CHAPITRE I : L’ÉVOLUTION DE LA CONDITION DES INDIGÈNES EN SITUATION COLONIALE : LA MARCHE VERS L’INSTITUTION DU "VOTE UNIVERSEL"..

‘"Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens".
Montesquieu, De l’esclavage des nègres (1748).’

La question de la condition juridique de l’individu dans la totalité sociale – tant en droit public qu’en droit privé – et plus particulièrement, l’articulation du civil (c’est-à-dire le statut personnel régissant la vie privée) et du politique (c’est-à-dire les procédures de participation à la vie publique) paraît fondamentale dans la modernité politique et juridique. 127

En effet, la modernité projette l’image d’un monde social où des individus égaux et doués de raison fondent la société et organisent le pouvoir à la fois, par le procédé d’un contrat garantissant à tous sécurité et liberté. 128 Ces individus égaux, qui s’incarnent dans la figure du citoyen, se donnent en représentation sur la "scène politique" où la participation des individus citoyens est d’abord perceptible par le libre usage de la "parole". 129

Or, avant la Libération, dans le cadre de l’État impérial français, les colonisés sont absents de la scène politique ; ils ne sont pas admis à participer en tant qu’entité politique à la gestion de la cité. Le législateur colonial et la doctrine juridique justifient cette absence par le fait de l’application en cours des statuts personnels différenciés (le statut métropolitain et le statut traditionnel), 130 qui dénie toute représentabilité 131 des indigènes au sein de l’organisation politique de l’État colonial : le statut de l’indigène s’y définit négativement en ce qu’il renvoie à un statut d’exclusion et de discrimination marquée par de nombreuses privations parmi lesquelles l’absence du droit de suffrage. 132

Le principe de discrimination qui frappe donc l’indigène, par rapport à l’Européen (le colon) bénéficiant quant à lui de la pleine citoyenneté, est alors constitutif de sa condition sociale et juridique, en ce sens que cette discrimination opérationalise la dénégation de droits au colonisé, du fait qu’il ne présenterait pas toutes les qualités qui font l’Homme — sous-entendu civilisé. 133 Et comme c’est ce dernier qui est le critère de l’Homme, il sert donc d’échelle de l’humanité.

Puisque l’application des statuts personnels différenciés mise en avant par la colonisation, n’épuise pas notre objet, à savoir : l’absence du colonisé de la scène politique avant la Libération, il va falloir montrer pourquoi et comment l’indigène se voit réellement dénier toute représentabilité dans le cadre de l’organisation politique de l’État colonial.

En effet, le colonisé nous paraît plutôt placé au centre d’une opération de pure et simple dénaturation et de mystification du réel qui explique le fait de la colonisation : la domination politique et l’exploitation économique. Il s’agit d’un processus idéologique, 134 car, pour dissimuler la réalité de sa domination, le pouvoir colonial français tente en fait une réification des formations sociales africaines à travers la production de la catégorie d’Indigène. Celle est alors destinée non seulement à justifier la soumission des Africains, mais également à prévenir toute contestation de leur part. De la sorte, l’altérité de l’indigène ainsi construite par la colonisation, se manifeste dans la condition juridique de celui-ci. Se produisent, dès lors, deux conséquences majeures liées : l’infériorisation de l’indigène dans la sphère civile dans la mesure où il relève d’un statut coutumier soumis à la domination du droit moderne d’importation métropolitaine, et son exclusion de la scène politique de l’État colonial.

Dans cette situation coloniale qui met en présence deux sociétés fortement hétérogènes l’une à l’autre, profondément différentes dans leur éthos et vécues dans un rapport de subordination-domination, l’accession pour la première fois des Camerounais aux urnes, le 21 octobre 1945, 135 ne marque que le début d’un retournement dans cette politique coloniale qui aboutit dans la Constitution de 1946 à l’octroi de la citoyenneté à tous les indigènes. 136 En effet, ce changement est tout de suite suivi d’un immobilisme destiné à retarder au maximum l’émancipation des colonisés, 137 tant que n’intervenaient pas les mouvements de libération, au plan international et local, qui finiront par persuader le colonisateur à procéder aux réformes qui vont véritablement intégrer cette fois les colonisés au sein de l’électorat en 1956.

Dans ce chapitre, notre réflexion et nos investigations ont pour but de rendre compte de cette évolution de la condition des indigènes dont le point de départ est la dénégation de la citoyenneté au colonisé, à partir d’une analyse critique à la fois de la légitimation dont cette dénégation est l’objet de la part des colonisateurs, et des mécanismes d’infériorisation de l’indigène au travers des principes qui fondent l’organisation administrative et juridictionnelle des colonies.

Notre démarche analytique envisage également la représentation. Celle-ci renvoie en premier lieu à un processus de construction. En l’occurrence, il s’agit de la production de la figure de l’indigène, énonciation d’une altérité du colonisé dont le référentiel demeure à notre avis le citoyen qui, dépouillé de ses attaches, affiliations, appartenances, concourt librement et également par le vote à la formation de la volonté générale et à la recherche du bien commun. La représentation renvoie en second lieu à un processus d’objectivation : objectivation du rapport colonial à laquelle participe le statut administratif et juridictionnel de l’indigène, à travers la mise en œuvre d’une forme spécifique de domination que matérialise l’État colonial.

En prenant dans ce chapitre la citoyenneté comme axe de notre étude, nous partons du constat selon lequel : dans les sociétés modernes, le droit a la prétention d’organiser la société tout entière ; et de fait, toute la réalité sociale s’enregistre dans le langage du droit alors même que ce dernier structure les représentations sociales. Le droit essaie de cristalliser les rapports sociaux à un moment donné. Mais en tant que production sociale, il est redevable de l’histoire et de la culture de chaque société. Danièle Loschak évoque très pertinemment à ce propos "‘la double dimension du droit, reflet du social et producteur du social’". 138

Puisque la réalité sociale se réfléchit donc dans le droit, en même temps que le droit structure les rapports sociaux en les objectivant, 139 il semble possible de lire la condition sociale des indigènes 140 à travers la structure du droit colonial, ainsi que la perception idéologique dont ils sont l’objet par les agents de la colonisation.

Fondamentalement, à travers une analyse de la production législative et réglementaire relative à la condition des colonisés et reflétant assurément la mise en scène d’intérêts sociaux largement antagonistes, il s’agit de mettre au jour le dispositif idéologique d’exclusion des masses indigènes de la scène politique (Section 1), et le processus de leur intégration par étapes successives dans l’électorat (Section 2).

Notes
127.

Cf. Tomadakis (Alexandre), " Droit et statut juridique du citoyen ", in Zunquin (Nadine), éd., Le droit, Paris, Bréal éditeur, 1988, p. 89-93. La modernité politique et juridique, sur laquelle nous reviendrons tout au long de cette étude, est également schématisée à travers l’institution d’un " État démocratique " où le primat du Droit assure cohérence et équilibre aux relations des individus. L’action du Pouvoir est entièrement subordonnée à la loi, de sorte que l’arbitraire du Prince est limité, et l’autonomie de l’individu mieux garantie. " La représentation du corps politique " y apparaît alors comme " un mécanisme fondamental ". Cf. Davallon (Jean), " La représentation : des signes au pouvoir ", in Procès, le processus de la représentation politique, 1983, n° 11-12, p. 7.

128.

Pour un approfondissement de la conception moderne – libérale – de l’homme et de la société, voir Vachet(André), L’idéologie libérale. L’individu et sa propriété, Paris, Anthropos, 1970, 567 p.

129.

Les analystes du politique ont produit de nombreuses études sur la théâtralité des processus politiques contemporains, dans les sociétés occidentales et extra-occidentales. À ce sujet, voir entre autres : Balandier (Georges), Le pouvoir sur scène, Paris, Balland, 1980, p. 16. Les variations sur le thème de la " politique-spectacle " sont aussi nombreuses ; voir, par exemple Schwartzenberg (Roger-Gérard), L’État spectacle. Essai sur et contre le " star-system " en politique, Paris, Laffont, 1977. S’agissant des relations entre hommes politiques et communicateurs, Legavre (Jean-Baptiste), " Du militant à l’expert en communication politique ", Politix, 7-8 octobre-novembre 1989. Le champ politique apparaît dès lors comme un espace clos, où se déroule la " comédie du pouvoir ", à la manière d’une scène théâtrale où les acteurs en fonction d’un certain nombre de règles codifiées et d’un langage donné, s’emploient à tenir chacun son rôle. Outre l’ouvrage de Balandier ci-dessus, voir également Bourdieu (Pierre), " La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique ", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36-37, février-mars 1981.

130.

Cf. à ce propos, le Code Civil de l’Union Française dans le cadre de la Constitution de la IVe République : Code civil de l’Union Française applicable aux citoyens de statut civil français, par camerlynck (G.-H.) et Decottignies (R.), Paris, L.G.D.J., 1951, p. 1-4 ; Rolland et Lampué indiquent bien clairement que " s’il est normal de traiter la population d’origine européenne comme la population métropolitaine, il n’en va pas de même pour la population indigène. Celle-ci est différente de civilisation et de formation ",cf. Précis de législation coloniale, Paris, Dalloz, 3e éd. ; 1940, n° 262.

131.

Jean Leca définit la représentation comme " un processus par lequel quelque chose (personne(s)), un groupe(s), chose(s) ou abstraction(s) qui n’est pas réellement (c’est-à-dire physiquement) présent est rendu présent par un intermédiaire " ; il s’en suit que " la représentation, pour être possible, suppose une pré-représentation de l’abstraction elle-même ; pour qu’un intermédiaire représentant de ses entités soit pensable, il faut que l’entité elle-même soit représentable " : article " Représentation " in Duhamel (Olivier), Meny (Yves), dir. : Dictionnaire constitutionnel, Paris, P.U.F., 1992, p. 914-917. Outre le fait que la notion de représentation se situe donc à l’articulation du réel et de l’imaginaire dans son sens ordinaire de perception ou de vision du monde social, son usage par la doctrine juridico-politique peut se révéler fécond pour la déconstruction des catégories juridiques modernes : cf. Arcy (François d’), dir. , La représentation, Paris, Économica, 1986, p. 4-7.

132.

Dans le contexte colonial, l’exclusion de l’indigène du champ politique suppose de facto sa soumission au régime juridique de l’indigénat : l’Administration qui est l’agent principal responsable de la production de l’ordre colonial dispose alors du pouvoir d’infliger des sanctions pour un certain nombre d’infractions définies de manière flexible et non sanctionnées par le Code pénal ! Voir infra, Section I, C-1 : " La récupération de la notion d’indigène par le droit colonial ". Cf. également : Suret-Canale (Jean), Afrique Noire. L’ère coloniale 1900-1945, op. cit., p. 418-425.

133.

La catégorie d’indigène constitue, dans le discours politique et juridique de la colonisation, le point de départ d'une axiologie dont " la civilisation " est le concept signifiant. Pour être polysémique, la notion de " civilisation " n’en constitue pas moins le critère cardinal d’ordonnancement de la société coloniale ; elle a permis de présenter la colonisation comme une exigence éthique, en posant l’idée de perfectibilité du colonisé jugé comme être inachevé !

134.

On entendra ici par idéologie un ensemble lié d’idées, de représentations, de croyances et d’interprétations qui touchent à la structure et à l’organisation de la société coloniale, et à son identité et aussi à sa survie. Dans ce cadre, elle remplit une fonction didactique — expliquer, organiser, commenter l’ordre établi, la situation vécue — une fonction justificatrice — valider l’ordre colonial — une fonction programmatique — proposer le respect et l’entretien de cet ordre. Il s’agit d’une construction surajoutée, artificielle et contingente, destinée à lubrifier les rapports sociaux dans le monde colonial, à limiter la contrainte physique ou la violence, manifestée et disponible, par l’obtention du consentement de l’indigène. Cette idéologie se caractérise alors par la diffusion et l’inculcation d’une série d’images, de représentations défavorables de l’indigène, donnant au social et au politique en milieu colonial, un sens, une cohérence, une rationalité de fonctionnement.

135.

Il s’agit de la première élection à laquelle sont conviés à participer, des indigènes camerounais. Intervenant en pleine situation coloniale, elle servait à désigner les membres de la première Assemblée constituante française après la guerre. La situation coloniale peut sommairement être définie comme un système contraignant de caractère à la fois juridique, économique et idéologique. La colonie est en effet placée dans une situation de dépendance juridique et politique absolue à l’égard de la métropole : ainsi la gestion en est-elle assurée par des fonctionnaires spécialement préparés à l’Administration de la France "d’Outre-mer", terminologie qui a l’avantage de montrer à l’évidence que la colonie est assimilée à un prolongement lointain et exotique de la France. Cette situation exprime une autre dépendance, cette fois-ci d’ordre économique : la prospérité et les privilèges des colons reposent en effet directement sur l’exploitation et la paupérisation des colonisés.

Enfin, l’idéologie intervient à titre de légitimation, soit sous la forme laïque — et l’on parle alors de mission civilisatrice de la France dans le droit fil des idées reçues sur la Révolution de 1789 et la Déclaration des Droits de l’Homme —, soit sous la forme religieuse de l’évangélisation : "La bourgeoisie colonialiste est aidée dans son travail de tranquilisation par l’inévitable religion ", selon Franz Fanon, qui montre alors comment "le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police ", in Les damnés de la terre, Paris, Petite Collection Maspero, 1968.

136.

Hessling (Gerti), Histoire politique du Sénégal, Paris, Karthala, 1985, p. 151-155 ; et Bruschi (Christian) : "La nationalité dans le droit colonial ", op. cit., p. 56 et p. 77-80.

137.

Après la première vague des réformes en 1946, l’immobilisme qui s’en suit pourrait s’expliquer par ce qu’écrit Grimal (Henri), citant Gonidec : "Il paraît dangereux de faire des sujets coloniaux des citoyens, sauf à titre individuel. Donner à l’ensemble des colonies le droit que possèdent les plus anciens d’envoyer des représentants au Parlement français, créerait pour la vie politique métropolitaine des perspectives inconnues. La loi du nombre risquerait d’éliminer toute représentation de l’élément blanc, débordé et noyé dans une masse superstitieuse que des meneurs adroits feraient voter à leur guise et sans qu’elle se doutât du sens du vote par elle émis d’une manière inconsciente ", in La Décolonisation de 1919 à nos jours, Bruxelles, Complexe, 1985, p. 64.

138.

Loschak (Danièle), Étrangers de quel droit ? , Paris, P.U.F., 1985, p. 12.

139.

Pradelle (Gérard de la), L’Homme juridique, Grenoble, P.U.G., 1979, p. 55-57.

140.

Claude Journès insiste sur l’intérêt de l’étude du droit colonial dans la perspective plus vaste d’une sociologie de la domination, in Procès, "Le droit colonial ", 1987-1988, n° 18, p. 6.