2.- Les données orales et les moyens d’investigation mis en œuvre pour les recueillir.

Notre recherche combine ensuite deux apports empiriques visant à appréhender globalement les situations qui concernent l’objet de cette thèse, à compléter, recouper, préciser ou d’approfondir les informations découlant des documents écrits et ainsi fonder la légitimité de notre méthode consistant à remonter vers le passé pour mieux saisir la genèse du changement.

Le premier apport est fondé sur l’observation directe des faits, l’écoute journalistique des énonciations, leur dépouillement par la suite, mais aussi le questionnement du langage convoqué par les locuteurs à l’occasion des rassemblements politiques observés (la prise des images contenues dans le document de travail annexé à la présente thèse rentre dans ce cadre des observations directes). Dans cette seconde phase de notre travail de recherche, notre principal souci consistait à nous rapprocher le plus possible d’une situation d’empathie. Il s’agissait en effet d’intervenir le moins possible dans le déroulement des faits observés et d’éviter autant que faire se pouvait d’influencer les acteurs. Nous n’y sommes pas toujours parvenus, pour plusieurs raisons dont celles qui reposent assurément sur les signes objectifs qu’il nous a fallu parfois arborer afin de pouvoir travailler et l’attitude que nous nous sommes souvent trouvé obligé d’adopter afin de ne pas avoir à justifier chaque fois notre "intrusion", à exhiber les papiers officiels qui autorisaient notre présence sur les lieux de l'observation, pour ne pas être chassé, interrogé ou contrôlé sur notre mission. Par exemple, le badge aux couleurs nationales qu’il nous fallait épingler bien en évidence sur la poitrine a bien pu modifier nombre de comportements à saisir.

Le second apport se base sur les entretiens se déroulant dans le contexte des élections, sur l’analyse des récits que nous suscitions et sur l’étude des témoignages glanés dans les souvenirs des personnes au "savoir" desquels nous souhaitions accéder après les avoir interrogées sur leur vécu des situations passées et présentes, mais aussi sur les marques d’identité et les normes sociales localement en vigueur.

En ayant opté pour une approche indirecte et dans la mesure où la recherche de l’information nous semble être également sa construction, 116 il s’agissait en pratique, pour nous-mêmes, de dire le moins possible et de faire plutôt "accoucher" ou "faire dire" nos interlocuteurs sans qu’ils aient eu à savoir véritablement ce que nous recherchions implicitement. Autrement dit, il s’est agit dans nos investigations de laisser parler nos interlocuteurs, de les pousser à faire étalage de leurs expériences vécues, après que nous aillions suscité le thème de la discussion relatif à ce que nous souhaitions savoir, sans qu’ils aient eu à connaître nos attentes précises et les objectifs de notre recherche. Il s’agissait ensuite de suivre leurs idées, de témoigner de l’intérêt pour ce qu’ils disaient, et de n’intervenir que pour dynamiser les échanges verbaux ou lorsque cela s’avérait nécessaire pour maintenir la parole, formuler les questions de manière "diplomatique" afin que les récits puissent se poursuivre le plus rapidement et le plus profondément possible.

Il est à noter que notre travail ne consistait en aucun cas de faire s’exprimer les personnes interrogées sur ce qu’elles ressentaient, mais de leur faire produire un discours portant sur leurs expériences du passé et du monde extérieur.

Notre enquête ( qui se caractérise donc par l’association des entretiens et l’observation directe des faits) s’est déroulée durant deux séjours effectués au Cameroun de février à mars et d’octobre à novembre 1997. En l’absence d’allocation, d’aucune sorte, d’où qu’elle puisse venir, nous n’avons pas pu directement observer les élections municipales de janvier 1996, ce qui aurait pu enrichir les données recueillies comme nous l’avions programmé au commencement de notre recherche. Mais, en s’intéressant aux situations politiques des années 1945-2000, notre enquête englobait toutes les élections politiques qui se sont déroulées dans cette période de temps, celles que nous vivions directement et celles que nous n’avions pas vécues. L'enquête s’est effectuée tant en zone urbaine qu’en milieu rural, sur différentes localités qui font partie de la province du Centre et surtout de la circonscription administrative d’Élig-Mfomo.

Précisons, sans que cela ait une incidence quelconque sur notre ambition d’envisager la pratique électorale en articulant deux cadres d’analyse : le cadre national et le cadre local, que le milieu rural qui a fait l’objet de nos investigations est principalement habité par les Eton, cette communauté infra-nationale qui fait partie des populations camerounaises dites Bëti, au passé historique desquels Philippe Laburthe-Tolra a consacré d'importants essais. 117

Dans la mesure où notre objet consiste à saisir les représentations et les pratiques sociales et politiques, étant donné que le langage nous semble constituer la voie d’accès obligée à celles-ci, le choix d’Élig-Mfomo comme principal milieu de notre enquête ne s’est pas imposé seulement à cause du passé politique "tumultueux" de cette localité (cf. chapitre 2, 1 ère partie). En effet, le choix d’Élig-Mfomo comme principal lieu d'investigation résulte de notre connaissance intime des us et coutumes des habitants de cette localité et donc de la maîtrise du langage et de la langue vernaculaire des populations de cette région. C'est en effet par la langue vernaculaire que s'effectue l'énonciation des discours de mobilisation lorsque les campagnes électorales se déroulent en milieu rural. À tout ceci s’ajoute l'avantage que nous avons de pouvoir vaincre les réticences, parce que les habitants de cette localité nous considèrent comme quelqu’un de proche. Nous pouvions donc facilement accéder à leur domicile où ils peuvent aisément divulguer leur savoir et librement s’exprimer, dans un pays où les questions politiques, malgré le changement en cours, demeurent encore difficiles à aborder.

Les entretiens se sont déroulées sous deux formes principales, l’une personnelle ou privée et l’autre collective ou publique: le tête-à-tête et la veillée nocturne.

Notes
116.

Cf. Simonot (M.), "Entretien non directif, entretien non préstructuré : pour une validation méthodologique et formalisation pédagogique ", Bulletin de psychologie, 343, 1979, p.155-164.

117.

Cf. Laburthe-Tolra (P.), Initiations et sociétés secrètes au Cameroun, essai sur la religion beti, Paris, Éditions Karthala, 1985, 437 p. ; Les seigneurs de la forêt, essai sur le passé historique, l’organisation sociale et les normes éthiques des anciens Beti du Cameroun, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, 489 p. Voir également du même auteur : "Essai sur l’histoire des Bëti", Actes du colloque sur la Contribution de l’ethnologie à l’histoire des populations du Cameroun, Paris, C.N.R.S. n° 551, (1973-) 1982 ; "Un tsogo chez les Eton", étude de rituel, Cahiers d’Études africaines n° 59, XV-3, Paris, 1975 ; "La vengeance chez les Bëti" études ethno-juridiques, in Verdier (R.), (sous la dir. de), La vengeance, Paris, tome 1, éditions Cujas, 1981.