2. – L ’auto-référentialisation du colonisateur et la naturalisation du colonisé.

Ainsi, l’énonciation même de la relation coloniale devait présenter un caractère de compatibilité avec les principes éthiques et philosophiques fondateurs de la modernité républicaine, et se manifester dans l’opération de nomination, c’est-à-dire de qualification des colonisés dans le discours du droit. Car il semble que ce discours ne peut jamais objectiver les rapports sociaux qu’à la condition de reposer sur des qualifications en catégories opérationnelles, c’est-à-dire des catégories qui sont dotées d’une efficacité pratique plus ou moins "spontanée". 157 Cela impliquait également une certaine stabilité dans ces nominations, qu’on est loin de reconnaître dans le langage "officiel" de la colonisation en Afrique Noire, un peu à la manière de ce qui a pu être observé dans un territoire de colonisation ancienne comme l’Algérie. 158

L’acte de nomination des autochtones, tantôt qualifiés d’indigènes (avec la nuance de mépris contenue dans ce terme), tantôt de naturels, s’inscrit donc dans un discours dont la fonction première,  à l’instar de tout "discours d’influence", est de mettre en scène les individus et les groupes  "‘dans un monde social où le but est d’agir sur l’autre pour le faire agir, le faire penser, le faire croire, etc’". 159 On peut donc postuler que l'acte de nomination participe assurément du travail de production idéologique qui donne du sens aux rapports sociaux en général, et au politique plus particulièrement. 160 Toute l’habileté des rhéteurs de l’entreprise coloniale va donc consister à faire de cette dernière, une "puissance ( qui paraît) inscrite dans la nature des choses plutôt que dans l’histoire", selon l’expression de Georges Balandier. 161

En dehors du langage, un autre des instruments privilégiés pour atteindre cette finalité du colonisateur est incontestablement l’éducation. Elle permet à la nation colonisatrice d’assurer la "conquête morale", selon l’expression de Georges Hardy, 162 tout en élevant à l’humanité, les populations primitives. "‘Pour accomplir et surtout pour réussir une telle œuvre de transformation, c’est aux jeunes qu’il faut s’adresser, c’est l’esprit de la jeunesse qu’il faut pénétrer, et c’est par l’école seule que nous y arriverons’", écrivait déjà en 1897 le Gouverneur Chaudié dans une circulaire. 163 Il faut, enchaînait Albert Petit dans Le Journal des Débats, du 22 août 1900, faire comme les Romains qui, à travers l’instruction, marquèrent d’une empreinte indélébile les peuples qu’ils soumirent. Pour ce faire, constate Pierre Alexandre, une seule langue sera enseignée à l ‘école, le français, toutes les autres n’étant que folklore. L’usage du français était donc de rigueur même pendant la récréation. 164

En somme, de François 1er à Jules Ferry en passant par Richelieu et Robespierre, la politique ne changera pas dans ce domaine. "Le Français" étant l’Homme Étalon universel (comme le mètre de Breteuil s’entend) sa langue est la langue on offre aux Africains ce qui existe de mieux, en matière de culture dans l’humanité tout entière". 165 L’idée positive de la diffusion du savoir par l’instruction se trouvait, comme en d’autres matières, diminuée par le complexe originel de supériorité de la culture française. "‘Dans les écoles primaires, écrit Luc Garcia, l’essentiel du programme scolaire consistait à exalter les vertus de la nation colonisatrice’", 166 non point seulement pour instruire les écoliers noirs des hauts-faits de ladite nation, mais aussi et d’abord pour leur prouver la vanité de leur fierté et l’insignifiance de leur propre culture. Les instructions du Gouverneur Roumel sont révélatrices à cet égard. Celui-ci écrivait  que : "‘Par un enseignement bien conduit, il faut amener l’indigène à situer convenablement sa race et sa civilisation au regard des autres races et civilisations passées et présentes. C’est un excellent moyen d’atténuer cette vanité native qu’on lui reproche, de le rendre modeste, tout en lui inculquant un loyalisme solide et raisonné’". 167

Ce qui paraît décisif dans cette politique coloniale d’apprentissage de la langue coloniale aux indigènes, c’est qu’elle ouvrait la porte à la culture étrangère et que, comme l’indique Frantz Fanon, parler une langue, c’est accepter un monde. 168 Avec la nouvelle langue vient une nouvelle histoire – celle du colonisateur – et de même que la langue et l’histoire de l’homme blanc sont "supérieures" à la langue et à l’histoire des Africains, la civilisation blanche est supérieure à la civilisation africaine. "Civilisation", terme qui fait florès à l’époque, et "Blanc" deviennent des compléments indissociables. Être civilisé, c’est être blanc – c’est-à-dire agir et penser selon les préceptes de la culture blanche. Selon Fanon, pour qu’il y ait morale "civilisée", il faut que disparaisse de la conscience de l’Africain le noir, l’obscur, le nègre. 169

L’équation "blanc" et "civilisation" dans l’esprit des Africains implique que le binôme inverse soit également vrai : être noir, c’est ne pas être civilisé. L’acculturation coloniale de l’Africain sous-entend clairement le "racisme". L’Africain cherchera à surmonter son complexe d’infériorité raciale en s’identifiant totalement à l’homme blanc, et cette identification ira souvent bien au-delà de l’adoption de l’histoire blanche, de la langue blanche et de la culture blanche.

Revenons au langage de la colonisation, et plus particulièrement à l'acte de nomination du colonisé. Avec ironie, Jean-Paul Sartre note dans Situation III que : Tout le monde a saisi ce qu’il y a de méprisant dans le terme de naturel qu’on emploie pour désigner les indigènes d’un pays colonisé. Le banquier, l’industriel, le professeur même de la métropole ne sont les naturels d’aucun pays, ils ne sont pas naturels du tout !" 170

De fait, il est possible d’affirmer que les doctrines coloniales recèlent, au moins à l’état latent, une certaine conception de la Nature, puisqu’elles présentent de manière constante la colonisation comme un acte de fondation.

En effet, dans la parole, les colons, administrateurs et autres missionnaires, se donnent à voir comme des praticiens qui ont l’heureuse fortune de pouvoir transformer l’ordre des choses. Le monde des colonisés apparaît alors comme "‘une sorte de matière première brute, de réservoir de matériaux qu’il faut tenter, avant même d’ordonner, de former’" 171   à tel point que la figure du colonisateur va se diluer dans celle d’un fondateur d’un ordre politique et humain supérieur, " ‘tel l’ingénieur qui donne forme et ordre à un matériau pré-humain’". 172

Cette saisie des populations africaines comme êtres à coloniser est inséparable d’une démarche concomitante de hiérarchisation qui fonde le colonisateur dans son droit. 173 Si cette attitude est fort ancienne, 174 elle se manifeste singulièrement chez les biologistes et les anthropologues du XIXe et du début du XXe siècle. Ils ont "‘attribué différentes valeurs aux différentes races connues ou décrites’". 175 En effet, le critère racial/biologique devient déterminant dans la saisie du monde colonial en Afrique noire : il irradie véritablement les relations entre colons et colonisés, en leur donnant un relief relationnel et institutionnel qu’elles n’ont pas si l’on se réfère par exemple aux colonies dites de peuplement comme le Canada ou les États-Unis. 176

Le fameux devoir de civilisation à la charge des "races supérieures", que Léon Blum reprend quelques décennies après Jules Ferry, 177 relève en conséquence d’une démarche d’imposition de l’autoréférentialité du colonisateur. Le colonisé est d’abord saisi dans sa différence ; mais dans le même temps où son altérité est constituée et reconnue, il se prend pour "référence" et s’efforce de voir en lui un Étranger, c’est-à-dire un "particulier face au général". 178 Il pose donc sa constitution physique et sa constitution morale-politique comme étalons de l’humanité vraie, ce qui l’autorise ensuite à se situer, comme "être supérieur !" 

Finalement, l’ambition implicite de la démarche intellectuelle et idéologique de naturalisation du colonisé, consiste à produire une justification de la hiérarchie et de l’inégalité qui sont à la base de la société coloniale ; pour cela, la particularisation du colonisé permet de le chosifier, de manière à permettre "l’appropriation de son corps". 179 En d’autres termes, sa qualification et sa nomination établissent que sa constitution mentale et morale inachevée en font un être dont "la parole" est tout simplement irrecevable. 180

Pour autant, cette production de l’altérité du colonisé s’insère par ailleurs dans une vision de la continuité entre ces sociétés lointaines d’Afrique tropicale, "exotiques" disait-on, et les sociétés européennes, de sorte que l’œuvre coloniale apparaît par avance comme un "instrument d’accélération de l’histoire". 181 Pour cela, il a fallu renvoyer les populations africaines en question dans la Nature, afin de montrer à quel point leur "nature" — c’est-à-dire leur essence et leurs caractères, 182 étaient d’abord le produit complexe de deux ordres de variables : les variables géographiques et biologiques d’une part, et les variables historiques et culturelles d'autre part. 183 En effet, la stigmatisation des traits comportementaux des "peuplades" et "tribus", ainsi nommées s’insère dans un régime de production de la vérité qui mobilise les divers modes de connaissance de la France de la seconde moitié du XXe siècle, parmi lesquels les Sciences sociales.

Outre les désignations "spontanées", le discours colonial est en effet largement influencé par les nominations que proposent les sciences sociales nées au XIXe siècle, et plus particulièrement l’anthropologie et l’ethnologie, 184 qui placent l’Africain au cœur d’une opération de racisation se traduisant par une rigoureuse séparation de l’espace dans lequel évoluent Blancs et Noirs.

Notes
157.

Pradelle (Gérard de la), L’Homme juridique, op. cit., p. 17 ; et, toujours du même auteur : Essai d’introduction du droit français, tome 1 Les Normes, 1991, p. 4-15.

158.

Henry (Jean-Robert), "La norme et l’imaginaire. Construction de l’altérité juridique en droit colonial algérien ", in Procès, "le droit colonial ", op. cit., p. 16-24.

159.

Ghiglione (Rodolphe), Je vous ai compris, ou l’analyse des discours politiques, Paris, A. Colin, 1989, p. 9.

160.

Après avoir déterminé le sens dans lequel nous appréhendons l’idéologie, (cf. supra) nous retenons également pour l’instant, avec Nicos Poulantzas, que " les idéologies fixent un univers relativement cohérent, non pas simplement un rapport réel, mais aussi un rapport imaginaire, un rapport réel des hommes à leurs conditions d’existence investi en un rapport imaginaire. Ce qui veut dire que les idéologies se rapportent, en dernière analyse, au vécu humain, sans être pour autant réduites à une problématique du sujet-conscience ", in Pouvoir politique et classes sociales, Paris, Maspero, 1970, p. 223-224. Toutefois, notons également que " les systèmes idéologiques sont des achèvements qui ne récapitulent ni n’épuisent les rapports sociaux [et] empruntent aux idéologies les éléments de leur propre émergence " : Dumont (Fernand), Les idéologies, Paris, P.U.F., 1974, p. 47.

161.

Balandier (Georges), "Il était une fois la colonie ", op. cit., p. 3.

162.

Hardy (G.), Une conquête morale. L’Enseignement en AOF, Paris, A. Colin, 1917.

163.

Cité par L. Garcia, "L’organisation de l’instruction publique au Dahomey 1894-1920 ", C.E.A. n° 41, Vol. XI-1, pp. 81-82.

164.

Harding (Leonhardt), L’école des pères Blancs au Soudan français 1895-1920, C.E.A. n° 41,Vol. XI-1, p. 120.

165.

Alexandre (Pierre), Langues et langue en Afrique Noire. Paris, 1967 ; cité par L. Garcia, art. cit., p. 83.

166.

Garcia (L), op. cit., p. 83.

167.

Cité par Moumouni (O.), L’éducation en Afrique, Paris Maspero, 1964, p. 54.

168.

Fanon (Frantz), Peau noire, masques blancs, Paris , Le Seuil, 1971.

169.

Ibid.

170.

Sartre (Jean-Paul), Situation III, Paris, Gallimard, 1949.

171.

Edmond (Michel-Pierre), "Machiavel et la question de la Nature ", in Revue de Métaphysique et de Morale, 1989 (n° 3), p. 349.

172.

ibid., p. 349.

173.

Cette re-constitution de l’identité du colonisé est véritablement législation, car comme Roland Barthes le déclarait, le " langage est législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif, ordo veut dire à la fois répartition et commitation ", in Leçon, Paris, Seuil, 1977, cité par Ghiglione (Rodolphe), Je vous ai compris, ou l’analyse des discours politiques, op. cit., p. 17.

174.

Rouland (Norbert), Anthropologie juridique, op. cit., p. 15-16.

175.

Peters (George), Racisme et science, op. cit., p. 24.

176.

Pierre-François Gonidec estime que la distinction des "colonies de peuplement " et des "colonies de plantation" est peu pertinente, tout au plus elle peut affecter l’intensité du régime colonial, sa nature demeurant toujours identique : Voir "L’Afrique colonisée " in Encyclopédie juridique africaine, Paris, tome 1, p. 23.

177.

Cf. Ageron (Charles-Robert), Au temps des colonies, op. cit., p. 8.

178.

Seidel (Gill), "Le discours d’exclusion : les mises à distance, le non-droit", op. cit., p. 5.

179.

Ibid., p. 16. Il s’agit alors d’un procédé qui frappe par exemple les femmes, dont les seules propriétés magnifiées sont celles qui correspondent à la fonction maternelle-reproductrice !

180.

Norbert Rouland rappelle ainsi que dans l’esprit des Grecs, " le Barbare fut d’abord celui qui parle différemment, mais n’est pas nécessairement un étranger, ni un inconnu ", in Anthropologie juridique, op. cit., p. 16.

181.

Ibid., p. 16.

182.

S’employant à préciser les conceptions aristotélicienne et platonicienne de la nature, E. Guillon écrit que " l’essence d’une chose ou d’une personne est l’ensemble des caractères intimes de cette choses ou de cette personne qui persistent au milieu des changements ou modifications accidentels. La Nature de quelque chose, c’est ce que cette chose est, au fond, par delà (ou à travers) son apparence particulière ", in Introduction à la philosophie, Paris, Hatier, 1988, p. 15.

183.

Béti (Mongo), Tobner (Odile), Dictionnaire de la négritude, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 20.

184.

L’ethnologie a longtemps été considérée comme la discipline décrivant les mœurs des différents peuples et plus précisément des peuples dits archaïques ou primitifs. Les Anglo-Saxons ont tendance à abandonner ce terme d’ethnologie, pour utiliser surtout celui d’anthropologie, qui représenterait la troisième étape d’une même recherche : ethnographie, i.e. le travail matériel sur le terrain, la collection de matériaux ; ethnologie ; anthropologie. Cette dernière comprendrait l’étude de l’homme dans sa totalité. L’évolution de la discipline a conduit les Britanniques à utiliser le terme d’anthropologie sociale : en partant des objets, productions et œuvres humaines de l’homo faber, elle aboutit aux activités sociales, alors que les Américains parlent d’anthropologie culturelle, visent au départ ces activités, pour descendre jusqu’aux objets.

" En France, l’anthropologie est quelque peu vidée par son contenu et sa signification limitée à l’anthropologie physique, c’est-à-dire l’étude des types morphologiques, des races, etc. C’est l’ethnologie qui correspond à ce que les Anglo-Saxons entendent par anthropologie.  Cf. Grawitz (Madeleine), Méthodes des sciences sociales, Paris, Éd. Dalloz, 1993, p. 165. Sur le plan international, le terme d’anthropologie est de plus en plus employé à la place d’ethnologie. Ce sont deux termes que nous utilisons ici indifféremment.