Après la promulgation de la Constitution de 1946, sur le plan des droits privés, les individus relèvent dans les colonies de deux types de statut : le statut français et le statut local ou personnel. Nous avons vu que l’article 82 de la Constitution prévoit que les citoyens de statut local ou personnel ne bénéficient de leur statut que "tant qu’ils n’y ont pas renoncé". Cette mesure assure donc la prééminence du statut français. Mais en l’absence d’un texte réglementaire prévoyant l’application de cette mesure, l’état de chose ancien continue à se perpétuer dix ans après la promulgation de la Constitution. Or, l’état de chose ancien était caractérisé par la distinction, nous l’avons vu, entre les citoyens et les "non-citoyens" ; pour passer de la seconde catégorie dans la première, il fallait en particulier, dans la procédure de naturalisation, renoncer à son statut personnel et en solliciter la faveur de l’Administration. On voit donc que la procédure antérieure d’accession à la qualité de citoyens (qui était individuelle, facultative ou de plein droit, suivant les cas, obtenue par décret ou par jugement et conférant à la fois les droits publics et le statut civil) continue à s’appliquer pour la simple renonciation au statut personnel des citoyens de statut local, elle aboutit donc à répandre le sentiment que rien n’est changé. Ce sentiment est d’autant plus fort que cette renonciation, conférant une citoyenneté de statut français, modifie la situation de l’indigène concernant ses droits électoraux ; elle lui permet en effet d’accéder au premier collège et de voter avec les métropolitains, de s’inscrire sur le même état civil, en un mot elle donne à l’indigène le sentiment de devenir un citoyen à part entière.
Lorsque, après s’y être longtemps refusée, la pratique administrative se décide à tenir compte des dénonciations du maintien de la procédure ancienne, 328 et de l’avis du Conseil d’État en date du 22 novembre 1955 déclarant caducs les textes antérieurs sur l’accession à la citoyenneté, l’on rentre déjà dans la seconde phase de la réforme du système colonial.
Cette seconde phase marque l’échec des réformes jusqu’ici étudiées, à intégrer véritablement les indigènes dans le système électif qu’à aménager le système de domination politique en place dans les colonies. Dans ce sens va le constat que fait en 1955 un groupe d’études dirigé par le gouverneur général des colonies Robert Delavignette ; ce groupe ayant été constitué par le ministre de la France d’Outre-mer Pierre-Henri Teitgen : ‘"(...) Pendant trop longtemps nous avons promis des réformes et éludé leur réalisation ; pendant trop longtemps, nous nous sommes ingéniés dans la pratique à amenuiser la portée psychologique de nos décisions les plus libérales, les plus généreuses en reprenant d’une main ce que l’autre avait donné. Ainsi avons-nous entamé le crédit de confiance et d’affection que nous consentait l’Afrique’". 329
Finalement, telle qu’elle se présente dans son ensemble, la Constitution de 1946 ne marque de progrès notable qu’au niveau symbolique du langage. Par les innovations de sa terminologie, tous les termes auparavant employés dans le sens d’une péjoration systématique de la condition du colonisé sont soigneusement écartés : le terme d’"indigènes" est remplacé par celui d’autochtones ; les vieilles colonies deviennent Départements d’Outre-mer ; les autres Territoires d’Outre-mer, les Territoires sous tutelle (anciens mandats) comme le Cameroun, sont dits associés ; enfin les États liés à la France par un traité de protectorat sont désormais des États associés ; il n’y a plus un empire, mais une Union française.
Si le préambule de cette Constitution reflète la tendance anticoloniale, le titre VIII traduit une volonté conservatrice d’empêcher l’accession des pays dépendant de la France à une autonomie politique. La valeur des deux textes, il est vrai, n’est pas égale : le préambule ne consacre que les apparences du renouveau, en étant qu’une simple déclaration de principes, sans valeur juridique ; le conservatisme domine le titre VIII, qui va entrer dans les faits. Ce divorce profond entre les déclarations d’intention empreintes de générosité et les réalités de la pratique politique dure dix années (1946-1956) au terme desquelles le suffrage découlant directement de la citoyenneté française accordée à tous les ressortissants d’Outre-mer n’est pas universel, mais restreint ; de même l’institution du double collège, si elle est constitutionnellement possible en vertu de l’article 80 du titre VIII, n’est certainement pas conforme au principe d’égalité qui domine le statut public des individus ; la troisième conséquence que nous avions déterminée, à savoir la proportionnalité égale dans la métropole et Outre-mer du nombre des représentants au nombre des habitants, n’est pas introduite : il y a donc loin de la proclamation d’un principe à sa traduction concrète.
Si l’on peut dire que ces textes de 1946 sont incontestablement novateurs en ce qu’ils apportent des transformations dans la société coloniale par rapport à la période d’avant la Libération, il n’en reste pas moins que l’essentiel est conservé, et en premier la domination de la France métropolitaine sur l’ensemble, ainsi que le déplore Félix Houphouët-Boigny lors de la séance à l’Assemblée Nationale en date du 19 septembre 1946 : "d’un côté des principes généreux qui n’ont malheureusement pas force de loi. De l’autre, la cristallisation par un texte constitutionnel d’une situation de fait". Nette dans les principes, mitigée dans le titre VIII, l’audace n’est plus de mise dans les modalités d’application. Ainsi, le progressisme s’estompe à mesure qu’on se rapproche des réalités. Le temps passant, la plupart des leaders du monde colonial, qui avaient nourri l’espoir d’un changement radical avec les réformes de 1946, acquièrent la conviction que des satisfactions en partie formelles camouflent le maintien de l’ancien ordre colonial. Faute d’avoir évolué comme s’y attendaient les Camerounais, cette situation finit par créer, des mots même de Gaston Defferre, ministre de la France d’Outre-mer, ‘"(...) un profond malaise aussi bien chez les Africains que chez les Européens’", 330 qui, pour être dissipé, conduira au vote de la loi du 23 juin 1956 tirant les conséquences complètes du principe d’égalité des citoyens dans leurs droits et libertés. La formule à allure prophétique d’Alexis de Tocqueville, en tant qu’une des "lois " régissant les systèmes politiques, se trouve vérifiée à notre avis : ‘"À mesure qu’on recule la limite des droits électoraux, on sent le besoin de la reculer davantage ; car après chaque concession nouvelle, les forces de la démocratie augmentent et ses exigences croissent avec son nouveau pouvoir. L’ambition de ceux qu’on laisse en dessous s’irrite en proportion du grand nombre de ceux qui se trouvent au-dessus. L’exception devient enfin la règle ; les concessions se succèdent sans relâche, et l’on ne s’arrête plus que quand on est arrivé au suffrage universel’". 331
Camerlynk (G.M.), "De la renonciation au statut personnel ", RJPUF, 1949, pp. 129 et sq.
Cité par Planchais (Jean), L’Empire embrasé. 1946/1962, Paris, Éd. Denoël, 1990, p. 190.
in " La loi-cadre ", RJPIC, t. 34, n° 4, Paris, décembre 1980, p. 767.
Tocqueville (Alexis de), De la démocratie en Amérique, Paris, Flammarion, 1981.