1. –La récupération de la notion d’indigène par le droit colonial : le système de l'indigénat.

Pour gommer les aspérités raciales des autres appellations du colonisé, le discours officiel de la colonisation se fixe donc progressivement sur la catégorie d’Indigène, un concept nouveau en apparence socialement neutre. 224 Or, Tzvetan Todorov rappelle que "‘le concept est la première arme dans la soumission d'autrui, car il le transforme en objet, alors que le sujet ne se réduit pas au concept’". 225

Pourtant, d’un point de vue sémantique, la notion d’indigène ne désigne en première approximation que l’autochtone, c’est-à-dire l’habitant originaire d’une région, sans autre connotation péjorative, alors que les qualifications de "barbare" et de "sauvage" par ailleurs couramment usitées, ont la prétention de signifier la nature véritable du nègre. 226 Dans le Dictionnaire alphabétique et analogique de Paul Robert, une citation de René Capitant nous fait remarquer que : "‘Dans les colonies, on qualifie généralement d’indigènes tous ceux, sans distinction d’origine, qui se trouveront établis à demeure dans le pays au moment où la puissance coloniale s’y est établie’". 227 Le Dictionnaire de l’Académie Française, dans son édition de 1762, voit dans l’indigène, le natif ou le naturel, ou encore "l’habitant", mais spécialement les indigènes des pays coloniaux. Paul Robert signale comme antinomique de la notion d’indigène, celle d’allogène, exotique, spécialement en ce qui concerne l’Européen. 228

Dès lors que l’on se réfère à l’étymologie même du mot "indigène", l’on parvient du même coup à percer la signification profonde et latente de son érection en dénomination catégorisante. Celle-ci permet tout à la fois la classification et l’exclusion de groupes humains que l’on va traiter comme "une unité homogène, une totalité nommable et différenciable. 229 Selon le Dictionnaire de la langue française de Robert, 230 ce mot "indigène " vient du mot latin "indigena", c’est-à-dire, l’originaire d’un pays ; il est formé du préfixe indu, forme renforcée archaïque de in (dans), et de géna (né de), de genere (engendrer). Son institution comme catégorie administrative et juridique traduit la volonté d’enraciner le colonisé dans son écosystème, son milieu géographique. En effet, l’Africain ainsi nommé semble désormais marqué par une appellation dont la racine "gène" renvoie à la souche, à la filiation ou encore à l’ascendance. La catégorie d’indigène peut dès lors être l’objet d’une subversion, d’un travestissement idéologique lui donnant une charge imaginaire et symbolique qu’elle n’avait pas, en première approche. Ainsi l’Africain prend place au sein d’une interprétation généalogique qui fonde une lecture biologisante et naturalisante de son altérité. C’est donc avec raison qu’Henri Maunier insiste sur le fait que "‘la minorisation raciste consiste à nier certaines caractéristiques de l’exploité à sa constitution biologique, autrement dit, à la nature, à l’immobile inchangeable. Le racisé se retrouve donc enfermé dans un statut définitif, sécurité pour le dominateur’". 231

Partant de la hiérarchisation des sociétés élaborées par l’anthropologie, les juristes coloniaux tirent argument de l’absence ou de l’imperfection de la structure étatique des sociétés africaines pour constater l’absence d’une conscience juridique. 232 Dès lors, ces "humanoïdes" qui forment ces sociétés primitives sont placés hors du droit des gens, c’est-à-dire en dehors de la sphère du droit international qui constituait déjà l’expression de l’universalité ! Robert Charvin rappelle ainsi que pour les juristes internationalistes du XIXe et du début du XXe siècles, "‘seuls l’Europe et certains de ses appendices (comme les États de l’Amérique du Nord) sont à la fois sources et sujets du droit international. Le reste du monde n’existe pas jusqu’au jour où il devient objet de l’Europe’". 233

Pour ce qui concerne toujours les juristes coloniaux, cette notion d’Indigène, en tant que catégorie présente des vertus classificatoires qui répondent au besoin de classement propre à la modernité confrontée à un dilemme crucial : passer de l’abstraction d’un monde un, d’un genre un, à la diversité du vivant, et inversement !

"L’Européen", autre catégorie du droit colonial, étant érigé en norme sur laquelle doit s’ajuster l’indigène, on peut constater que cette tendance à l’abstraction génère finalement des formes de pensées et de modèles "répressifs", en ce sens que les différences doivent se ramener à la norme.

Le statut juridique du colonisé, qu’on a baptisé l’indigénat, en est l’illustration. Ce régime d’exception, d’absence de droits politiques, et de contraintes spécifiques en vigueur en A.E.F. sera étendu au Cameroun par le décret du 22 mai 1924. Mais, pour tenir compte du niveau social des Camerounais plus élevé que celui des colonies voisines, un texte spécial est élaboré pour leur territoire : c’est le décret du 8 août 1924 déterminant l’exercice des pouvoirs disciplinaires au Cameroun.

L’indigénat se présente, selon Cyrille de Klemm, 234 comme "‘l’ensemble formé par la qualification et le ou les régimes juridiques qui lui seront associés’". C’est également un énorme système de rééducation sociale et morale permettant non seulement de situer les indigènes sur l’échelle de la civilisation, mais aussi d’assurer leur moralisation aboutissant en fait, à la criminalisation de la plupart des pratiques sociales africaines. 235

L’indigénat renvoie en premier lieu à un corps plus ou moins organique de normes implicites — et parfois explicites — qui servent à régler la conduite des indigènes dans la société coloniale; l’indigénat définit ensuite, de manière négative, par l’ampleur des restrictions qu’il apporte aux conduites des indigènes, l’univers prévisible des choix possibles qui leur sont "légitimement" permis.

En situant donc les indigènes dans l’enfance de l’humanité, cette pédagogie utilise les voies de la répression, car la punition seule semble être de nature à former la conscience morale de ces grands enfants. 236

La philosophie officielle de l’indigénat se complaît donc à insister sur le caractère sauvage et barbare des peuples rencontrés en Afrique tropicale, puisqu’ils "n’ont (pas) encore accompli de progrès sensibles dans la vie des disciplines sociales", à en croire le Gouverneur général Antonetti. 237 Dans ce sens également, cette réflexion du gouverneur général Merlin, dès 1910, qui déclarait que : "‘Nous nous trouvons en AEF en présence de populations dont l’état social est rudimentaire, ignorant la plupart du temps les principes de la morale qui sont la base de nos sociétés organisées, commettant pour cela même des fautes que nous ne pouvons qualifier de délits ou contraventions, et qu’il est cependant de notre devoir de redresser, parce qu’elles sont des manquements à des règles ou à la discipline générale dont l’application permet seule à notre action civilisatrice de produire des effets’". 238

Concrètement, les historiens de la colonisation s’accordent généralement sur le caractère de législation de circonstance de ce Code de l’Indigénat ; la diversité des infractions est à l’origine d’un véritable maquis juridique reposant sur trois règles :

‘"1. Le gouverneur peut interdire aux non-citoyens (entendue par là, les indigènes) certaines manifestations ou activités non prévues par la loi pénale, et sanctionner ces prescriptions par des pénalités pouvant atteindre quinze jours de prison et cent francs d’amende (1913) ;
2. Les pénalités prévues par les arrêtés pris dans ces conditions ne sont pas prononcées par des tribunaux, mais par des agents administratifs, gouverneur ou administrateurs ;
3. Le gouverneur, en présence de faits d’insurrection ou de manœuvres ne tombant pas sous l’emprise de la loi pénale, mais de nature à troubler la sécurité publique, est armé de pouvoirs étendus. Il peut prononcer l’internement du coupable, mettre ses biens sous séquestre, prononcer des pénalités collectives en imposant des contributions en espèces ou en nature aux collectivités". 239

Toutes les incriminations consignées dans ce "code" sont en fait définies de manière volontairement floue, de sorte que l’arbitraire de l’administrateur peut toujours se couvrir grâce à une liste de "motifs" susceptibles d’une interprétation "large". En fait, cette législation d’exception est le reflet, à la fois, des soucis de pacification des territoires coloniaux, c’est-à-dire de maintien de l’ordre, et du besoin qu’il y a à maintenir l’indigène dans une situation de précarité extrême, afin que sa collaboration à l’œuvre coloniale ne fasse pas défaut. De plus, le fardeau colonial devait être aussi léger que possible ce qui impliquait la mise à contribution des populations indigènes au travers donc de cette législation. Le caractère d’exception — notamment avec l’utilisation de la chicotte alors que le fouet est interdit en métropole — est justifié par la nature même des indigènes auxquels cette législation s’applique.

Définissant le rôle de la France vis-à-vis des colonies, l’Archevêque de Brazzaville, Mgr Augouard, affirmait déjà au début de la colonisation française en Afrique centrale, que "‘le Noir ne travaillera que s’il est forcé...[que] les Noirs ne comprennent pas les demi-mesures (...). Si la France ne vient ici que pour se faire exploiter par les Noirs et faire tuer ses soldats, elle n’a qu’à abandonner ses colonies africaines’". 240

La récupération de la catégorie d’Indigène par le (discours du) droit, au sein duquel elle est confrontée à d’autres catégories plus solides du droit français (telles le sujet, le citoyen...), s’effectue donc sur le mode de la normatisation/normalisation. 241 Il faut mentionner que le normal renvoie à un ordre positif et possède un contenu intrinsèque ; l’a-normal est in-nommable, in-qualifiable, pure négativité, refus, manque : il ne peut se définir qu’a contrario, par ce qu’il n’est pas. Le normal est donc par essence sain, juste et bon ; l’a-normal est pathologique, suspect, inquiétant. Puisque la frontière entre le normal et l’a-normal n’est jamais tracée nettement, il y a risque de passage de l’un à l’autre, ce que ne manque pas de faire la colonisation.

En effet, subrepticement, la colonisation opère un glissement de la norme au normal alors que, comme nous le disent fort à propos Raymond Boudon et François Bourricaud, "‘la norme ne se confond pas avec le normal, et l’anormal ou même le déviant ("devenir potentiel" de chacun, pour autant qu’il s’écarte du modèle dominant selon G. Deleuze) ne se confond pas davantage avec le pathologique’". 242 Le passage de la norme à l’anormal, puis au pathologique suppose, nous semble-t-il, l’existence d’un système de croyance et de signification, c’est-à-dire d’un système idéologique. 243  Au travers de l’élaboration du droit colonial positif se construit donc simultanément le pouvoir moral dont s’investissent les colonisateurs de poser certains actes, de posséder ou d’exiger certaines choses ; on peut même avancer que le discours juridique colonial joue un rôle idéologique important pour exclure le colonisé, puisqu’il s’ordonne pour tamiser la vérité". 244

N’étant donc pas conforme à la norme, c’est-à-dire au type européen, le Noir devient caractéristique de l’anormalité ; "anormal", il l’est doublement si l’on s’en tient à la définition de ce mot proposé par Danièle Loschak : non seulement il n’est pas "‘conforme au type le plus fréquent (...), habituel’" qui caractérise de manière descriptive l’homme européen, mais il est encore plus loin de l’idée que l’Europe se fait de l’homme tel qu’il devrait être : un être doué de raison et de sens moral. 245 Autrement dit, dans l’axiologie fondée sur la civilisation, l’Indigène est à distance à la fois du type moyen dont l’Européen est la figure concrète, et de l’essence même de l’homme dont la figure antithétique absolue est l’animal.

L’opération de production des différences qu’entreprend le discours colonial repose donc sur une démarche idéologique et anthropologique où le colonisé prend place dans un "univers normatif " dans le même temps où il est qualifié "d’anormal". La même démarche ontologique se présente comme une opération d’institution, de fondation : les activités humaines que le droit va normaliser doivent en effet s’insérer dans une "sphère d’acceptabilité des comportements en fonction des critères dominants de la normalité". 246 Cette opération de production des différences entre le monde européen et le monde africain se dévoile comme une procédure d’élaboration identitaire. Les traits comportementaux, psychologiques et moraux des Nègres paraissent les définir comme des êtres ataviques qui reproduisent dans leur identité les féroces instincts de l’humanité primitive et des animaux inférieurs 247  ; de sorte que cette infériorisation-infantilisation permet de penser le retour du pathologique au normal : "‘l’identité du normal et du pathologique est affirmé au bénéfice de la connaissance du normal’". 248

Le concept d’indigène se présente alors comme une "dénomination catégorisante" dont la fonction première est la légitimation de la colonisation en tant que domination politique, à l'aide des discours bio-anthropologiques à prétention scientifique. Cette catégorisation produit au moins deux effets au sein du régime juridique appliqué aux colonies : l’entrée des indigènes dans le système juridique colonial, mais à la fois leur mise à distance de la communauté politique.

Notes
224.

À juste titre, Pierre Bourdieu fait remarquer qu’il n’y a pas de "mots neutres", et que le "recours à un langage neutralisé s’impose toutes les fois qu’il s’agit d’établir un consensus pratique entre des agents ou des groupes d’agents dotés d’intérêts partiellement ou totalement différentes, c’est-à-dire, évidemment, en tout premier lieu dans le champ de la lutte politique légitime (...)",Ce que parler veut dire, op. cit., p. 18-19.

225.

Todorov (Tzvetan), op. cit., p. 9.

226.

Cf. Valensi (Lucette), "Nègre / Négro : recherche dans les dictionnaires français et anglais du 18e au 19e siècles", in Guiral (Pierre), dir., L’idée de race dans la pensée politique contemporaine, Paris, éd. du CNRS, 1981.

227.

Dictionnaire alphabétique de la langue française par Paul Robert, Paris, Société du Nouveau Littré, 1963, tome 3, p. 720.

228.

ibid., p. 720.

229.

Taguieff (Paul-André), La force du préjugé. Le racisme et ses doubles, Paris, Gallimard, p. 73.

230.

Édition de 1985, tome V, p. 522.

231.

Maunier (Henri), Philosophie de l’Afrique Noire, Paris, St-Augustin / Studio Institut Anthropos, n° 27, 1975, p. 32-33.

232.

Rouland (Norbert), Anthropologie juridique, op. cit., p. 59.

233.

In "Fait colonial et Droit international ", op. cit., p. 112. R. Charvin cite notamment l’ouvrage de Bonfils (H.) et Fauchille (P.), Manuel de droit international public (droit des gens), Paris, Rousseau, 1905.

234.

Klemm (Cyrille de), Les éléments de l’environnement en droit positif, op. cit., p. 51.

235.

René David et Camille Jauffret-Spinosi écrivent à ce propos qu’en "matière de droit pénal, les puissances colonisatrices se sont efforcées dès l’origine de proscrire certaines pratiques barbares et de combattre les abus". in Les grands systèmes de droit contemporain, Paris, Dalloz, 9e éd., 1988, p. 641 et sq.

236.

Clementel M.), Iinstructions à Émile Gentil, Gouverneur Général du Congo français, Recueil Penant, 1909 (1), p.111.

237.

Arrêté du 6 juillet 1926, J.O. de l’A.E.F., p. 4.

238.

Merlin, Gouverneur Général de l’A.E.F., Circulaire du 17 novembre 1910 aux Lieutenants Généraux du Gabon, du Moyen-Congo, de l’Oubangui-Chari et du Tchad, sur l’application du Code de l’Indigénat, Archives d’Outre-mer , Aix-en-Provence, série 5D13.

239.

Guillaume (Pierre), Le monde colonial (XIX e – XX e siècles), op. cit., p. 158.

240.

in La Dépêche coloniale, n° du 5 février 1902 ; cité par Kouroussou Gaoukane ( E.), La justice indigène en Oubangui-Chari (1910-1945), Thèse 3e cycle en Histoire, Aix-en-Provence, 1985, p. 202.

241.

Gérard de la Pradelle rappelle que le droit se présente d’abord comme "un système de normes", "les normes juridiques étant une variété de normes parmi d’autres, c’est-à-dire un modèle social destiné à être, suivant le cas, reproduit, évité ou simplement utilisé par certaines personnes "in Essai d’introduction au droit français, tome 1, Les normes, op. cit., p. 10-15 ; H. Kelsen nous en donne confirmation en écrivant du droit qu’il est "un ordre ou règlement normatif de l’action humaine, c’est-à-dire un système de normes qui règle la conduite d’êtres humains", in Théories pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, p. 16.

242.

Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, P.U.F., 1982, p. 384 ; et G. Deleuze , "Philosophie et minorité", Critique, février 1978, pp. 154-155.

243.

Cf. Dumont (Fernand), Les idéologies, op. cit., pp. 113-118.

244.

Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris/Bruxelles, LGDJ/Storia sciencia, 1988, p. 81 ; Cf. également Bourger (D.), "Le doit comme discours", Langages, 1979, n° 53, et Vignaux (Georges), "Argumentation et discours de la norme ", Langage, ibid..

245.

Cf. Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit., article "Normalité", pp. 260-264.

246.

ibid., p. 262.

247.

À propos de l’atavisme, cf. Lombroso (Césare), Le crime : causes et remèdes, Paris, Schleicher, 1899. Il fonde la criminologie sur l’étude des traits morphologiques entre autres...

248.

Canguilhem (Georges), Le normal et le pathologique, Paris, P.U.F., p. 15 ; il évoque là la pensée de Auguste Comte. Pour Canguilhem, "le pathologique apparaît tout à la fois, de façon indissociable, comme l’écart, par rapport à la moyenne et l’écart par rapport à un état souhaitable". C’est son analyse qu’évoque donc Danièle Loschak (cf. supra, Note 119).