1.–L’application des mesures de réduction du particularisme de la condition des indigènes.

Avec l’ordonnance des 17-22 août 1945, le pas décisif dans la réforme du système colonial est franchi. Cette ordonnance, en prévoyant la représentation au parlement de toutes les populations d’Outre-mer (sauf l’Indochine) conformément aux recommandations de la conférence de Brazzaville, introduit pour la première fois le vote au Cameroun.

La réforme s’attaque en premier lieu au régime discriminatoire des libertés publiques avant 1946, qui se traduisait et s’achevait par un régime disciplinaire et pénal des indigènes très particulier. En effet, le statut de l’indigénat, qui se caractérisait essentiellement par la prépondérance de l’autorité administrative sur l’autorité judiciaire dans le régime répressif, 305 est supprimé en plusieurs étapes : le 20 février 1946 suppression des sanctions pour troubles à l’ordre public, le 11 avril 1946 le travail forcé est "interdit de façon absolue", le 30 avril 1946 suppression de juridictions pénales indigènes, extension des juridictions pénales métropolitaines appliquant le Code Pénal métropolitain, complété à l’égard de l’Afrique Noire par les décrets du 19 novembre 1947, le 22 décembre 1946 suppression des peines de l’indigénat. Tous ces décrets tendent à réaliser une égalité parfaite comme en matière d’association.

Avant la Libération, l’exclusion de l’Indigène du champ politique entraînait de facto l’absence et le refus de la médiation d’agrégats modernes du type parti politique ou syndicat. Partout s’appliquait en Afrique, l’ancien article 291 du Code Pénal réprimant sévèrement les groupements. L’autorisation de l’Administration était nécessaire pour constituer une association de plus de vingt personnes. Cette mesure permettra pendant longtemps de considérer comme illégaux tous les groupements politiques organisés. Deux décrets des 13 mars 1946 et 16 avril 1946 étendent à tout l’Outre-mer les titres I et II de la loi de 1901. Le 11 avril 1946, un décret généralise également le régime métropolitain concernant la liberté de réunion, corollaire de la liberté d’association.

Le 7 mai 1946, sur proposition du député sénégalais Lamine Guèye, l’Assemblée Constituante vote une loi qui dispose dans son article unique que "‘tous les ressortissants des territoires d’Outre-mer ont la qualité de citoyens, au même titre que les nationaux français de la métropole et des territoires d’Outre-mer. Des lois particulières établiront les conditions dans lesquelles ils exerceront leurs droits de citoyen’". Avec cette loi, qui sera aussitôt comparée à l’"Édit de Caracalla", 306 il ne fait plus de doute que la citoyenneté française est désormais séparée du statut personnel et repose essentiellement sur une base politique ; elle garantit à tous ceux qui en bénéficient alors, des droits et des libertés publics identiques. C’est donc désormais une distinction entre le statut public et le statut privé de la personne qui marque la frontière entre le principe d’égalité ainsi que d’identité et le particularisme. Les dispositions de la loi du 7 mai 1946, dite loi Lamine Guèye, seront textuellement reprises dans l’article 80 de la Constitution du 27 novembre 1946 (date de son adoption par référendum).

Dès le préambule, par la suite dans l’article 82, de manière plus conforme aux recommandations de Brazzaville, la Constitution de 1946 garantit à toutes les dépendances françaises un droit de vote à l’Assemblée nationale et au Conseil de la République française. Mais, aussi importante que puisse être la participation de dépendances françaises dans les institutions métropolitaines, la plus grande et la plus importante innovation des réformes de 1946 nous semble être la création des assemblées représentatives locales dans les territoires d’Outre-mer . 307 L’admission aux emplois publics est traditionnellement rattachée à la qualité de citoyen, la Constitution de 1946 innove en affirmant que la France "‘écartant tout système de colonisation fondée sur l’arbitraire, garantit à tous l’égal accès aux fonctions publiques et l’exercice individuel ou collectif des droits et libertés’". 308  Ce principe est concrétisé par l’article 82.

À ce niveau de notre analyse, et avant d’envisager le domaine des exceptions aux applications du principe d’égalité visé par les mesures de réforme ci-dessus, il semble utile de revenir sur la spécificité de la situation du Cameroun par rapport aux autres dépendances françaises. Nous voudrions ainsi souligner l’absence de distinction de fait, entre les ressortissants du Cameroun et ceux des colonies voisines de la France, eu égard au bénéfice de ces réformes de 1946, comme ce fut le cas face à l’exclusion concernant la citoyenneté.

Compte tenu de son statut international de pays sous mandat avant les réformes, le Cameroun ne fait pas partie du territoire de la République ; mais en fait, il est administré par la France comme s’il en était ainsi. 309 Dans la Constitution de 1946, le Cameroun se range dans la catégorie des territoires associés, prévue par l’article 60. Mais si l’on dépasse ces classifications juridiques abstraites pour observer la réalité politique, il apparaît que la situation des Camerounais souvent qualifiée d’exceptionnelle, ne leur empêche pas le bénéfice par assimilation de l’accession des sujets français à la citoyenneté.

En 1946, la France accepte donc l’accord de tutelle pour le Cameroun. 310 Cet accord qui précise "les termes de la tutelle", c’est-à-dire les conditions dans lesquelles est assurée l’Administration du territoire, sera ensuite approuvé par l’Assemblée Générale des Nations Unies en date du 13 décembre 1946. L’accord donne à la France les pouvoirs les plus larges : elle est responsable de la paix, du bon ordre, de la bonne Administration et de la défense du territoire (article 3) ; elle a "‘pleins pouvoirs de législation, d’Administration et de juridiction sur le territoire, et sous réserve des dispositions de la Charte [des Nations Unies] et du présent accord, elle l’administrera selon la législation française comme partie intégrante du territoire français’" (art. 4, al. 1). Cependant, en application de l’article 5 de l’accord, la France s’engage à assurer aux habitants locaux une part dans l’Administration du territoire en créant des organes représentatifs démocratiques. La France promet en outre, d’organiser en temps opportun, des consultations appropriées pour permettre aux habitants d’exprimer librement leur opinion sur leur régime politique et d’assurer ainsi la réalisation des objectifs stipulés par la Charte des Nations Unies.

Le Cameroun devient donc territoire sous tutelle française, avec ses compétences étatiques réparties entre la puissance administrante (la France) et l’O.N.U. Avec la souveraineté du pays devant passer progressivement à des organismes démocratiques issus de la population sous tutelle, on dépasse les prévisions de la Constitution de 1946 ; il s’agit d’un cheminement vers l’indépendance qui n’est pas offerte aux autres territoires français (saut l’Indochine, le Maroc et la Tunisie). Rétrospectivement, ce n’est qu’une avance que prend le Cameroun sur les autres colonies mais celle-ci sera vite résorbée. En attendant, les Camerounais n’ont pas droit à la nationalité française, comme nous l’avons précédemment noté avec la résolution du 22 avril 1923 du Conseil de la S.D.N.. Le droit public français qui les qualifie d’administrés français, ne leur reconnaît pas non plus la citoyenneté française tout en les faisant bénéficier de son contenu. En d’autres termes, sans être "citoyens français", les Camerounais jouissent des mêmes droits de citoyenneté que les "citoyens" des territoires d’Outre-mer à la suite des réformes de 1946.

S’agissant du régime législatif des territoires associés tel qu’il découle de la Constitution, il ressort le souci d’attacher les populations sous tutelle à la vie et à l’ordre politique français. Ainsi, contrairement à la thèse de Pierre Lampué suivant laquelle le régime législatif des territoires associés est différent de celui des territoires d’Outre-mer, car il ne découle pas de l’article 72 de la Constitution, mais du pouvoir que possède le président de la République d’appliquer les traités internationaux, en prenant des décrets qui ne sont pas soumis au Conseil des Ministres ou à l’avis de l’Assemblée de l’Union française, 311 la pratique se fixe en faveur de l’application à ces dépendances françaises des principes de l’article 72, 312 en considérant que l’expression "territoire d’Outre-mer" prend alors une signification géographique étendue et non un sens juridique précis. De même, comme nous avons déjà eu à le remarquer, le régime administratif du Cameroun sera calqué sur celui des autres territoires africains.

Notes
305.

Nous rappelons d’une part, que les gouverneurs étaient libres d’établir des infractions sanctionnées par quinze jours d’emprisonnement et par une amende, d’autre part, en cas de troubles de l’ordre public, l’Administration pouvait agir en dehors de tout texte et appliquer les sanctions individuelles (emprisonnement, déplacement) ou collectives. Les sanctions étaient prises par les juridictions répressives spéciales présidées par l’administrateur et comprenant des indigènes. Le contrôle de la Cour de Cassation était exclu au bénéfice d’un recours devant une chambre d’annulation de la Cour d’Appel.

306.

En l’an 212, cet édit de Caracalla accorda d’un coup le droit de cité à tous les habitants de l’Empire romain.

307.

Cf. la série de décrets en date du 25 octobre 1946 (J.O. République française, 27 octobre 1946, pp. 109-129, 150). Voir également le sommaire dans Notes et Études documentaires, op. cit., pp. 26-31.

308.

Avant la guerre, les indigènes n’avaient accès qu’à des postes administratifs ou militaires subalternes.

309.

Selon Le Vine (Victor T.), " si les Français avaient pu agir à leur guise (...), le Cameroun eût été désigné pour une intégration imminente dans l’ensemble métropolitain", in Le Cameroun, du mandat à l’indépendance, Paris, Présence Africaine, 1984, p. 179.

310.

Cet accord est publié au J.O.  en vertu d’un décret du 27 janvier 1948. Cf. également Accord de tutelle pour le territoire du Cameroun sous Administration française, O.N.U., DOC T/8, 25 mars 1947, p. 39.

311.

Cf. "L’Union Française d’après la Constitution", RJPUF, 1947. À noter que l’Union Française est une structure politique créée par la Constitution de 1946. Elle regroupe autour de la métropole l’ensemble des dépendances françaises, et comprend des organes législatifs et exécutifs. Pour établir un dénominateur commun entre les ressortissants des différents États faisant partie de cette Union, la Constitution de 1946 créait également une citoyenneté commune. Le contenu de cette citoyenneté ne présente pas de réel intérêt pour les nationaux français et les administrés français, c’est-à-dire les ressortissants des territoires associés comme le Cameroun. En effet, ceux-ci bénéficiaient des mêmes avantages que les citoyens français. Seuls les ressortissants des États associés membres de l’Union Française étaient donc appelés à réclamer le bénéfice de cette citoyenneté. Au bout de dix ans, les frontières de cette catégorie juridique restèrent aussi vagues que celles de l’Union française elle-même. Pour définir le contenu de la citoyenneté de l’Union, l’article 81 renvoie au préambule de la Constitution dont la valeur juridique elle aussi était et reste discutée.

312.

Luchaire, Manuel de droit d’Outre-mer, pp. 108-109 ; Lagrange, "Le régime législatif de la France d’Outre-mer", pp. 65-66 ; Bernard (J.-P.), "Le régime législatif des territoires associés ", Recueil Penant, 48 D. 74.