1. – La citoyenneté comme critère d’exclusion et d’inégalité : penser la Révolution française.

Si la figure centrale de la Révolution française est constituée par le citoyen, il n’en reste pas moins vrai que cette qualité n’est conférée de manière exclusive qu’à certaines catégories sociales, malgré la Constitution de pluviôse an II proclamant l’universelle citoyenneté des Français de toute couleur.

En dehors des femmes 281 , frappées jusqu’en 1944 par une citoyenneté inégalitaire et exclusive, à travers la loi du 22 décembre 1789, la Révolution rejette hors de l’espace politique qu’elle institue les mendiants, les vagabonds et les domestiques : ils ne seraient pas assez dignes pour obtenir la qualité de citoyen, c’est-à-dire le droit de participer à la vie publique par le biais du vote ou de la représentation politique. Dans le même ordre d’idées, les esclaves noirs et les hommes libres de couleur dans les colonies sont exclus du champ même de la constitution, comme en dispose le décret de l’Assemblée en date du 8 mars 1790. 282 Olivier Le Cour Grandmaison écrit ainsi que " ‘la citoyenneté définie par la loi du 22 décembre 1789, établit un suffrage censitaire progressif fixant les droits des citoyens en fonction des contributions directes payées. Ainsi l’impôt agit-il comme régulateur essentiel de l’entrée dans l’espace politique en déterminant de façon extrêmement précise les prérogatives dont jouissent les citoyens’". 283 Nous sommes alors forcés de constater dans l’ordre positif, l’existence d’un ensemble français hiérarchisé et profondément inégalitaire.

L’exclusion des femmes de l’espace politique est la conséquence de la prise en compte de leur "nature " supra historique. En effet, héritière des Lumières, la Révolution voit dans la femme un être générique, dont la "différence" est déjà visible dans le sexe : la femme est ainsi un objet d’idéalisation, et "‘la nature féminine devient source de fragilité extrême et se réduit de plus en plus à la fonction reproductrice qui dicte, dorénavant, non seulement l’ensemble de la constitution physique et mentale des femmes, mais aussi leurs capacités morales et leur place dans la société’". 284 De la sorte, la femme se voit confier une mission sociale spécifique en rapport avec son destin naturel qui la confine dans un double rôle naturel d’épouse et de mère. Dans le rapport du Sénateur Bérard, publié en décembre 1919, on peut lire : "‘Les mains des femmes sont-elles bien faites pour le pugilat de l’arène publique ? Plus que pour manier le bulletin de vote, les mains de femmes sont faites pour être baisées, baisées dévotement quand ce sont celles des mères, amoureusement quand ce sont celles des femmes et des fiancées’". 285 Avant même que le fait culturel permette de discriminer entre l’individu-sujet authentique qui serait l’homme rationnel et l’individu-être-encore-imparfait, la nature féminine fait donc déjà parler d’un genre féminin dont les droits sont naturellement différents de ceux reconnus au genre humain "masculinisé".

À travers la notion de "nature féminine", les femmes sont exclues de la politique de la même façon que les Noirs, en raison de la particularité de leur "caractère mental et moral" qui leur interdit l’admission dans l’espace public.

Comme pour les femmes, derrière la discrimination qu’opère le cens, à travers la distinction célèbre de "citoyen actif " et de "citoyen passif", se cache encore en réalité une lecture anthropologique. Celle-ci s’appuie cette fois sur le travail et la propriété auxquels la conception bourgeoise attribue un statut législatif, en ce sens qu’ils développeraient chez l’individu certaines qualités positives ; celles-là mêmes qui lui permettront d’accéder au statut de citoyen, c’est-à-dire d’homme accompli. Précisément, l’homme est défini comme propriété de soi, de telle sorte que la propriété des choses dont il est capable ne fait que manifester sa souveraineté sur la nature 286  ; bien plus, la propriété détermine déjà les contours de la sphère de la moralité, car comme l’affirme Sieyès, " ‘la propriété légitime assure l’indépendance. On est esclave quand on existe (sic) aux dépens de la propriété d’autrui’". 287 L’exclusion de la grande majorité de la masse hors du corps politique est justifiée à l’aide de l’adage populaire qui voudrait que "ventre affamé n’ait point d’oreilles" : sans propriété, l’individu est renvoyé au monde de la nature, c’est-à-dire le monde animal où ses instincts alimentent à la fois ses passions et son immoralité. Il est donc éloigné du stéréotype du citoyen qui s’incarne dans un individu vertueux.

Cette positivité du citoyen se poursuit avec le travail, valeur qui permet d’exclure également les pauvres et les vagabonds. Alors que les Anciens justifiaient l’esclavage par la possibilité qu’il donnait aux citoyens de s’affranchir des travaux domestiques, la Révolution fait du travail une activité privilégiée, par la magie d’un renversement éthique qui ruine les fondements de la société (féodale) de l’Ancien Régime. Emmanuel Kant ira jusqu'à affirmer que "des trois vices, paresse, lâcheté, fausseté, le premier semble le plus méprisable"; 288   le travail devient alors le moyen d’une rédemption intellectuelle et morale de l’individu lui permettant, à terme, d’accéder à la sphère politique, car l’inactivité est l’expression d’un renoncement pervers du sujet à progresser et à s’affirmer en tant qu’être libre parce que volontaire et entreprenant. Le non-usage du temps qui s’écoule est le signe d’une infériorité caractéristique des débuts de l’humanité" constate alors Olivier Le Cour Grandmaison. 289

Finalement, derrière le cens qui semble opérer une simple discrimination financière et fiscale se profile en vérité une lecture anthropologique qui définit les conditions de possibilité de la production du Citoyen éclairé et rationnel à même de porter le contrat social vers la double recherche du perfectionnement individuel et de la réalisation du bien commun. Le cens ne fait que masquer la dénégation d’humanité qui frappe pêle-mêle femmes, Noirs, pauvres et serviteurs, car c’est la raison qui conduit à la citoyenneté ; "‘ils ne peuvent donc faire un usage public de leur entendement parce qu’ils sont encore incapables de s’en servir sans être dirigés par autrui. Influençables et privés d’autonomie, ils ne sauraient disposer des droits civiques dont l’exercice suppose des qualités qui leur font encore très largement défaut’". 290

Si les représentations anthropologiques à l’œuvre dans la colonisation de l’Afrique utilisent les schèmes déjà présents dans la légitimation de l’ordre colonial dans les colonies anciennes, 291 elles empruntent aussi ceux que nous venons de mettre en lumière dans le processus de clôture de l’espace politique en métropole. De la métropole aux colonies, la déclaration suivante de l’Abbé Maury à l’Assemblée nationale en date du 13 mai 1791, montre le passage caractérisé par une dérive raciale (raciste et ethnique) : "‘Si nous pouvions douter de l’impossibilité d’appliquer à ces régions lointaines notre nouvelle constitution, nous trouverions dans la seule différence des climats des raisons suffisantes pour nous prémunir contre cet enthousiasme d’humanité que l’on veut nous présenter ici comme conseil de la raison’". 292 Cette déclaration nous ramène à l’Esprit des lois de Montesquieu, dans la mesure où la Nature se voit conférée un pouvoir normatif ; en d’autres termes, la géographie développe des effets et détermine les qualités qui fondent la personnalité individuelle et collective.

Notes
281.

Concernant l’élargissement de la citoyenneté à la femme, voir Godineau (Dominique)", Autour du mot citoyenne ", Mots, 16, 1988, pp. 91-110.

282.

Benot (Yves), La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1989.

283.

Le Cour Grandmaison poursuit sa description du fractionnement et de l’inégalité en ces termes : " Au bas de l’échelle se trouvent les citoyens passifs qui, ne pouvant s’acquitter de l’impôt minimum, équivalent à trois journées de travail, sont exclus de toute participation au politique. Viennent ensuite les citoyens actifs qui accèdent d’abord aux assemblées primaires où sont élus électeurs et municipalité : C’est le niveau de la vie locale. Puis sont à leur tour frappés de nullité civique les citoyens qui ne peuvent acquitter une somme égale à dix journées de travail : c’est le niveau départemental des assemblées électorales, dont la fonction est d’élire les députés, les juges et les membres des Administrations du département. Ici encore nouveau clivage : à moins de posséder une propriété foncière et de payer un marc d’argent, ces électeurs deviennent à leur tour passifs dans l’espace politique supérieur où ils ne pourront accéder, celui de l’Assemblée nationale ", in " Les non-citoyens dans la Révolution ", op. cit., p. 19-20.

284.

Varikas (Eleni), "Droit naturel, nature féminine et égalité des sexes, " L’Homme et la Société, les Droits de l’Homme et le nouvel occidentalisme, 1987 (3-4), p. 102. Pour une approche globale des représentations de la femme au XIXe siècle, Cf. Aron (Jean-Paul), Misérable et glorieuse : la femme au XIX e siècle, Paris, 1980.

285.

Documents parlementaires, Sénat, 1919, n° 564, p. 813-816 ; cité par Huard (Raymond), Le suffrage universel en France, 1848-1946, Paris, Aubier, 1991, p. 242.

286.

L’on retrouve ce thème notamment chez Hegel (F.-M.), Principes de la philosophie du droit, op. cit..

287.

in Madival (J.), Laurent (E.), dir., Archives parlementaires. Recueil des débats législatifs et politiques des Chambres françaises, Paris, tome VIII, p. 503.

288.

Kant (Emmanuel), "L’Anthropologie du point de vue pragmatique", in Œuvres, Paris, tome 3, Gallimard, 1986, p. 1092.

289.

Ibid., p. 24.

290.

Ibid., p. 27.

291.

Ibid., p. 27-31.

292.

Cf. Madival(J.), Laurent (E.), ibid., tome 31, p. 54.