A. – L’APPROCHE DE L’OBJET OU L'INTERPRÉTATION SYSTÉMATIQUE DU DISCOURS ET DES COMPORTEMENTS.

À cet égard, les procédés habituels d’enquête sociologique nous paraissent inadéquats, parce qu’ils postulent que le chercheur se trouve en position d’extériorité par rapport à la réalité étudiée, alors qu’en fait il est directement impliqué, ne serait-ce que déjà dans/par sa recherche : loin d’être placé hors et au-dessus de la réalité qu’il étudie en effet, le chercheur en sciences sociales y est au contraire pleinement intégré ; d’une part, cette relation ne peut manquer de rétroagir sur le déroulement et les résultats de la recherche et avoir, de ce fait, des implications méthodologiques qu’il faut mettre en évidence ; d’autre part, cela implique que la lecture qui fonde l’enquête du chercheur ne puisse pas aboutir à l’appréhension totale de la réalité, que d’autres lectures soient tout aussi légitimes, qu’il s’agisse des lectures "disciplinaires" ou des orientations mineures concernant par exemple les préférences idéologiques du chercheur.

Dans la mesure où l’ambition de cette thèse consiste à rendre compte de l’apprentissage de la démocratie au Cameroun et donc de l’appropriation des catégories démocratiques dans ce pays, la démarche retenue pour ce travail pourrait être rapprochée de la méthode compréhensive telle qu’elle a été explicitée par Max Weber à propos du "sens subjectif" prêté par l’individu à ses propres comportements. 112

Seulement, il ne s’agira pas, à partir de ladite démarche compréhensive, d’élaborer des idéaux types permettant d’" expliquer causalement" le passage à la démocratie. Notre travail consistera à rendre compte de ce phénomène par des facteurs concrètement appréhendables, à dévoiler les conceptions conscientes ou non, qui sous-tendent des évolutions historiques immédiatement observables, et analyser les modalités de leur mutation face aux expériences vécues par les individus. L’objet de ce travail n’est pas tant le sens que ces individus confèrent à leurs actions, mais plutôt le sens que celles-ci révèlent quant aux conceptions ou représentations sociales et politiques en vigueur au sein des communautés dans lesquelles ils évoluent.

Notre problématique consistant à étudier le processus de la construction du vote au Cameroun au travers des conséquences induites sur ces conceptions ou représentations sociales et politiques et l’enchaînement d’un ensemble de mutations, ce travail ne conduit pas non plus à une étude de sociologie électorale classique – puisque nous nous intéressons justement aux conceptions du politique et du social – ni à une réflexion sur la modernisation politique induite par des phénomènes historiques concrets – la modernité n’étant ici abordée que sous l’angle du lien entre démocratisation des pratiques électorales et évolution des mêmes conceptions du politique et du social.

La mise au jour des représentations symboliques et imaginaires qui structurent la pensée des acteurs et modèlent leur comportement social et politique implique nécessairement une étude systématique des discours et des comportements, une analyse des énoncés qui sont formulés en période électorale sur des questions récurrentes à cette occasion, par lesquels la pratique du vote acquiert sa véritable signification. Dans cette thèse, ces discours sont à considérer non seulement comme des signifiés, mais également en tant que signifiants, c’est-à-dire qu’ils constituent des révélateurs de la façon de penser certaines questions qui ne sont pas nécessairement formulée ou pensées en elles-mêmes d’une manière conceptuelle, mais peuvent nous être suggérées, par des attitudes, des comportements ou par des pratiques. Les discours se présentent donc à la fois comme matériau d’information et instance où se manifestent et s’actualisent les représentations.

Il reste à fonder la validité et l’efficacité de cette démarche qui va consister à prendre le discours comme mode d’approche du social. D’un point de vue technique, l’étude des discours peut être réalisée de différentes manières. Par exemple, une investigation qualitative et formelle peut être mise en œuvre ; dès lors, le discours en question devrait être analysé par le biais de son dispositif conceptuel et lexicologique. La rigueur de la démonstration dépendant naturellement du caractère plus ou moins intuitif de la saisie du discours étudié. Par ailleurs, une approche quantitative et systématique peut permettre d’initier, à partir de régularités lexicologiques statistiquement établies, la reconstitution du dispositif essentiel du discours concerné. 113

Nous optons pour le premier type d’approche qui s’insère parfaitement dans notre projet théorique, son aspect heuristique étant par ailleurs reconnu par Lazarsfeld lui-même, spécialiste des méthodes quantitatives : "‘Les recherches qualitatives, écrit-il, excluent par définition les plans d’expériences et généralement l’analyse statistique. Malgré cela, elles peuvent suggérer l’existence de relations causales et même de processus. L’argument a même été parfois porté à l’extrême et on a suggéré que seule l’analyse qualitative – parce qu’elle est plus ouverte et permet de recueillir des données plus riches, nombreuses et inattendues – peut conduire à la découverte de processus et relations causales inconnues’." 114

Notre approche, délibérément qualitative et formelle, en tant qu’elle est une mise en évidence des pratiques, des attitudes et des représentations, convient mieux à l’objet de notre recherche, dans la mesure où le processus de la construction du vote recouvre des discours dont la production est nécessairement discontinue dans le temps, et dont les locuteurs sont fort nombreux, et très divers quant à leurs préoccupations tant pratiques qu’idéologiques. Or nous nous proposons de mettre en évidence le caractère de système unissant les différents éléments et moments de ces discours : la notion de système ainsi envisagée fait référence à l’existence d’une rationalité interne, qu’il nous faudra mettre en évidence, et d’une articulation des différents moments de ces discours.

Notes
112.

Cf. Économie et société, Paris, Plon, 1971 [1922], p. 4 et sq.

113.

Maingueneau (Daniel), Introduction à l’analyse de discours, Paris Hachette, 1986, pp. 5-16.

114.

Lazarsfeld (P), Philosophie des sciences sociales, Paris, Gallimard, 1970, p. 338.