1. – Le champ d’application des statuts personnels.

Revenons quelque peu en arrière dans le but de rappeler la situation antérieures aux réformes de 1946, qui nous permet de mieux évaluer le niveau des changements dans la condition des indigènes. L’on sait que la perspective d’assimilation dans le système colonial français n’enchantait guère la plupart des hommes politiques et bon nombre de juristes métropolitains. Ainsi par exemple, le Professeur Solus jugeait "inopportun et même dangereux " d’accorder à ces indigènes, les droits politiques et les libertés individuelles à la jouissance desquels ils n’étaient pas préparés. Mieux valait qu’ils restassent des " sujets", des "protégés" ou des administrés français". 322

Ainsi, constate le professeur Kamto, 323 l’idéal républicain ne pourra effectivement pénétrer les colonies, avec toute l’ampleur qu’il avait en métropole. Les révolutionnaires de 1792 avaient crié à la République : à la Liberté, à l’Égalité de tous les hommes ; Saint-just avait secoué les provinces françaises afin que ce diptyque ne fût jamais oublié, et 1848 était venu y ajouter la dimension généreuse de la Fraternité. Mais ces mots d’ordre de la République semblaient s’être arrêtés aux frontières de la France métropolitaine, laissant la place dans les colonies à une réalité froide, faite de brutalité et d’humiliation, qui effaçait les souvenirs de la Révolution.

L’expression juridique de cette frontière est contenue dans la notion d’ "ordre public colonial " dont la paternité est due au Professeur Henri Solus. Pour lui, "‘la loi de statut personnel indigène, dont le respect a été cependant proclamé par la métropole, ne peut prévaloir lorsqu’elle est en opposition ou en contradiction avec une règle que la nation civilisatrice considère, dans la colonie, comme étant essentielle au succès de l’œuvre de la colonisation’". 324

Cette définition est sans ambiguïté ; elle est la consécration de la primauté des lois adoptés en métropole et des décisions du pouvoir colonial sur les us et coutumes indigènes qui seraient en contradiction avec elles. Henri Solus considère qu’ "‘en déclarant respecter la législation privée indigène, la métropole n’entend point, en effet, abdiquer l’obligation qui lui incombe d’assurer et de maintenir dans la colonie, un ordre social et une organisation juridique conformes à son action colonisatrice’". 325

Le complexe du colonisateur, complexe de race et de civilisation réputées supérieures, trouve là, son expression juridique. Car, si la civilisation métropolitaine est supérieure, le droit métropolitain, en tant que porteur des valeurs de cette civilisation, est assurément supérieur aux droits indigènes et ne saurait souffrir leur contradiction. Par conséquent, les juridictions indigènes appliqueront la loi et les coutumes locales, "‘ seulement en tout ce qu’elles n’ont pas de contraire aux principes de la civilisation française’". 326

Si l’article 82 de la Constitution de 1946 reconnaît finalement l’existence et la valeur juridique du statut personnel local à côté du statut français : "Les citoyens qui n’ont pas le statut civil français conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y on pas renoncé", les problèmes que posent cet article et l’article 80, ainsi que leur application sont si inhabituels que l’Administration coloniale et les tribunaux continuent simplement à appliquer les règles anciennes. 327 Il s’agit de la citoyenneté qui, permettant de déterminer la condition des personnes, c’est-à-dire de les classer en plusieurs catégories, garantit à l’individu l’électorat et les libertés publiques. Il s’agit également du statut personnel qui réglemente la vie des individus, ainsi que les relations entre eux et à l’égard des biens. La citoyenneté est organisée par les articles 80 et 82 de la Constitution, alors que les statuts personnels sont réglés par le droit privé français et les droits locaux, codifiés ou coutumiers.

Dans les territoires d’Outre-mer où le droit français reconnaît l’existence de statuts personnels, ceux-ci ont un large champ d’extension ; c’est le cas dans les territoires d’Afrique Noire, et particulièrement au Cameroun où les accords de tutelle du 13 décembre 1946 (art. 7) obligent la France à "prendre en considération les lois et les coutumes locales", en visant spécialement "‘les règles relatives à la tenure du sol et au transfert de la propriété foncière’". Ce texte oblige à tenir compte du droit local pour toute législation destinée à "‘favoriser le progrès économique et social des populations autochtones’" : le statut personnel règle donc les droits de la famille, mais aussi totalement ou partiellement, la propriété et le droit des obligations. Il s’applique suivant des conditions positives d’existence du statut reconnue par le droit français, de non-renonciation, de dispositions compatibles avec l’ordre public, des conditions négatives d’absence d’option partielle pour le droit français et d’absence de conflits entre le statut personnel et le statut français.

Toutes ces mesures tendent simplement à imposer le principe selon lequel le statut français est la règle et les statuts personnels l’exception. D’une manière générale, on peut dire que le statut personnel s’applique quand le statut français ne s’applique pas. De fait, le statut personnel est un statut subalterne. Il reflète les conceptions et les préjugés du colonisateur quant à la valeur humaine et culturelle de l’homme africain. Ce dernier ne fait jamais l’objet d’une reconnaissance pour lui-même. Sa culture n’est pas digne d’être reconnue, sauf comme élément d’un folklore réservé à la muséographie. Stigmatisé dans son infériorité ontologique, il convient au mieux d’œuvrer à sa promotion en précipitant son déracinement culturel.

On retrouve là la constante tradition française de la prééminence du Code civil et du droit français, et surtout la volonté d’assimilation du colonisé érigée en doctrine officielle et reposant sur le principe d’une transformation à terme de tous les sujets colonisés en citoyens.. Ces principes sont implicitement contenus dans l’article 82 qui établit la suprématie du statut français : le statut personnel s’applique tant qu’on n’y a pas renoncé et le passage du statut français à un autre statut est impossible.

Cependant, la prééminence du statut français caractérisant la domination à peine voilée, n’a pas empêché le maintien du particularisme colonial typique de l’état antérieur à la Constitution (déjà restitué, cf. supra, section I) : la citoyenneté ayant été étendue à tous par la Constitution de 1946, il devient logique de conclure à l’unification de l’état civil, par exemple ; or il n’en a pas été ainsi. Sous le prétexte que l’état civil ressortit au statut personnel et donc au particularisme, contrairement à l’esprit de la constitution, de nouveaux citoyens se voient refuser le droit d’accéder à l’état civil commun. Les conséquences en sont multiples : difficultés pour les indigènes de faire la preuve de leur état, sentiment d’une discrimination non justifiée, et surtout sur le plan électoral des difficultés d’individualiser les électeurs...

Cette situation montre bien une chose : la survivance du régime de l’indigénat, malgré sa suppression par les réformes. Or, l’état civil ne ressortit pas essentiellement au statut personnel ; dans son rôle d’identification et d’individualisation des personnes, il fait sans aucun doute partie au premier chef du statut public. Aussi, l’Assemblée de l’Union Française adoptera-t-elle une proposition de résolution le 24 juin 1948 incitant le gouvernement "à créer et organiser dans les territoires relevant du Ministère de la France d’Outre-mer le service de l’état civil".

Notes
322.

Solus (H.), op. cit., p. 15.

323.

Cf. Pouvoir et droit en Afrique Noire, op. cit., p. 260 .

324.

Solus (H.) , op. cit., p. 303.

325.

Ibid.

326.

Ibid., p. 313.

327.

Après la suppression du régime disciplinaire et pénal des indigènes qui se caractérisait par la prépondérance de l’autorité administrative sur l’autorité judiciaire, les tribunaux répressifs ordinaires en nombre trop faible se trouvèrent devant une énorme masse de justiciables nouveaux. Dans l’impossibilité de multiplier rapidement le nombre de ces tribunaux, des délais d’application des réformes seront prévus comme ce décret du 3 juillet 1946 prévoyant la création par les chefs des territoires des juridictions spéciales appelées justices de paix, à compétence correctionnelle limitée, pouvant être confiées à un fonctionnaire, le plus souvent l’administrateur, ou même à un simple citoyen. De même un décret du 16 octobre 1946 maintenait provisoirement la chambre d’annulation et d’homologation de la Cour d’Appel. La plupart des délais d’application des réformes dureront souvent des années. Après que l’article 84 ait entraîné des modifications dans la magistrature, c’est près de onze années plus tard que le décret n° 57-1285 du 19 décembre 1957 dotera d’un nouveau statut la magistrature d’Outre-mer .