SECTION I : L’INDIGÈNE AUX PORTES DE LA CITÉ : UN PROCESSUS IDÉOLOGIQUE EN SITUATION COLONIALE. 141

Afin de montrer pourquoi et comment l’indigène se voit denier toute représentabilité au sein de l’organisation politique de l’État colonial, pourquoi il est laissé aux portes de la cité, en d'autres termes, pourquoi il ne peut pas voter, il nous faut remonter à la réalité positive, faite de cette dénégation de la citoyenneté à l’indigène, jusqu’aux mécanismes de justification et de légitimation de son absence dans les institutions coloniales.

En effet, dans le monde dichotomique de la colonie où cohabitent deux humanités radicalement différentes qui se distinguent à la fois par la couleur de leur peau et par leur place dans la hiérarchie sociale, les Blancs et les Noirs, 142 le lien politique et social semble procéder d’une double opération de séparation-exclusion : d’une part, la société coloniale repose sur le clivage colons-colonisés ; d’autre part, la relation coloniale est inséparable de la négation du droit à l’égalité des colonisés, alors même que la modernité prétend ne considérer que des individus abstraits et égaux en droit. 143 Cette négation du droit à l’égalité des colonisés est inscrite dans le langage même du droit, et commence par la manière de nommer le colonisé : ce langage n’oppose pas tant le colonisateur au colonisé, mais plutôt le citoyen à l’Indigène, concept générique qui finit par produire des effets spécifiques dans le champ symbolique et dont il s’avère nécessaire de procéder à la dé-construction, en retraçant notamment le procès de sa production dans le champ juridique.

De fait, les nominations du colonisé dans le discours colonial font appel aux stéréotypes anthropologiques desquels l’on peut décrypter non seulement la négation ontologique de l’indigène, il est en quelque sorte bestialisé, 144 mais aussi l’affirmation de son altérité réalisée par la colonisation.

En effet, d’un point de vue politique et idéologique, le colonialisme qui se caractérise par la péjoration systématique de l’Autre, le colonisé, va juridiciser la notion d’indigène. Par conséquent, la figure de l’Indigène, création socio-intellectuelle en apparence neutre et innocente, 145 va remplir une fonction symbolique déterminante dans l’organisation de la domination coloniale, en achevant d’institutionnaliser le fait colonial lui-même.

Notes
141.

Sur la notion de "situation coloniale ", cf. Balandier (Georges), Sociologie actuelle de l’Afrique Noire. Dynamique des changements sociaux en Afrique Noire. Paris, PUF, 1955, chap. 1er , p. 3-36

142.

Selon l’analyse de Franz Fanon, tout semble indiquer que la société coloniale fonctionne en vertu d’un système dichotomique et manichéiste à base raciste ; c’est un système dichotomique dans la mesure où le monde de la colonie est un monde compartimenté, habité par deux sortes d’humains résidant dans des quartiers différents dont la ligne de partage est balisée par les casernes et les postes de police : d’une part les Indigènes, d’autre part les Blancs, les Européens, les " Toubabs", in Les Damnés de la terre, op. cit.

143.

Peter L. Berger estime que l’abstraction semble "enracinée dans les processus institutionnels fondamentaux sur lesquels repose la modernité : le marché capitaliste, l’État bureaucratique... " in, Affrontés à la modernité : la société, la politique, la religion, Paris, le Centurion, coll. "Faire notre histoire ", 1980, p. 100 et sq.

144.

Dans les représentations de l’Africain et de l’Afrique Noire dans l’imaginaire occidental, nombred’auteurs ont insisté sur la morphologie de celui-ci. Il s’agit d’ailleurs d’une tendance fort ancienne, comme en témoigne cette description de l’intérieur du continent africain par Alphonse de Saintonge, dans sa Cosmographie publiée en 1544 : " Et au dedans de la terre, bien loing, y a gens qui n’ont point de testes et est la teste dedans la poitrine, et toute la reste forme d’homme. Et plus en Oriant y en a d’aultres qui n’ont que ung oeul au front. Et au septentrion des montagnes de zune, y en a d’aultres qui ont le pied comme une chièvre et aultres qui ont visage de chien et le reste forme d’hommes ", in Cohen (William B.), Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs, 1530-1880, Paris, Gallimard, op. cit., p. 27. Dans les descriptions du XIXe et du début du XXe siècle, si la figure du monstre disparaît quelque peu, les Africains sont encore largement décrits à l’aide de métaphores et de traits animaliers, cf. infra, Section 1, B-1 et 2.

145.

L’indigène n’est jamais que le natif d’un pays, on est tous, un indigène, c’est-à-dire un autochtone.