Prenons en considération l’entreprise coloniale au XIXeet au début du XXe siècle. Comme le montre la variété des motifs avancés pour la justifier, 148 il s’avère qu’elle a besoin d’une légitimation, c’est-à-dire d’une mise en cohérence des méthodes coloniales avec les valeurs philosophiques et morales dominantes d'une France qui s’est auto-proclamée porte-flambeau de la modernité, des Lumières, depuis la Révolution de 1789, et chez qui la mise sous tutelle des peuples coloniaux provoque des états d’âme. Jean-Claude Chesnais le montre, qui écrit que le "‘dogme de la supériorité de l’homme blanc met l’Occident en contradiction avec lui-même, puisqu’il se pose en adversaire des principes universalistes de la philosophie des Lumières’". 149 Il y a donc urgence à résoudre un problème d’acceptation symbolique de la colonisation par la société française — même si l’on constate l’imperméabilité d’une grande majorité de la population au débat colonial 150 —, comme processus fondamental conforme, sinon compatible, avec l’éthique révolutionnaire et républicaine. La toute-puissance de l’appareil d’État colonial, et les privilèges des colons, s’accommodent donc mal en première apparence, de la proclamation égalitaire de l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits."..
Les qualifications et les nominations du colonisé, tout en masquant la dure réalité de la domination que crée le lien colonial, vont participer au procès d’acceptabilité de la colonisation. Ainsi l’entrée "colonisation" dans le Dictionnaire de Robert est symptomatique de cette stratégie. 151 Cet article présente en effet une absence remarquable : celle des colonisés. Les colonies seraient des pays vides, dans lesquels les colons venus de l’autre côté de la rive viendraient s’installer sans problèmes". 152 De fait, les différentes nominations du colonisé s’insèrent dans un discours qui rend "nécessaire" l’action colonisatrice ; celle-ci présuppose la production d’un "récit idéologique" au sens où le conçoit Jean-Pierre Faye : "‘autour des mots clés et de syntagmes fondamentaux, il n’est pas seulement ce qui énonce l’action rapportée : il est aussi ce qui produit l’action qui se fait’". 153 En quelque sorte, la meilleure nomination du colonisé est celle qui lui confère également une essence qui le prédispose naturellement à être colonisé, parce que la légitimité de la colonisation ne vient que de son caractère juste et/ou rationnel.
Comme résolution, du point de vue des maîtres d’œuvre de la colonisation — missionnaires, écrivains des divers genres juridiques, politiques, littéraires..., administrateurs —, du "problème perceptif de "la Saisie de l’Autre", 154 du colonisé, dans le cadre de la culture globale métropolitaine, ce dernier est identifié à travers sa constitution physique et mentale, de manière telle que la violence fondamentale de l’emprise coloniale se transfigure en une œuvre "généreuse", contribuant à l’expansion du progrès, réalisant ainsi le devoir de civilisation allégué par Jules Ferry.
Aussi, les mots et les noms qui servent à désigner le colonisé, par leur pouvoir de suggestion, annoncent à celui-ci, "‘non ce qu’il a à faire, comme les ordres, mais ce qu’il est, (et) l’amènent à devenir durablement ce qu’il a à être’". 155 Car les noms de qualité, tel "le barbare", partagent avec les noms communs, une intention performative : "‘L'insulte, comme la nomination, appartient à la classe des actes d’institution et de destitution plus ou moins fondés socialement, par lesquels un individu, agissant en son nom propre ou au nom d’un groupe plus ou moins important numériquement et socialement, signifie à quelqu’un qu’il a telle ou telle propriété, lui signifiant du même coup d’avoir à se comporter en conformité avec l’essence sociale qui lui est ainsi assignée’". 156
Ce travail de production de l’altérité du colonisé, qui le rend à la fois semblable au colonisateur, mais aussi spécifique, exploite donc au mieux les différences objectivement repérables — telles les différences raciales par exemple —, tout en évitant de créer une rupture idéologique insupportable avec l’éthique républicaine. Mais l’on perçoit les ambiguïtés et les contradictions de cette action coloniale française dans toutes les nominations successives ou simultanées du colonisé : Les textes juridiques autant que les rapports administratifs évoquent indifféremment les "Africains", les "Nègres" ou encore les "peuplades" d’Afrique tropicale !
Si la conscience commune tend à ne retenir aujourd’hui que la justification tirée de l’œuvre humanitariste, les coloniaux et les anticoloniaux se sont affrontés à l’époque sur une grande variété de thèmes : la puissance et la grandeur de la France, l’utilité économique des colonies, des devoirs d’évangélisation... Cf. Ageron (Charles-Robert) : France coloniale ou Parti colonial ?, op. cit., p. 44-98 ; Liauzu (Claude) : Aux origines du tiers-mondisme. Colonisé et anti-colonialistes en France 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1982, 247 p. ; Bruhat (Jean) : "Colonialisme et anticolonialisme ", in Encyclopédia Universalis, volume 5, 1989, p. 116-120.
Chesnais (Jean-Claude) : La revanche du tiers-monde, op. cit., p. 49.
Roger-Henri Guerrand fait remarquer que "si l’expérience coloniale fut la vie quotidienne de milliers de Français, pour l’ensemble de la nation, elle ne représente qu’un rêve", "Les clairons de la nostalgie ", in Au temps des colonies, op. cit., p. 10. En fait, la question coloniale a rarement constitué le point central du débat public (contrairement à la décolonisation). Elle affleurait plutôt dans les coulisses parlementaires, à l’instigation du Parti colonial, cf. Ageron (Charles-Robert) : " Le parti colonial ", in Au temps des colonies, op. cit., p. 72-81.
Le dictionnaire Robert définit ainsi le mot colonisation : " 1°) Le fait de peupler de colons, de transformer en colonie. 2°) Mise en valeur, exploitation des pays devenus colonies ". Cité par Calvet (Louis-Jean) : Linguistique et colonialisme, op. cit., p. 12.
Ibid., p. 12.
Faye (Jean-Pierre), La critique du langage et son économie, Paris, Galilée, 1973, p. 49.
Seidel (Gill), "Le discours d’exclusion : les mises à distance, le non-droit ", in Mots, 1984, n° 8, Presses de la F.N.S.P., p. 5-16.
Bourdieu (Pierre), Ce que parler veut dire, op. cit., p. 37.
Ibid., p. 100.