Concernant tout d’abord la seconde interrogation, elle conduit à observer que démocratisation et libéralisation sont deux choses distinctes. "‘La démocratisation est le processus qui instaure ou renforce la démocratie’". 106 La démocratisation désigne l’abandon d’un mode de gouvernement de tendance totalitaire au profit d’un régime libéral reposant sur le consentement des gouvernés. En revanche, la libéralisation continue de se situer dans le registre dictatorial en dépit des apparences.
Les procédés dictatoriaux recouvrent en fait trois moyens d’exercice : la répression sans fard, l’octroi de satisfactions matérielles ou statutaires destinées à compenser l’absence de liberté, enfin la libéralisation. Or cette dernière ne tend qu’à réagencer un pouvoir que les dirigeants en place ne songent aucunement à abandonner mais, à l’inverse, à revigorer. À l’exemple de la Chine, la libéralisation s’opère le plus couramment dans le domaine de l’économie. Mais elle peut intervenir également sur le plan de la culture, pour regagner une certaine respectabilité à l’extérieur et récupérer l’adhésion des intellectuels. Elle peut parfois toucher l’arène politique, quand les camps libèrent leurs prisonniers ou qu’une compétition électorale contrôlée se fait jour. Il ne s’agit-là que de méthodes douces qui, bien que préférables à l'usage de la violence ouverte, visent non à liquider une dictature mais à la doper de façon plus subtile qu'auparavant.
Afin d’identifier une entreprise de démocratisation, des indices juridiques classiques sont toujours indispensables : la reconnaissance du principe de la souveraineté populaire, la liberté de mouvement, d’expression et d’information, le recours obligatoire à des élections régulières et concurrentielles pour départager les postulants aux mandats représentatifs, ainsi que les structures d’un régime pluraliste constitutionnel, les normes d’un État de droit et un embryon au moins de système de partis. Mais, parce que ces attributs peuvent parfois ne recouvrer qu’une fiction, le critère décisif d’identification d’une entreprise de démocratisation concerne la pratique politique qui repose sur trois exigences absolues. La première exigence consiste en ce que les protagonistes de la politique s’accordent réciproquement une confiance suffisante, qu’ils s’entendent sur des règles du jeu respectées par tous, en excluant le recours à des procédés anti-démocratiques, tels les coups d’État, les appels aux mobilisations populaires séditieuses, dans le cas où ils perdraient ou craindraient de perdre les élections par exemple. Le second impératif concerne la portée effective de la souveraineté populaire, spécialement la possibilité réelle qu’ont les électeurs non pas tant de choisir leurs gouvernants pour la première fois que de les renvoyer par un vote négatif lors d’une consultation ultérieure. Il peut arriver que des dirigeants déjà en place se fassent élire et n’imaginent plus ensuite de devoir abandonner leur poste désormais auréolés de l’aura du suffrage universel. Enfin, la troisième exigence concerne le respect des droits de l’homme.
Dans ce travail de recherche, le changement dont nous nous proposons de rendre compte est abordé comme un ensemble de valeurs positives. Il est considéré comme l’acquisition dans le domaine politique de meilleures conditions d’existence qui s’inscrivent dans l’expérience vécue des individus et des groupes et qui tendent vers un surcroît de liberté pour eux. Mais en envisageant ce changement, précisons également qu’il ne sera pas question de trancher entre ce qui ressortit à la démocratisation et ce qui relève de la libéralisation. En utilisant indifféremment ces deux notions dans les développements qui suivent, nous nous proposons de confronter les conceptions aux intentionnalités dont elles peuvent être l’objet, et aux mutations qu’elles subissent en fonction d’évolutions connexes, au premier titre desquelles se trouvent les recompositions occasionnées par la fin de la Seconde Guerre mondiale, la fin de la guerre froide dans le monde, la crise multiforme subie en Afrique Noire en général, cette crise étant principalement envisagée par son versant économique, etc. Il sera donc question d’appréhender des conceptions nécessairement présentes au sein même des milieux soumis à notre analyse, et d’examiner leur évolution conditionnant celle de la pratique électorale, car ces conceptions sont en effet susceptibles d’évolution à partir des stratégies divergentes des acteurs, les interactions incessantes entre le vécu de ces acteurs et l’idée qu’ils se font de la réalité. Ces interactions constituent précisément l’objet central de notre problématique.
Bacot (Paul), Dictionnaire du vote. Élections et délibérations, op. cit. , p. 60.