2. – La déviation raciste caractéristique de l’anthropologie classique.

Revenons à la notion de race précédemment abordée. En usage à partir du XVe siècle, ce mot de race vient du latin ratio, qu’on pourrait traduire par "ordre chronologique". Son acception biologique, plus tardive et réservée d’abord aux seuls animaux, garde la trace de cette origine puisque ce mot va, petit à petit, évoquer, nous dit l’Encyclopedia Universalis, "un ensemble de traits biologiques et psychologiques qui relient ascendants et descendants dans une même lignée". Ainsi doté de ses deux attributs essentiels, l’un qui postule l’existence de populations homogènes dotées de caractères particuliers et l’autre l’hérédité de ces caractères, le "concept" de race, qui n’était, à l’origine, qu’un terme technique d’élevage, ne concerne véritablement l’homme, très progressivement, qu’à partir du XVIIe siècle.

Si les Espagnols opposent, dès le XVIe siècle, la "mission civilisatrice" de l’Espagne en Amérique à l’ "infériorité naturelle" et à la "perversité" des Indiens, ils ne se fondent pas alors, pour exprimer ces préjugés xénophobes, sur la notion de race, qui n’est pas encore en usage. En revanche, bien avant la fondation de la théorie des climats par Montesquieu, dans son Journal des Sçavans, à la date du 24 avril 1684, François Bernier, précurseur de l’anthropologie physique, propose déjà de distinguer "‘les différentes espèces ou races d’hommes’" et de les répartir selon leurs lieux d’existence : Europe, Afrique, Amérique et Asie.

Mais celui qui fournit les premières bases solides du racisme est certainement Carl Von Linné qui publie en 1735 son Systema Naturae. 210 Dans le chapitre intitulé Homo Sapiens, il décrit quatre types d’hommes en fonction de leurs caractères physiques et moraux et de leurs us et coutumes. Affirmant se fonder sur les observations des voyageurs, il nous apprend que l’Européen, "blanc" aux "cheveux blonds", "ardent" et "ingénieux", "régi par les lois", est naturellement différent de l’Africain (dont il n’a en réalité entendu parler qu’à travers les récits d’explorateurs), "noir" avec un "nez simien", "indolent" et "de mœurs dissolues", "paresseux" et "régi par l’arbitraire", ou de l’Asiatique "avare" et de l’Américain (comprendre l’Indien) "régi par des coutumes".

Cette classification que l’on retrouve dans l’anthropologie, malgré son évidente absurdité, connaît un grand succès en Occident. Elle impose progressivement l’idée de races humaines distinctes. Seule l’origine des quatre grandes races qu’elle distingue suscite des controverses : l’école dite du "monogénisme" soutient que l’humanité, à l’origine homogène, s’est progressivement scindée en groupes possédant des caractères physiques et des comportements différant mais conservant une nature identique ; l’école dite du "polygénisme" estime, à l’inverse, que divers foyers d’apparition de l’homme ont donné, dès le début, naissance à des groupes entièrement distincts et hiérarchisés.

C’est donc au XIXe siècle que l’entreprise de justification par la science de l’hypothèse raciste prend toute son ampleur car des anthropologues se mettent à chercher des preuves "objectives" du phénomène. Ils comparent et mesurent tout ce qui peut l’être, surtout au niveau de la tête (ce qui montre que l’on relie déjà, au moins indirectement, race et intelligence). Petrus Camper avait inauguré une nouvelle discipline scientifique, la craniologie (la science des crânes), dès la seconde partie du XVIIIe siècle. 211 Mais elle ne prend son essor qu’avec l’Allemand Franz Josef Gall qui enseigne que les facultés d’un homme se reconnaissent à la forme des bosses qui affleurent à la surface de son cerveau et donc de son crâne, puis avec le fondateur de l’anthropologie française, Paul Broca, 212 qui invente diverses catégories de formes de crânes et des instruments de mesure très divers pour les reconnaître et les classer.

Les anthropologues travaillant sur cette question des races et de leurs capacités respectives supposées accueillent donc comme une aubaine les travaux de Darwin, 213 publiés dans L’Origine des espèces, en 1859 ; car la théorie de l’évolution darwinienne, si elle ruine la thèse polygéniste, peut laisser croire, à travers l’idée de la "survie des plus aptes", que l’on peut établir des hiérarchies raciales en fonction des caractères de chaque groupe de population.

Cette apparente justification du racisme par la "science" a une importance décisive, en légitimant, même quand ce n’est pas l’objectif conscient des anthropologues, le discours idéologique. Tel est le cas de la "théorie aryenne" appelée au tragique succès que l’on sait dans l’Allemagne nazie et la France de Vichy. Lancée vers 1810 par l’essayiste romantique Friedrich Von Schlegel, 214 le mythe de la "théorie aryenne" postule en effet, en raison de similitudes entre des langues occidentales et orientales, qu’une race héroïque aurait, il y a très longtemps, quitté l’Himalaya pour conquérir l’Europe, où désormais coexisteraient les Aryens, au Nord, et les Sémites, au Sud. L’hypothèse de Schlegel, d’origine linguistique, sera politiquement utilisée par d’autres, dans une version raciste. En France, Joseph Arthur Gobineau prétend fonder sur une base physique et réaliste la théorie de la supériorité de la race nordique, germanique. Son "héritier" Georges Vacher de Lapouge, 215 dont l’œuvre majeure s’intitule L’Aryen, son rôle social, s’appuie pour établir leur hiérarchie naturelle et définitive des races sur les travaux antérieurs des anthropologues.

Si la hiérarchie des intelligences, par exemple, est chez Camper proportionnelle à l’ouverture de l’"angle facial", elle est chez Broca inversement proportionnelle par rapport à ce même critère. Mais pour l’ensemble de ces auteurs, la notion de race n’est jamais décrite précisément et l’on voit mal comment leurs travaux peuvent démontrer autre chose que leurs propres préjugés.

Ernest Renan (cf. supra) ne fait rien d’autre que de justifier l’exploitation d’autres peuples quand il écrit : "‘La nature a fait une race d’ouvrier, c’est la race chinoise [...] ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre [...] ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne". Son petit-fils, Ernest Psichari est encore plus explicite quand il affirme que "la tête du Noir est faite pour porter des caisses et celle du Blanc pour penser’". 216  

Les anthropologues, souvent précédant, parfois succédant aux politiques, 217 réussissent sans grande difficulté, en mélangeant affirmations mal fondées et démonstrations peu fiables, à étayer leurs propres préjugés et ceux de la société dans laquelle ils baignent. Ces préjugés viennent conforter un choix politique : celui de l’esclavagisme puis celui du colonialisme.

Si ce constat de la déviation ethnocentriste et raciste de l’anthropologie relève aujourd’hui d’un véritable lieu commun pour tous les auteurs qui se sont intéressés à l’histoire de cette discipline, 218 on n'est pas loin de penser qu'il s’agit-là d’un trait caractéristique du regard occidental sur l’altérité qui remonte en fait à l’antiquité gréco-romaine. Prenons un exemple : qu’est-ce qu’un barbare ? Ce mot qui fait partie des nominations affublées au colonisé.

À l’origine, barbaros est l’étranger, l’autre, celui qui ne parle pas la langue, qui ne connaît pas les mœurs d’un peuple dominant, ici les Grecs, inventeurs du mot – celui-ci, pense-t-on, étant formé par imitation du chant inarticulé des oiseaux – ; Ovide, cité par Rousseau, au début du Discours sur les sciences et les arts. – ce qui est de circonstance, vu les propos tenus…–, écrit : "‘On me tient pour barbare parce qu’on ne me comprend pas’". On appellera ainsi longtemps "barbares" les peuples d’hommes violents, "sauvages", brutaux, à l’état brut, sommaires, auxquels on reconnaîtra parfois fierté (à l’opposé de la servilité du civilisé), dignité, malice ou santé…Le mot va cependant bouger et son sens se modifier : on ne prête plus seulement au barbare ignorance, paresse, abrutissement et grossièreté ; on le voit sous un jour qui le rend plus complexe, feuilleté en quelque sorte.

François Hartog relève ainsi que "‘pour Hérodote, les Barbares ne sont qu’un moyen indirect pour parler et définir les Grecs. Ce qui l’intéresse en premier, ce sont les Grecs, et les Barbares lui permettent d’affirmer et mettre en valeur implicitement la supériorité des valeurs grecques’". 219 Aristote, veut en ce qui le concerne, légitimer par l’infériorité supposée des barbares leur destin d’esclaves au service des Grecs. Mais il s’agit là beaucoup plus de préjugés xénophobes que de racisme au sens moderne du terme. D’ailleurs, la différence que l’on repère alors chez l’autre, et que l’on dénigre, n’est nullement la couleur de sa peau, mais plutôt sa façon de parler ou, de plus en plus souvent au fil du temps, sa religion, ce qui sera l’un des fondements de l’antisémitisme. Norbert Rouland va dans le même sens, en évoquant l’utilisation que fait Homère du qualificatif "barbarophone" pour désigner les Cariens qui luttaient au côté des Grecs : il s’agit d’une notion culturelle fondée sur le constat d’un "parler" différent et d’un comportement jugé irrationnel et démesuré, donc étrange. 220

En somme, "‘l’étranger était perçu dans le monde grec comme un enfant au seuil de la culture, qui balbutie une langue peu compréhensible, de laquelle on ne peut espérer des œuvres importantes’". 221 De fait, la notion de barbare que produit l’antiquité grecque établit un clivage fondamental entre civilisation et barbarie ; alors que le Moyen Âge se contentait de donner comme contenu à ce clivage, l’opposition entre chrétiens et non-chrétiens. La seconde partie du deuxième millénaire voit apparaître, dans la seule civilisation occidentale, le racisme sous sa forme contemporaine en s’appuyant donc, comme nous l’avons vu, sur l’anthropologie.

L’Africain est donc renvoyé dans le monde animal de l’instinct, par opposition au monde humain de l’intelligence. Les légistes coloniaux vont rationaliser leur saisie des indigènes en récupérant ces stéréotypes caractéristiques de l’anthropologie classique qui, conformément à sa démarche évolutionniste, 222 proposait une hiérarchisation des sociétés en fonction de leur "stade de développement". L’ordre juridique qui en résulta était censé réaliser une harmonie entre la législation et la constitution morale ancienne. 223

Notes
210.

Linné (Carl von), L’équilibre de la nature (traduction de Bernard Jasmin), introduction et annotations de Camille Limoges, Paris, J. Vrin, 1972, 170 pages.  Voir également du même auteur : La vengeance divine (Nemesis divina), traduction de Denise Bernard-Folliot, préface de Jean-François Battail, (S.L.), Édition Michel de Maule, 1994, 209 pages ; Voyage en Laponie, présentation et traduction de Gette (P.A.), avec un texte de Philippe Blon, Paris, Édition de la Différence, 1983, 180 pages.

211.

Camper (Pierre), Œuvres de pierre Camper, qui ont pour objet l’histoire naturelle, la physiologie et l'anatomie comparée, précédées de l'éloge de l'auteur par Condorcet; traduites par Hendrick Jansen, Paris, 1803, (3 vol.).

212.

Broca (Paul), Instructions craniologiques et craniométriques, Paris, Masson, 1875, 203 pages ; Mémoires d'anthropologie, Paris, 1871-1888, 5 vol.. Voir également de cet auteur, Discours sur l'anthropologie prononcé au congrès de l'AFAS à Lyon en 1878, Lyon, 1879, 22 pages.

213.

Voir: L'origine des espèces au moyen de sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. Texte établi par Daniel Becquemont et traduit de l'anglais par Edmond Barbier, introduction de Jean-Pierre Drouin; Paris, Garnier Flammarion, 1992, 604 p.; Voir également L'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l'existence dans la nature, Paris, Maspéro,1980,2 vol. 610p.

214.

Cf. Cours d'histoire Universelle, Introduction et note de Jean-Jacques Anstett, Trévoux,Patissier 1939, 324 p.

215.

Cf. Théorie du patrimoine, Paris, 1879.

216.

Cf. Massis (Henri), La vie d'Ernest Psichari, Paris, Libr. De l'art catholique, 1916, 74 p. Voir Psichari (E.), Les voix qui crient dans le désert: Souvenirs d'Afrique, Paris, L. Conard, 1920, 345 p.

217.

Jules Ferry et ses partisans, dont tous les grands leaders de la République " opportuniste " comme Gambetta, en sont l’illustration. Pour eux, l’expansion coloniale devait tout d’abord assurer à l’industrie française le contrôle de certaines matières premières essentielles, et surtout lui permettre de trouver pour ses produits les débouchés qu’exigeait son développement face à l’étroitesse du marché métropolitain et à la concurrence des autres nations manufacturières. Dans la préface de Le Tonkin et la France, Jules Ferry écrivait :" La politique coloniale est la fille de la politique industrielle... " Dans son esprit et celui des leaders républicains de son école, ces motivations économiques et sociales étaient d’autre part étroitement liées à des considérations politiques, à des préoccupations de rang et de puissance, à leurs yeux encore beaucoup plus importantes : " Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme une aventure toute expansion vers l’Afrique et vers l’Orient, vivre de cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer, et dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, c’est descendre du premier rang au troisième et au quatrième ", déclarait Ferry, le 11 avril 1885 à la Chambre des députés. Enfin, aux arguments nationalistes, les partisans de la colonisation ajoutaient des raisons humanitaires qui, en complément des considérations économiques, achevaient de leur donner toute leur force : " Les races supérieures ", affirmait en substance Jules Ferry, dans le Tonkin et la France", c’est-à-dire les sociétés occidentales parvenues à un haut degré de développement technique, scientifique et moral, ont à la fois des droits et des devoirs à l’égard des races inférieures, c’est-à-dire des peuples non engagés dans la voie du progrès. Ces droits et ces devoirs sont ceux de la Civilisation à l’égard de la barbarie ". Cf. Gagnace (Jean), L’Expansion coloniale de la France sous la Troisième République, 1871-1914, Paris, Payot, 1968 ; Gandoulou (Justin-Daniel), Entre Paris et Bacongo, Centre Georges-Pompidou, collection " Alors ", 1984 ; Girardet (Raoul), L’idée coloniale en France, de 1871 à 1962, Le Livre de poche, collection " Pluriel ", 1979 ; à propos de la justification de la colonisation par Jules Ferry, voir : Charvin (Robert), " Fait colonial et droit international ", op. cit., pp. 112-114 ; sur les interventions de Jules Ferry à la Chambre des députés lors du fameux débat du 28 juillet 1885, cf. Mopin (Michel), Les grands débats parlementaires de 1875 à nos jours, Paris, Notes et Études Documentaires Françaises, 1988, pp. 286-290.

218.

Dans l’optique de l’ethnocentrisme et d’un regard anthropologique critique sur les sociétés occidentales, de nombreuses études ont vu le jour. Il semble que le débat sur l’immigration en France y soit pour quelque chose. Voir : Segalen (Martine) et al., L’Autre et le semblable, Paris, Presse du CNRS, 1989 ; Pichon (Alain Le), Le regard inégal, Paris, J.-C. Lattès, 1991, Coll. Le regard de l’autre ; Marouby (Christian), Utopie et primitivisme. Essai sur l’imaginaire anthropologique à l’âge classique, Paris, Seuil, 1980.

219.

Hartog (François), Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, 1980, cité in Kilavi (Mondher), Introduction à l’anthropologie, Lausanne, éd. Payot, 1989, p. 196.

220.

Rouland (Norbert), Anthropologie juridique, op. cit., p. 31.

221.

Kilani (Mondher), Introduction à l’anthropologie, op. cit., p. 197. Quant à la signification originaire du mot barbare lui-même, l’auteur écrit "qu’il désignait l’Étranger, le non-Grec par excellence". "Il a été construit à partir d’une onomatopée qui parodie les émissions sonores que percevait l’oreille grecque lorsqu’elle entendait une langue étrangère. On parlerait aujourd’hui de charabia", ibid., p. 196.

222.

Pour Morgan, très catégorique sur ce point ",la sauvagerie a précédé la barbarie dans toutes les tribus de l’humanité, comme la barbarie, on le sait, a précédé la civilisation ", in Leclerc (Gérard), Anthropologie et colonialisme, op. cit., p. 28.

223.

Leclerc (Gérard), ibid., p. 26.