2. – La citoyenneté comme produit de l’activité normative.

La Constitution de 1791, qui donne un contenu politique à la citoyenneté, n’établit pas de frontière nette et étanche entre Étrangers et Français. Elle privilégie le critère du domicile qui fait alors apparaître la citoyenneté comme l’adhésion à un corps politique, cette adhésion étant matérialisée par le serment civique. 293 De manière fort spectaculaire, l’Assemblée législative déclarera même "Citoyens français " des étrangers aussi célèbres que Paine, Washington ou Schiller : l’accès à la citoyenneté est dissocié à la jouissance de la qualité de Français. Mais à partir du 26 décembre 1793, cette dissociation citoyenneté-nationalité prend fin. 294 L’attachement qui résultait de la vie commune en société ne suffit plus pour bénéficier de la qualité de citoyen, il faut surtout un attachement de type familial, le lien du sang définissant l’appartenance à la communauté. De ce point de vue, le Code civil de 1804 réalise une rupture considérable par rapport à la tradition révolutionnaire puisqu’il est fondé sur le primat du jus sanguinis sur le jus soli.

Du fait que la nouvelle législation fonde l’égalité juridique sur la jouissance de la qualité de français, Christian Bruschi écrit que " ‘la citoyenneté constituait la plénitude de la qualité de Français, le Français optimal en quelque sorte’ "; 295   cela fait des Étrangers une catégorie d’individus soustraits à la loi commune, donc pouvant légitimement souffrir d’incapacités en matière de droits civiques et civils !

Le Code Napoléon dispose par ailleurs que la qualité de citoyen est régie par la loi constitutionnelle, autrement dit, les droits qui lui sont attachés peuvent faire l’objet d’une détermination plus ou moins restrictive en fonction des critères subjectivement définis par le constituant ou le législateur. L’exclusion des femmes des droits de l’homme et, d’une manière générale, la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, que nous avons déjà examinés, achèvent le rejet de plus de la moitié de la population de la vraie citoyenneté, celle qui érige fondamentalement l’individu au rang de sujet historique, de "personne" véritable.

La problématique de l’égalité dans le contexte révolutionnaire ou colonial se définit donc par le statut accordé à la différence. En effet, si le citoyen désigne le "membre d’une communauté politique territoriale, titulaire de droits et soumis à des obligations uniformes indépendamment en principe de son appartenance à des collectivités "particulières" (de sexe, de classe ou de religion), il s’avère que c’est à l’État de déterminer "‘les conditions d’appartenance prescrites qui permettent ou interdisent l’octroi du statut de citoyen’". 296

Ainsi la figure du citoyen relève d’une opération normative, car le citoyen est véritablement "créé par la loi", 297 afin de pouvoir participer — lui-même — soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire de représentants à l’élaboration de celle-ci. À ce titre, le Citoyen apparaît comme la "personne", l’individu qui peut légitimement prétendre au bénéfice des droits naturels universels qui sont au fondement même de la Révolution. Précisons à ce niveau qu’étymologiquement, la notion de Personne vient du latin Persona, qui signifie d’abord masque de théâtre, puis rôle attribué à ce masque et, enfin, personnage correspondant à ce rôle. 298 En conférant donc la qualité de citoyen de manière exclusive à certaines catégories sociales, la Révolution entend instituer en même temps l’espace politique, fonder la société politique en organisant par avance le rôle historique qui sera dévolu aux uns et aux autres : Tel est le sens de la loi du 22 décembre 1789 que nous avons déjà examiné. Cette loi établit le suffrage censitaire, c’est-à-dire la distinction scrupuleuse de plusieurs niveaux hiérarchisés de citoyenneté correspondant à différentes sphères où évoluent des sujets juridiquement inégaux, différents.

Pour les mentalités dominantes de l’époque, ‘"l’humanité ne se définit (...) pas seulement par opposition à la "bête", mais aussi par la capacité d’être "recrée" ou, selon le langage rationaliste de l’époque, par la perfectibilité’". 299 Le passage de l’homme au statut de citoyen n’est donc pas automatique, car le citoyen se doit naturellement d’être exempt de vices, à la manière d’un sage, capable de conduite autonome, c’est-à-dire d’intérioriser la loi universelle : le citoyen doit donc exprimer la vertu. Cette idée est déjà présente chez Zénon. Elle sera réactivée par Machiavel qui, invoquant la virtù républicaine, fait dériver la force d’une république de sa capacité à se défendre contre les agressions extérieures des autres États et la tyrannie intérieure d’un homme ou d’une classe. 300 Par conséquent, la Révolution estime qu’une saine éducation est apte à les élever moralement et intellectuellement, afin qu’ils puissent mériter la qualité de citoyen : "l’éducation est le moyen par excellence de perfectionner les êtres humains, et de les rendre à la dignité humaine qui leur a été ravie par l’oppression, et aptes à l’exercice de la liberté.

Finalement, en fondant un privilège d’accès au statut de constituant ou de législateur, la citoyenneté ne peut se départir dans le contexte de la Révolution et de la construction républicaine, d’une démarche uniformisante. Si les différences de sexe, de couleur, de culture ou de fortune fondent la délimitation des catégories sociales, la notion d’égalité caractéristique de la citoyenneté suppose évidemment de ramener les différences à la norme afin que ces catégories sociales bénéficient d’une pleine intégration dans leurs droits. En ce sens, "‘l’éducation fera resurgir la similitude fondamentale qui unit les êtres humains de par leur nature’". 301

Jean Leca écrit, à juste titre, que la figure du "‘Citoyen participe (...) d’un double processus’ : d’unification et d’uniformisation des statuts à une loi commune, d’affranchissement et d’émancipation politique; 302   mais il faudrait insister sur le fait que le civisme qui se décline en droits et devoirs du citoyen, présuppose que l’individu reçu comme citoyen soit apte par sa constitution physique et morale à vivre selon l’état civil. 303

Pour revenir à la colonisation de l’Afrique, on comprend dès lors que le code de l’Indigénat ait été paré de fonctions pédagogiques de régénération morale des peuples colonisés : victimes parce qu’incapables de dominer la nature ou de se libérer du joug de chefs tyranniques et de pratiques/mœurs barbares, leur humanité demeurerait incomplète. Ils navigueraient donc aux confins d’une zone trouble qui les rapprocherait de l’animalité, comme tendent à le faire croire les métaphores zoologiques qui servaient aux anthropologues et aux dictionnaires de l’époque pour les qualifier. Dès lors, leur donner la possibilité de voter en leur conférant le statut de citoyen serait prématuré et dangereux pour le maintien de la liberté collective ! Pour être acteur du politique, ‘"il ne suffit (donc) pas d’être homme, encore faut-il le devenir grâce à un processus complexe de fabrication et d’éducation au sortir duquel un sujet rationnel et vertueux doit émerger’". 304 En quelque sorte, le statut de citoyen devrait consacrer le passage d’une humanité imparfaite, voire de l’animalité, à un état civilisé.

On peut donc dire en résumant, qu’en consacrant la figure du citoyen, la Révolution française organise dans le même temps l’exclusion de certaines catégories d’individus du bénéfice de la citoyenneté. Ainsi, la constitution de pluviôse an II tout en proclamant l’universelle citoyenneté des Français de toute couleur, distingue entre les citoyens actifs et les citoyens passifs. Quant à la Constitution de 1791, elle donne à la citoyenneté un contenu politique dans la mesure où cette qualité va signifier la participation au pouvoir politique. Mais à partir de 1804, la citoyenneté cesse d’être définie par les constitutions. Elle tend aussi à se séparer de son contenu révolutionnaire uniquement politique. Le citoyen devient le ressortissant français régi par le droit français et notamment le code civil.

Afin de favoriser la participation politique prônée par la conférence de Brazzaville en 1944, les réformes envisageant la transformation de l’indigène (colonisé) en acteur politique chercheront à rompre ce lien établi à la fin du XIXe siècle, début du fait colonial en Afrique, entre la qualité de citoyen entraînant la jouissance des droits politiques et l’adoption du statut personnel métropolitain.

Notes
293.

Cf. les Titres II et IV de la Constitution de 1791.

294.

Rollot (Jean-Louis), "La citoyenneté, rempart contre les exclusions", in Pourquoi ?, Race et civilisation, novembre 1992, n° 227, p. 1.

295.

Bruschi (Christian), "Droit de la nationalité et égalité des droits de 1789 à la fin du XIXe siècle", op. cit., p. 42.

296.

in Dictionnaire constitutionnel, op. cit., article "Citoyen", p. 143.

297.

Ibid.

298.

Mauss (Marcel), "Une catégorie de l’esprit humain, la notion de personne, celle de moi", in Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 3e éd., 1966, p. 331-362, Sp. 353 : " Jusqu’au bout, le sénat romain s’est conçu comme composé d’un nombre déterminé de patres représentant les personnes, les images de leurs ancêtres. La propriété des simulacra est l’attribut de la persona. À côté, le mot de persona, personnage artificiel, masque et rôle de comédie et de tragique — d’étranger au moi — continuait son chemin. Mais le caractère personnel du droit était fondé, et persona était aussi devenu synonyme de la vraie nature de l’individu. D’autre part, le droit à la persona était fondé. Seul en était exclu l’esclave. Servus non abet personam. Il n’a pas de personnalité. Il n’a pas son corps, il n’a pas d’ancêtres, de nom, de cognomen, de biens propres... " ; p. 362 : "D’une simple mascarade au masque, d’un personnage à une personne, à un nom, à un individu, de celui-ci à un être d’une valeur métaphysique et morale d’une conscience morale à un être sacré, de celui-ci à une forme fondamentale de la pensée et de l’action, le parcours est accompli".

299.

Varikas (Eleni), "L’égalité et ses exclu(e)s, op. cit., p. 13. L’auteur cite à ce propos l’Abbé Grégoire dans sa Motion en faveur des juifs : vérité triviale, mais qui n’est pas encore démontrée pour ceux qui les traitent en bêtes de somme, et qui n’en parlent que par le ton du mépris et de la haine. J’ai toujours pensé qu’on pourrait recréer ce peuple, l’ancrer à la vertu et partant au bonheur".

300.

Cf. article "Citoyen" in Dictionnaire constitutionnel, op. cit., p. 144.

301.

Varikas (E.), "L’égalité et ses exclu(e)s", op. cit., p. 14.

302.

Dictionnaire constitutionnel, op. cit., p. 143.

303.

Cf. Rousseau (Jean-Jacques), "Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants", in 1789, Recueil de Textes du XVIII e siècle à nos jours, Paris, Centre National de Documentation Pédagogique, 1989, pp. 20-21.

304.

Le Cour Grandmaison (Olivier), "Les non-citoyens dans la Révolution", in L’Homme et la Société, Dissonances dans la Révolution, op. cit., p. 20.