Vote doit être comprise dialectiquement : elle possède une unité "positive", exprimée par ses objectifs officiels, reconnus universellement comme légitimes ; mais ces objectifs recouvrent en fait une pluralité d’objectifs et d’intérêts particuliers, qui tendent à briser l’unité positive de l’ensemble social ; ces particularismes sont cependant à leur tour niés par la mise en place d’autres formes sociales singulières, plus ou moins acceptées. 98 Le contenu positif et objectif du concept du Vote fait donc place à un contenu dialectique et problématique, transformant cette forme sociale en auto-création continue.

‘"Le Vote, c’est la réussite toujours précaire et toujours fragile, d’une conception qui s’est lentement imposée et qui a fini par être conçue comme seule légitime, c’est-à-dire ici comme seule acceptable. Il est loin d’être acquis que cette conception soit universellement partagée". 99

Comme le montre Alain Garrigou dont l’analyse concerne les premières années de l’institution du vote en France, l’apprentissage du suffrage universel et de ses technologies complexes 100 instaure progressivement une conception exclusive de l’ordre politique légitime : celle d’un affrontement, sans violence autre que verbale, entre des représentants élus par l’addition d’une majorité de votes individuels exprimés en leur faveur. Il tend ainsi à dissocier les pratiques politiques des autres pratiques sociales, à leur assigner des règles propres ; "‘il tend à autonomiser l’activité politique exactement dans la mesure où il dégage l’électeur de la gangue des multiples liens qui le définissent socialement’." Il fait peser sur le citoyen une double obligation : celle de n’exprimer ses préférences politiques éventuelles que par l’acte de vote d’une part ; et celle de choisir entre les termes de l’offre qui lui est proposée par les candidats ou les partis politiques d’autre part. En ce sens, l’apprentissage du suffrage universel interdit l’émergence de toute autre conception de la politique, la rejette dans l’illégalité, fait peser sur elle l’accusation d’immaturité politique et le soupçon d’incompétence. On peut donc, à partir de cette analyse d’Alain Garrigou, mesurer assez précisément la force des résistances rencontrées dans ce processus d’accoutumance à l’obligation de vote, percevant du même coup à quel point elle était, et reste parfois, étrangère à de nombreux groupes sociaux.

En dernière analyse, le Vote se présente comme un mécanisme de relève élective des gouvernants, celui par lequel certains sont portés aux plus hautes responsabilités tandis que d’autres se trouvent remerciés par les électeurs tout en conservant de bonnes probabilités d’y revenir lors d’une consultation ultérieure. Le Vote, c’est comme le précise Paul Bacot, "‘l’opération par laquelle des choix individuels se muent en choix collectif. Le Vote est aussi le fait de participer à un scrutin, et l’expression de son choix par un électeur lors d’un scrutin’". 101 Il consiste finalement en une procédure démocratique de dévolution du pouvoir. Il prend figure de mécanisme de succession pacifique bien qu’aléatoire, auquel les postulants aux premières places se prêtent parce qu’ils ont conscience que le risque temporaire d’échec est préférable au recours à toute autre forme de conquête plus brutale du pouvoir. Et la démocratie constitue dès lors un dispositif de gouvernement, un régime qui assure le pouvoir du peuple, dans lequel on a recours à la votation et à son principe, la loi de la majorité, un régime où les dirigeants ne sont plus assurés de leurs lendemains du fait de la volonté populaire, où également les fausses certitudes prodiguées par les démagogues ont moins de prise sur des électeurs connaissant leur rôle sur le bout des doigts, où chaque scrutin conduit l’électorat à considérer, s’il estime s’être trompé la fois précédente ou s’il est insatisfait du choix antérieur, qu’il lui faudra s’orienter dans la voie exactement inverse la fois suivante : c’est d’un éternel recommencement qu’il s’agit, une refondation perpétuelle en somme.

En envisageant la construction du vote au Cameroun, un des principes de base de notre étude consiste à considérer que cette construction ne s’effectue jamais exactement de la même façon et au même rythme selon les pays et que l’institution concernée par ce processus de construction connaît une genèse spécifique, qui pèse lourdement sur son fonctionnement ultérieur. Il ne s’agira pas de plaquer un schéma a priori, de confronter une réalité historique et sociologique avec une idée abstraite, un modèle idéal-typique de la démocratie pluraliste moderne, mais de reconstituer l’historicité de ce processus de la construction du vote au Cameroun, en tenant compte des conditions particulières de son déroulement.

La construction du vote au Cameroun ne saurait être valablement appréhendée en dehors des principes généraux d’organisation de la politique et de la société. Ainsi, la restitution de l’historicité de ce processus consiste à rendre compte des conceptions qui ont ceci de particulier qu’elles correspondent à "‘un ensemble de principes générateurs des relations que les hommes entretiennent entre eux et avec le monde’", 102 aux questions par rapport auxquelles les groupements humains s’organisent ou sont organisés, de façon plus ou moins consciente, y compris lorsque le concept n’est pas employé par la société ou le groupe social considéré comme "support" du signifié, c’est-à-dire de l’idée relative à l’agencement social. En ce sens, les conceptions, les représentations ou les "visions du monde" qu’il nous faudra dégager ou dévoiler ne le seront pas à partir des catégories d’analyse sociologiques en quelque sorte artificielles, mais par rapport à un ensemble de principes de "mise en forme" – c’est-à-dire à la fois de "mise en sens" et de "mise en scène" 103  – du social, inhérents à toute vie sociale.

Si elle est axée selon les cas, tantôt sur le système de significations, tantôt sur les inscriptions que celui-ci laisse sur les individus, tantôt sur les rapports sociaux et politiques que compose la pratique électorale au niveau de la société globale, tantôt sur la forme sociale et politique même du vote, notre analyse, dans ce travail de recherche tiendra compte de l’imbrication de ces diverses dimensions et prendra surtout acte des interférences qui en résultent.

Cette analyse doit également être interprétée comme une recherche d’identité, en ce sens qu’il y aurait au cœur du social, des structures – conscientes ou inconscientes – fondamentales et prévalentes, dont dépendraient la construction du vote. À cet égard, deux idées fondamentales peuvent être avancées.

D’abord, ce que le vote porte en lui et diffuse, c’est un ensemble d’images, de représentations, de significations, qui sont au cœur du procès de constitution du social, assurent la société dans son être, affirment son identité collective. Toute société implique en effet un ordre, une police des significations : tenue de répondre au besoin de certitudes des participants, elle est amenée à donner du monde extérieur et d’elle-même une image de cohérence, d’intelligibilité, de lisibilité ; "‘elle fait être un monde de significations et est elle-même par référence à un tel monde’". 104 Ce système de significations, qui sert de prisme, de filtre, à l’appréhension du réel, est par hypothèse complet, exhaustif, sans failles. D’une part, il ne laisse rien sans réponse : "tout doit absolument être pris dans le réseau des significations, tout doit faire sens". D’autre part, les significations se tiennent en un ensemble logique, d’où toute contradiction est bannie. Ce que Cornelius Castoriadis appelle "imaginaire de la société" et A. Touraine "champ d’historicité", circule à travers tout le champ social, en passant par-dessus les barrières institutionnelles. Véritable ciment social, cet ensemble de significations représente, dans une société donnée, la "‘seule parole vraie, d’une vérité totale, à ce point oppressante que toute institution finalement s’y réfère’". 105

Ensuite, le contenu de cet ensemble de significations varie selon les sociétés, sans qu’il soit possible de le ramener à un modèle unique et indéfiniment reproductible. Castoriadis souligne à juste titre ce que "l’historicité essentielle des significations", qui ne sont jamais identiques d’une société à l’autre – ce qui exclut les amalgames simplistes et les transpositions abusives dans le cadre d’un schéma à prétention trans-historique. Il faut au contraire, par une étude fine et serrée, dé-construire patiemment le réseau de significations qui domine dans chaque société et retrouver le code qui établit son unité structurale.

Cette démarche peut paraître proche de l’analyse culturaliste. Mais il n’en est rien en réalité puisque, loin de se réduire à la culture, le code ou l’ensemble des significations dont il sera question en règle les conditions de production. Le système de significations de chaque société constitue en fait la résultante de plusieurs types de déterminations successives.

D’abord il traduit un certain mode d’être social. S’agissant des sociétés dites modernes qui connaissent le même mode d’être du social sans que leur logique d’organisation soit identique, elles projettent leur sens dans une instance étatique mythique qui incarne l’unité et la puissance collective. Mais si cette instance est, comme dans la société primitive, placée en surplomb de la société, elle a cette fois des porte-parole, des représentants : certains individus acquièrent donc le statut de médiateurs entre la volonté des Dieux, de celle des ancêtres ou de l’au-delà, et la société. Ils sont en droit d’exprimer les commandements de la Loi et ceux qui y sont soumis. Et cette division fondamentale s’étend par contamination à tout le champ social de sorte que se noue une relation fondamentale d’opposition et d’inégalité entre ceux qui s’érigent en maîtres du sens, en seuls détenteurs de la parole légitime et prétendent imposer leur volonté, et ceux qui subissent l’autorité des premiers et sont placés en situation de dépendance et d’assujettissement.

En envisageant la construction du vote, notre travail consiste à mieux saisir les changements en cours. Il s’agit de retrouver leurs racines, de découvrir leurs modalités, de souligner les lignes de force qui les concernent et situer les points de blocage éventuels. Mais en quoi consiste ces changements ? Étant donné que le thème du changement s’accommode généralement de variations multiples, comment surmonter et cerner les qualifications qui le concernent habituellement entre démocratisation et libéralisation ?

Notes
91.

Bacot (Paul), Dictionnaire du vote. Élections et Délibérations. Lyon, P.U.L., 1994, p. 185.

92.

Notons que la participation politique couvre, outre le vote, un éventail d’activités que nous dirons conventionnelles: s’inscrire sur les listes électorales, s’informer, discuter, assister à des réunions, entrer en relation avec un élu ou un parti, participer activement à une campagne électorale, adhérer à une organisation politique (parti, groupes d’intérêt), militer. Mais les modalités de l’engagement politique ne se limitent pas à la participation " conventionnelles ". Les activités " protestataires ", parfois tolérées par les pouvoirs publics et l’opinion, ressortissent à des registres légaux et illégaux. Tantôt elles s’inscrivent dans le cadre flou de la participation conventionnelle (manifestations, pétitions, etc.), tantôt constituent une rupture avec elle.

93.

Lagroye (Jacques), Sociologie politique, Paris, PFNSP & Dalloz, 2e éd., 1993, p. 334.

94.

Ibid..

95.

C’est ainsi que M. Fauconnet et M. Mauss caractérisent les institutions. Voir "Sociologie", in La Grande Encyclopédie, op. cit.

96.

Sous le pseudonyme de Cardan (P.), " Marxisme et théorie révolutionnaire ", in Socialisme ou Barbarie, n° 39, mars-avril 1965 et n° 40 juin-août 1965 et l’institution imaginaire de la société, Paris , Seuil, 1975.

97.

Touraine (Alain), La voix et le regard, Paris, Seuil, 1978, p. 100.

98.

Lapassade (G.) et Lourau (R.), Clefs pour la sociologie, Paris, Seghers, 1974, p. 173 ; Lourau (R.), L’analyse institutionnelle, Paris, Éd. Minuit, 1970, pp. 10-11 ; L’État inconscient, Paris, Éd. Minuit, 1978, p. 68.

99.

Lagroye (Jacques), Sociologie politique, op. cit.

100.

Cf. notamment Garrigou (Alain), Le Vote et la vertu, op. cit.

101.

Bacot (Paul), Dictionnaire du vote. ÉLections et Délibérations, op. cit., p. 185.

102.

Lefort (Claude), Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986, p. 8.

103.

Nous devons ces différentes expressions à Claude Lefort, ibid., p. 257.

104.

Cf. Castoriadis (Cornelius), op. cit., p. 481.

105.

Legendre (P.), Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris, Seuil, 1976, p. 105.