1.– La perception anthropologique des populations africaines.

L’interrogation anthropologique repose sur une certaine manière de concevoir le monde sensible à travers la signification qu’elle accorde à la notion de nature : non pas la nature au sens restreint et commun d’ensemble du monde physique, mais "‘plus largement des conditions générales — matérielles, mais aussi intellectuelles et affectives auxquelles se trouve soumise l’humanité dans son ensemble : la Nature est donc affectée d’un caractère d’universalité’". 186 Le continent africain s’offre donc à la colonisation comme un champ d’expérimentation ; mais l’état et l’évolution des sociétés africaines ainsi découvertes sont situés dans l’unilinéarité du temps. La récupération de la théorie darwinienne de l’évolution dans le champ des sciences sociales et historiques permettait alors de situer les sociétés africaines sur des zones frontières de la "véritable" humanité. Par ailleurs, la symbolique de la Lumière et de l’obscurité, qui s’appuie dans ce contexte sur les différenciations pigmentaires, constitue une illustration de la dimension imaginaire et mystique de la dévalorisation des populations africaines.

Afin de désigner ces populations africaines, nous avons vu que des vocables dont la plupart sont issus de l’anthropologie sociale et culturelle 187 sont proposés aux administrateurs et aux légistes des territoires coloniaux. Du fait que ces vocables sont déjà chargés de sens, ils font la preuve d'un souci de classification que cette discipline a hérité de l’anthropologie physique et de la zoologie. 188

En effet, si les individus disparaissent dans les nominations en termes de "peuplades" ou de "tribus" au profit d’une valorisation des communautés colonisées qu’ils forment. De fait, la valorisation n'est qu'apparente. Dans le vocabulaire historique et scientifique européen de cette époque en effet, "peuplades" et "tribus" sont des appellations qui qualifient péjorativement des groupes humains situés à l’enfance de l’espèce humaine. Ces appellations de l'anthropologie qualifient notamment des sociétés humaines dont les valeurs et l’organisation renvoient d’abord à la "mentalité primitive". De la sorte, les colonisés sont d’abord saisis à partir des propriétés objectives ou naturelles constitutives de leur identité collective, au point que la question de leur individualité et de leur subjectivité devient totalement dérisoire.

Par l’entremise de la fameuse théorie des climats, il semble même qu’un auteur comme Montesquieu ait significativement influencé la perception que les juristes et administrateurs coloniaux avaient de l’homme africain et des peuples noirs.

Considéré au XIXe siècle comme le plus grand essayiste français, Ernest Renan, se situant dans la filiation de la pensée de Montesquieu, utilise la formule suivante que les enquêtes ethnographiques du début du XXe siècle récupèrent à la manière d’un axiome :

‘"Les peuples des pays chauds sont timides, ceux des pays froids sont courageux !" 189

La théorie des climats ou l’idée que l’environnement écologique détermine de manière substantielle les modes de vie et le politico-juridique, joue alors un rôle fondamental dans l’élaboration de l’idéologie coloniale. Résumant l’apport de Montesquieu en ce domaine, Paul Vernière écrit que ‘"l’homme dans sa réalité biologique, dans ses implications sociales et juridiques est impérieusement lié à son milieu, à sa terre, qui n’est plus un décor, mais une matrice’". 190 Dès lors, dans l’interprétation fonctionnelle du raisonnement de l’auteur de l’Esprit des lois à laquelle procède le discours de la colonisation, les propriétés intrinsèques de l’Africain, ou du Nègre, se donnent à lire dans le déterminisme du milieu naturel. Les caractères comportementaux qu’il présente étant directement rattachés à sa race, l’utilisation de cette dernière notion va sciemment amalgamer les deux sens que lui prêtent habituellement les anthropologues :

  • la race au sens biologique, décrivant un "groupe d’individus qui se distingue des autres par un ensemble de caractères biologiques psychologiques ou sociaux se transmettant par hérédité"; 191 le terme de race ainsi entendu renvoyant au sens du mot allemand Rasse ;
  • la race culturelle identifiant alors une "catégorie de personnes ayant le même comportement, les mêmes goûts, les mêmes inclinations". 192

Partant de cette confusion entre les caractères dont la transmission relève de l’hérédité, c’est-à-dire de la reproduction, et d’autres qui sont issus de l’héritage c’est-à-dire de l’éducation, Ernest Renan voit "‘un guerrier dans l’Européen, un ouvrier dans l’Asiatique [et] un paysan dans l’Africain’". 193 Il établit ainsi une évidente valorisation des uns, et une non moins évidente dévalorisation des autres !

Toujours dans la perception des populations africaines par l’anthropologie classique, la démarche de Darwin est récupérée et l’on débouche sur l’utilisation de métaphores zoologiques assimilant les Africains aux bêtes sans âme. 194 Témoignant de la constance de cette déviation biologisante, Arnold Van Gennep, dans la préface à l’ouvrage du biologiste Alfred Cort Haddon, fait remarquer ce que "‘le caractère commun des nombreuses publications d'A. C. Haddon est l’application aux faits de civilisation de la méthode d’investigation, de classement et d’interprétation de la zoologie et de la biologie’". 195

Ainsi, malgré, et peut-être à cause de leur variété, 196 les populations africaines sont renvoyées à l’enfance de la civilisation française, parce qu'elles présentent la caractéristique commune d’être des sociétés en état de minorité incapables de satisfaire leurs besoins parce que prisonnières de leur milieu. 197

Pour ce qui concerne l’ethnologie de la genèse de l’Africain, qui découle de l’inspiration chrétienne/biblique, elle évoque quant à elle la malédiction de Cham pour décrire la situation des peuples noirs. Cette interprétation ethnique à caractère généalogique établissant une filiation entre les peuples noirs de la fin du XIXe siècle et le fils de Noé, serait apparue "‘dans des interprétations talmudiques dès le VIe siècle et se serait perpétuée dans les traditions judaïques médiévales’". 198 L’équation nègre = fils de Cham permettait alors d’expliquer la prédisposition des peuples noirs à l’esclavage. Mais il n’était pas exclu qu’ils puissent trouver leur salut, notamment grâce à l’évangélisation : " ‘la malédiction pèse sur les corps, mais peut être levée sur les âmes’". 199

Dans un discours prononcé le 18 mai 1879 à l’adresse des nations civilisées que sont, selon lui, "les quatre nations d’où sort l’histoire moderne : la Grèce, l’Italie, l’Espagne, la France , au cours d’un banquet ayant pour objet la commémoration de l’abolition de l’esclavage, on retrouve cette représentation des peuples noirs chez Victor Hugo qui déclare : "Unissez-vous, allez au sud. Est-ce que vous ne voyez pas le barrage ? Il est là, devant vous, ce bloc de sable et de cendre, ce monceau inerte et passif qui depuis six mille ans, fait obstacle à la marche universelle, ce monstrueux Cham qui arrête Sem par son énormité. L’Afrique". Poursuivant, il s’exclame : "‘Quelle terre que cette Afrique ! L’Asie a son Histoire, l’Amérique a son Histoire, l’Australie elle-même a son Histoire qui date de son commencement dans la mémoire humaine ; l’Afrique n’a pas d’Histoire ; une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe…Allez Peuples, emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? À personne : prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la …’ "

Plus proche de nous, Jean-Pierre Chrétien résume les pensées du professeur Charles Cuvier qui utilise comme "‘arguments les aspects "laid" et "dégénéré" de la physiologie de ces peuples, le caractère "simpliste" de leurs langues "sonores et agglutinantes", la tournure "barbare et matérialiste" de leurs mœurs (fétichisme, sorcellerie, anthropophagie, indécence, polygamie, guerres, traites...)’". 200

Au total, par rapport au type européen blanc, le nègre d’Afrique apparaît comme un être dégénéré, sans histoire, dont les facultés intellectuelles et morales se caractérisent habituellement par la paresse, l’esprit de sujétion et le débordement sexuel. L’anthropologie des races, en tant que discipline scientifique, confirme cette image du Nègre d’Afrique qui ne rompt point avec la représentation monogénique de l’interprétation biblique.

Dans le cadre de l’École d’Anthropologie de Paris les descriptions des nègres insistent elles aussi sur leurs traits morphologiques et moraux : nudité, entendement borné en raison d’une craniologie particulière, sensualité forte et moralité faible... En somme, "‘les descriptions physiologiques (...) tendent à animaliser le Noir’". 201   En ce sens, André Lefèvre évoque "‘ces milliers de gorilles grossis qui pullulent et végètent sur un sol pourtant plein de richesses et de ressources’". 202

Cette description des sociétés africaines n’est point spécifique au discours anthropologique qui semble s’efforcer de donner un aspect scientifique à des représentations qui agissent comme des poncifs tout au long du XIXe siècle colonisateur sur le continent africain. Cette figure du Noir, dès le XVIe siècle, s’insère dans une géographie qui témoigne d’une vision véritablement planétaire du monde, universelle : la personnification de l’Afrique semble prendre appui sur "‘l’unité de la création et (constitue) l’affirmation d’un ordre préétabli, cosmologique’"; 203   Ladislas Bugner relève même "‘qu’à mesure que, subreptice, l’Afrique s’enfouit sous le masque du Nègre, le Blanc appréhende sa noirceur secrète, exalte son apothéose par un noir plus noir que noir’". 204 En effet, la fusion des termes Nègre/Esclave achève de réaliser une péjoration de l’image du Négro-africain, celui-ci symbolisant alors dans la littérature et l’art, l’interdit, la transgression (ici, l’influence de la catholicité explique que la figure du Noir privilégie des transpositions comme la notion de démon ou d’ennemi héréditaire), l’objet de frayeur ou de nostalgie (voir les variations mythologiques du Sauvage bon ou mauvais).

Roger-Henri Guerrand constate ainsi qu’au début du XXe siècle, l’édition française marque une préférence pour les œuvres littéraires ou picturales basées sur l’exotisme et les fantasmes propres à fournir une image dégradée de l’autochtone africain : alors que par moments l’Afrique apparaît "majestueuse", "merveilleuse" ou encore prodigieuse, 205 la tendance constante est cependant à considérer que "‘la plupart du temps, l’indigène est un personnage à l’allure simiesque, aux instincts pervers, au génie trompeur et destructeur, qui sait se dissimuler sous des apparences obséquieuses’". 206 En fait, "‘la colonie se dévoile comme une terre de tragédie’ ". 207   En récupérant quelque peu de manière grossière la théorie des climats de Montesquieu, par la référence au soleil, les écrivains racontent une histoire des peuples africains victimes de l’accablement solaire : "‘sous la torpeur débilitante du ciel tropical, les consciences se dégradent et permettent au libertinage et aux perversions de se développer comme des chancres vénéneux’". 208

Finalement, on peut constater que l’étude du dispositif idéologique de la colonisation permet de saisir la parenté de textes et discours qui s’inscrivent par ailleurs dans des genres différents ; car comme le dit Tzvetan Todorov, "‘la même idéologie sera à l’œuvre dans des écrits littéraires, des traités scientifiques et des propos politiques’". 209 Un peu partout donc, on peut mettre en relief le fait que les critères de différentiation-discrimination entre la Métropole et la Colonie — aussi nommée l’Outre-mer , comme nous le verrons de plus en plus par la suite —, partent de la donnée géographique qui se présente ainsi comme une variable déterminante de l’histoire dans le cadre des rapports entre l’Occident et le monde africain.

De l’analyse qui précède, on constate que l’Africain est au cœur d’une opération de racisation, dont rend compte l’étude rapide des discours et textes relatifs à la description des sociétés où il vit. Entre cette opération de racisation et l’anthropologie, il se passe comme une relation phagocytaire mutuelle.

Notes
186.

Ibid., p. 26.

187.

Cf. Calvet (Louis-Jean), Linguistique et colonialisme, p. 56 ; les anthropologues et les ethnologues ont cherché rapidement à aller au-delà des désignations génériques courantes afin de se singulariser comme démarches scientifiques. Avec les linguistes, ils n’ont jusqu'à ce jour, cessé de se quereller sur la façon de désigner tel ou tel groupe humain, de baptiser les différentes ethnies ou " tribus " de manière à ce que leur nomination ait un rapport avec leur être. Sur ce point, il y a lieu de consulter également Leclerc (Gérard), Anthropologie et colonialisme...

188.

S’agissant du Cameroun, cet esprit de classification est patent chez un administrateur comme Henri Labouret qui s’autorise des travaux de linguistes pour établir une classification des "peuplades", des "tribus" qui habitent les territoires de ce pays et ses voisins. Cf. Labouret (Henri), Le Cameroun, Paris, Paul Harmattan éditeur, 1937, p. 9 et sq. Dans le même ordre d’idées, après avoir décrit le peuplement du Cameroun — où défilent tour à tour ce qu’il qualifie de "Vieux Bantous" ( Basso, Bakoko, Bassa, Djem, Maka, etc.), "Jeunes Bantous" ou Pahouins (Ewondo, Boulou, Eton, Ntoumou, etc.), "Bantous du Centre" (Yambassa, Bafia, Banen, etc.), "Semi-Bantous" (Bamiléké, Bamoun, Tikar, etc.), "Soudanais" (Babouté, Baya, ensemble de populations dites Kirdi), "Hamito-Sémites" (Peuhls, Arabes Choa, etc.) — Lembezat conclut : "Tel était, mosaïque, marqueterie de races et de peuples, tel était le Cameroun au siècle dernier ". Cf. Lembezat (Bertrand), Le Cameroun, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1965. Le soin du détail et de la différenciation va encore plus loin chez Idelette Dugast, qui dans son ouvrage au titre éloquent, procède à un inventaire ethnique au sud du Cameroun. Pour chaque ethnie, l’auteur décrit les caractéristiques culturelles, linguistiques et même somatiques, évidemment différentes d’un groupe à l’autre. Cf. Dugast (I.), L’inventaire ethnique du Sud-Cameroun, Publication de l’Institut français d’Afrique Noire, Yaoundé, 1949.

189.

Béti (Mongo), Tobner (Odile) : Dictionnaire de la négritude, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 20.

190.

Vernière (Paul) : Montesquieu et l’esprit des lois ou la raison impure, Paris, SEDES, 1977, p. 81-82.

191.

Peters (George) : Racisme et science ; p. 15.

192.

Ibid., p. 15.

193.

Béti (Mongo), Tobner (Odile) : Dictionnaire de la négritude, op. cit., p. 20.

194.

Larousse : Grand dictionnaire universel du XXe siècle (1866-1876) : "La coloration de la peau n’est pas la différence la plus caractéristique qui existe entre l’espèce noire et l’espèce blanche. La structure anatomique nous présente un intérêt d’une tout autre importance, puisqu’elle rapproche le nègre de l’orang-outang presque autant que du type de l’espèce blanche ou caucasique. Il n’est pas étonnant, pour cette raison, que quelques philosophes anatomistes aient avancé que les singes étaient la racine originelle du genre humain [...] in Revue Pourquoi ?, Race et civilisation, novembre 1992, n° 227, p. 26.

195.

Haddon (Alfred Cort), Les races humaines et leur répartition géographique, Paris, Librairie Félix Alcan, 1930, p. 8.

196.

Comme nous l’avons vu avec B. Lembezat et H. Labouret (cf. supra) parallèlement à leur démarche globalisante, les responsables coloniaux ont cherché à inventorier les populations soumises à leur domination. Étudiant les populations du Cameroun, H. Labouret évoque les classifications des linguistes et autres anthropologues : " Ceux-ci distinguent en effet parmi les populations Nègres et Négroïdes celles qui parlent des langues soudanaises et celles qui usent d’idiomes dit bantous ", in Le Cameroun, op. cit., p. 8.

197.

Henri Labouret, op. cit., p. 9, écrit que " la nourriture de ces populations n’est pas toujours suffisante, en dépit des efforts de l’Administration, des services médicaux et des missions pour faire augmenter les superficies cultivées et procurer à ces indigènes des moyens d’améliorer leur bien-être et le niveau de leur existence (...) ; le même problème est posé dans tout le reste de l’Afrique ".

198.

Chrétien (Jean-Pierre), " Les deux visages de Cham. Points de vue français du XIXe siècle sur les races humaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale ", in Guiral (Pierre), L’idée de race dans la pensée politique contemporaine, p. 174.

199.

Ibid., p. 175.

200.

Ibid., p. 175.

201.

Ibid., p. 178.

202.

Lefèvre (André), "Races, peuples, langues de l’Afrique", Revue de l’École d’Anthropologie de Paris, 1892, p. 65-66.

203.

Bugner (Ladislas), L’image du Noir dans l’art occidental, tome 1, Paris, Bibliothèque des Arts, 1976, p. 28.

204.

Ibid., p. 32.

205.

Guerrand (Roger-Henri), "Les clairons de la nostalgie", op. cit., p. 13.

206.

Ibid., p. 13.

207.

Ibid., p. 14. Cf. également Astir Loufti (Martine), Littérature et colonialisme, l’expression coloniale dans la littérature française, Paris, 1971.

208.

Guerrand (Roger-Henri), ibid., p. 14.

209.

Todorov (Tzvetan), Préface à Said (Edward), L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980, p. 7.