1. –Le contexte d’intervention de la loi-cadre ou les déterminations du moment de cette intervention : le tournant de 1956.

C’est en nous situant successivement sur deux niveaux d’analyse, international tout d’abord et local par la suite, par rapport au territoire du Cameroun, qu’il nous semble pertinent et significatif d’aborder cette loi-cadre du 23 juin 1956.

Sur le plan international donc, la pression aboutissant, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, à la première vague des réformes, déjà examinées pour l’Afrique, qui s’était auparavant exercée sur les puissances coloniales européennes, afin qu’elles renoncent définitivement à l’exercice de leur souveraineté Outre-mer, redevient de plus en plus forte. 333

En 1939 en effet, la démocratie pluraliste perd la légitimité qu’elle semblait avoir conquise en 1918. Elle semble ne plus représenter l’avenir du monde face à ses nouveaux concurrents des deux internationales ennemies, la communiste et la fasciste. En 1945, la défaite de l’Allemagne prend par conséquent le visage non seulement d’une victoire des Alliés, mais d’une résurrection de l’idéal démocratique remis en cause depuis quinze ans. Dès lors, les anciens pays occupés de l’Europe de l’Ouest peuvent revêtir à nouveau leurs habits démocratiques, tandis que, malgré le partage de Yalta, ceux de l’Europe de l’Est goûtent eux-mêmes, parfois pour la première fois, les délices d’élections presque libres jusqu’en 1948. De son côté, l’Amérique latine subit également la contagion de la liberté. Au Brésil, le populiste Vargas se voit imposer des élections réellement disputées par le général Dutra, qui les remporte de par une juste providence. En Argentine, le gouvernement des militaires proches du fascisme tombe, pour permettre au colonel Peron de se trouver peu après plébiscité par les urnes. Au Venezuela, ce sont des généraux qui en renversent d’autres pour confier le pouvoir à un civil en la personne de Romulo Betancourt. Au-delà, en Inde, en Afrique, dans les Antilles, la Grande-Bretagne met en place des institutions parlementaires dans les territoires qu’elle libère ou prépare à l’indépendance. Quant aux Américains, ils sapent le rétablissement de la domination coloniale en Indochine française et les Indes néerlandaises, sans soupçonner qu’ils œuvrent en faveur non pas de la démocratie mais de nouveaux despotismes. La démocratisation sans retour en arrière de l’Italie, de l’Allemagne de l’Autriche et du Japon constitue également le produit essentiel et durable de l’après-1945.

En dépit de leur état de développement économique particulièrement frappant en Allemagne, du prestige de leurs cultures, de la parenté des sociétés allemande, autrichienne et italienne avec leurs voisines et de l’occidentalisation de la société japonaise, ces pays n’avaient en effet jamais connu de pratique démocratique stable et incontestée. Il semblait presque, pour les pessimistes, que la démocratie n’y était pas acclimatable. Or les années 1945-1950 vont démentir ce préjugé et inaugurer chez eux une continuité démocratique désormais aussi banale et solide que celle de la France, de l’Angleterre ou des petites nations de l’Europe de l’Ouest de nos jours. L’Italie recouvre définitivement la démocratie en 1944-1945, en se débarrassant par surcroît de sa monarchie compromise par Mussolini. La République autrichienne, deuxième du nom, ressuscite pour de bon dès avril 1945. De même, le Japon accepte alors de se trouver pris en main par le général MacArthur, qui y soutient au début les partis de gauche longtemps pourchassés pour faire pièce aux cercles dirigeants traditionnels. Quant à l’Allemagne, elle se voit imposer, à partir de 1948, des organes et un endoctrinement démocratiques qui, perçus d’abord d’un œil étranger, y prennent force ensuite pour engendrer sa nouvelle citoyenneté fédérale. Bref, c’est une vague démocratique qui s’abat sur le monde, et qui ne pouvait épargner l’Afrique où les rapports entre puissances coloniales et colonies vont se traduire par des modifications.

À cette vague démocratique, c’est-à-dire au poids de l’environnement international s’ajoute donc qu’en mai 1955, les États asiatiques et africains se réunissent en conférence à Bandoeng, en Indonésie, pour "‘étudier et examiner leurs intérêts mutuels et communs" et "les problèmes affectant la souveraineté nationale, ainsi que le racisme et le colonialisme’".

Dans l’ordre pratique, les résultats immédiats de cette conférence de Bandoeng sont peu perceptibles. C’est, nous semble-t-il, dans le domaine psychologique qu’il convient surtout de les rechercher : l’exaltation des droits fondamentaux des peuples, la condamnation de la domination coloniale, la proclamation solennelle de la volonté des pays du Tiers Monde de redevenir totalement maîtres de leur destin ; toutes ces notions qui résonnent comme autant de coups de tonnerre sous le ciel colonial, auxquelles aboutissent les discussions, ne pouvaient d’une part, qu’encourager ceux des peuples dépendants déjà engagés dans une lutte de libération, et d’autre part mettre les autres en "état de mobilisation psychologique". Ainsi, dans les années qui suivent cette réunion, l’esprit de Bandoeng se faisant encore plus revendicatif, le mouvement gagne en intensité au fur et à mesure qu’il s’étend des États déjà indépendants à ceux qui n’aspirent seulement qu’à le devenir.

Il est également à remarquer que, non plus sur la simple participation aux institutions du colonisateur comme ce fut principalement le cas au moment de la Libération, la revendication porte de plus en plus plutôt sur l’indépendance totale des colonies. Cette évolution des choses est également caractéristique de l’attitude de plusieurs agents de la colonisation : le cas des Églises.

D’un côté, il peut être excessif de ramener le rôle des Églises à la seule fonction d’agent du système colonial dans la mesure où certaines d’entre elles furent conduites à participer directement à l’émancipation tant des esprits que des sociétés indigènes. Le dessein de l’Église missionnaire en Afrique ne procédait pas d’une stratégie coloniale de l’État métropolitain, et Mgr de Guebriant, supérieur général des Missions étrangères à Paris, le souligne avec force : " ‘Dans les colonies comme ailleurs, les missions n’ont qu’un but exclusif de tout autre : christianiser les païens…"’ ‘ 334 ’ Mais, de l’autre côté, il demeure que ces églises ont soutenu l’entreprise coloniale, que la collusion entre évangélisation et colonisation fut patente : le travail des missionnaires s’effectuait dans le cadre d’une association au projet colonial qui s’apparentait très souvent à l’alliance du sabre et du goupillon dans une version tropicalisée : 335 aux administrateurs le maniement de la "chicotte", aux missionnaires la mise en ordre des esprits.

La présence significative de l’église missionnaire en Afrique Noire remonte au milieu du XIXe siècle, 336 c’est-à-dire avant le début de la colonisation européenne. Pour ce qui concerne le Cameroun, c’est en 1845 que le premier missionnaire baptiste, Alfred Saker, débarque à Douala. Dans certain cas, le missionnaire précède le colonisateur : il concourt par sa connaissance des mœurs, coutumes et langues locales au succès de l’entreprise coloniale, en communiquant la connaissance du milieu aux officiers d’infanterie et d’artillerie coloniale qui débarquent après lui. En 1931, G. Hanotaux note que ces missionnaires sont "‘les agents prédestinés de l’empire colonisateur’". 337 Mais de manière générale‘, "le colonisateur et le missionnaire débarquent pratiquement du même bateau’". 338 Définitivement séparés en métropole avec l’avènement de la République, colons et missionnaires sont plutôt confondus aux yeux des Noirs dans l’unité de la race blanche et la convergence de leurs efforts. Les objectifs du sabre et du goupillon s'entrecroisent donc et fusionnent en un dessein commun : la mission civilisatrice de l’Occident, que rappelle Jules Ferry, lors de son intervention le 28 juillet 1885 devant la chambre des députés, après son renversement le 30 mars, pendant que certains députés s’offusquent de voir de tels propos proférés dans la patrie de la Déclaration des droits de l’Homme : "‘Messieurs, il faut parler plus haut et vrai ! il faut dire ouvertement qu ‘en effet, les races supérieures ont un doit vis-à-vis des races inférieures…",et poursuivant : "je répète qu’il a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures’". 339

En effet, comme l’écrit M. Bureau, "que ce soit pour exploiter les ressources physiques et humaines, pour administrer et faire régner la loi, ou pour évangéliser et "planter l’Église" les Blancs ont en commun l’idéologie de "la civilisation" : L’Europe détient à la fois la technique, le droit et les croyances universels ; il est de son devoir de les transmettre aux "sauvages" ; l ‘opération est morale, religieuse ; de plus elle est civique, et surtout rentable. L’institution-clé de l’entreprise fut l’école. Les missionnaires les construisaient souvent avant l’église ; les fonctionnaires les plus laïcs subventionnent l’école chrétienne. 340 Dans l’accomplissement de cette mission, l’on jette l’opprobre sur les pratiquants des cultes traditionnels autochtones. On amalgame sorciers malfaisants et officiants religieux. On condamne en bloc l’animisme. Évangéliser aux colonies signifie combattre les coutumes "païennes" des indigènes ; c’est lutter contre le "paganisme".

Sous le prétexte l’universalisme de la religion chrétienne, l’église missionnaire va donc porter atteinte à l ‘ordre religieux des sociétés qu’elle pénètre, à leur cosmogonie et, par suite, à leur équilibre. Il s’agit véritablement d’un défi aux sociétés africaines, d’une "offense métaphysique" suivant l’heureuse expression de G. A. Kouassigan. 341 Le chrétien "c’est celui qui a abandonné la coutume", répondent unanimement les vieux convertis quand on leur demande d’en donner une définition. 342 Un exemple d’abandon du culte traditionnel à la suite de la christianisation chez les Duala du Cameroun, nous est donné par R. Bureau : "‘les cases sacrées où se déroulaient les rites d’initiation, les objets culturels de toute sorte furent détruits par les villageois à mesure qu’ils adhéraient au christianisme’". 343 .

Solidaire du projet colonial, l’Église missionnaire se faisait donc juge de la valeur morale et spirituelle des coutumes indigènes, 344 elle apporte ainsi aux populations africaines la foi chrétienne comme l’un des moyens de civilisation à employer pour "relever l’Afrique de la sauvagerie". 345 C’est dans cet esprit que le pasteur Leenhardt reconnaissait que "‘le missionnaire est un homme et il participe lui aussi à la réalité coloniale. À ce titre il est solidaire de tout le bien et de tout le mal, de tous les échanges qui caractérisent la colonisation... Nous avons beau nous évertuer, nous ne parviendrons pas à dégager notre fil de l’écheveau des responsabilités engagées dans les entreprises coloniales’". 346

Mais, à partir de 1955, les missionnaires catholiques français s’attachent désormais à proclamer le caractère exclusivement supranational de leur entreprise évangélique, après avoir auparavant allègrement confondu en doctrine et mélangé en pratique pendant toute la conquête coloniale le combat pour la croix du Christ et celui pour le drapeau tricolore. Si ces Églises ne cherchent plus à défendre l’ordre colonial, elles n’aident pas directement à le détruire en revanche. Leur action n’a pas moins pour résultat de venir en aide aux forces d’émancipation des indigènes.

D’un point de vue religieux, la situation de dépendance avait pu être un élément favorable à la pénétration de la foi dans les colonies. Mais lorsque les peuples coloniaux manifestèrent le désir de rejeter la domination métropolitaine, il fut indispensable de dissocier le domaine religieux, propre aux Églises, de celui de l’exploitation coloniale : les papes successifs 347 firent un grand effort pour créer un clergé autochtone et des évêques nationaux ; le lien hiérarchique avec les autorités ecclésiastiques de la métropole fut rompu et des adaptations furent autorisées en matière liturgique : chants en langues locales, musique autochtone "pour que les indigènes puissent exprimer leur sentiment religieux en leur langue". L’Église catholique ne s’identifie aucunement avec la culture occidentale ; elle ne s’identifie d’ailleurs avec aucune autre, mais est disposée à faire alliance avec chacune", écrivait Pie XII en 1955.

Les Églises protestantes procèdent de la même façon. Sur ce point, il y a lieu de conclure avec Marcel Merle, que ‘"pousser à la formation d’un clergé indigène, c’était reconnaître l’égalité des races. Implanter la hiérarchie autochtone... c’était reconnaître l’aptitude de tous les peuples à se gouverner eux-mêmes.., détacher les Églises autochtones des hiérarchies métropolitaines, c’était dénoncer la collusion entre évangélisation et colonisation’". 348

Dans cette restitution du processus conduisant à l’enrôlement électoral du plus grand nombre de Camerounais jusque-là exclus du vote, à travers une démarche orientée vers la critique des procédés de la domination coloniale, il est utile de rappeler que malgré les transformations en cours, une très grande majorité de Français et leur dirigeants reste encore imprégnée des grandes certitudes impériales des décennies précédentes ; à leurs yeux, "‘la domination coloniale signifiait toujours paix, abolition de l’esclavage et unification du territoire colonisé sous l’égide d’une puissance industrielle moderne qui avait entrepris de civiliser une population arriérée’". 349

Ainsi, depuis toujours les voix qui s’élevaient contre les abus du système colonial, ne reçurent pas beaucoup d’écho ; il faut ajouter d’ailleurs que les auteurs de ces protestations ne mettent généralement pas en cause le système lui-même, qu’ils considèrent comme une étape inévitable et pour l’essentiel bénéfique de l’histoire de l’humanité. Cependant, à mesure que l’on approche de l’année 1956, pour des esprits de plus en plus nombreux, la perpétuation du système colonial apparaît progressivement comme fondamentalement contraire aux principes les plus essentiels de la civilisation occidentale dont la France se réclame, et la lutte des peuples colonisés pour le recouvrement de leur liberté et la reconquête de leur dignité comme un combat éminemment légitime contre toutes les formes d’injustice dont ils étaient depuis de longues décennies les victimes.

À la Libération en 1945, une fois la réparation des dégâts de la guerre à peu près achevée en métropole dans les années 1950, des thèses néo-libérales deviennent elles aussi d’actualité. Pour ces thèses prônant la grande exportation, les marchés coloniaux, notamment ceux d’Afrique Noire, apparaissent désormais d’un intérêt secondaire. C’est dans ce contexte que Raymond Cartier publie deux grands articles, 350 qui font suite à un long voyage en guise d’enquête menée sur le terrain, à travers ce qui constituait encore les colonies françaises d’Afrique Noire. Dans ces articles, il popularise des idées strictement utilitaristes qui n’avaient guère jusque-là circulé que dans des cercles technocratiques et financiers parisiens.

Raymond Cartier s’efforce en effet de démontrer, avec un sens remarquable de la formule, que le considérable effort d’équipement consenti par la France depuis la guerre dans ses territoires d’Outre-mer n’est le plus souvent qu’un gigantesque gaspillage, 351 alors qu’il y a encore tout à faire dans l’Hexagone ; que le coût du maintien de la tutelle française en Afrique est devenu sans commune mesure avec les moyens de la métropole et avec le bénéfice qu’elle en tire ; et que, ces peuples ingrats voulant de toute façon s’affranchir, l’heure a sonné de choisir entre " la Corrèze ou le Zambèze". 352

Ce plaidoyer "cartiériste", marqué au coin de l’égoïsme national français et teinté d’un certain racisme, va contribuer à faire basculer dans le camp des partisans de la décolonisation une partie importante de l’opinion publique. Déjà, plusieurs responsables ou anciens responsables de la politique de la France d’Outre-mer admettent eux aussi de voir les colonies françaises accéder progressivement à l’indépendance.

Cependant, à la différence de ceux qui ne prêchent la décolonisation que pour des raisons idéologiques ou morales, ou de ceux qui préconisent un désengagement financier et humain des territoires de l’Afrique Noire à l’avenir incertain, soit pour concentrer en métropole les moyens qui leur étaient affectés, soit pour les redéployer ailleurs, ces responsables politiques plaident pour une politique de négociation avec les mouvements d’émancipation et affirment hautement leur volonté d’assurer le maintien de la présence de la France dans les régions qu’elle avait autrefois colonisées . Tel est le cas à cette époque, de François Mitterrand par exemple.

Dans Présence française et abandon publié en 1957, François Mitterrand estime en effet que, persister dans une politique systématique de refus et de répression à l’égard des nationalismes coloniaux ne peut qu’entraîner la disparition totale de la présence française et que pour assurer la pérennité de celle-ci, il convient, sans plus tarder, de substituer à une telle politique suicidaire une politique nouvelle "de vrais contrats et de libres engagements". L’auteur écrit que "sans l’Afrique, il n’y aura plus d’histoire de France au XXIe siècle‘". Mais, s’interroge-t-il ensuite, "où sont les vrais patriotes ? Parmi ceux qui compromettent la présence de la France pour la défense d’intérêts secondaires, ou parmi ceux qui souhaitent qu’elle reprenne conscience de sa mission traditionnelle ?’ " [...] " ‘La démission, la capitulation de la France, conclut-il, n’ont pas résulté de son renoncement aux privilèges de la domination, mais de ses hésitations et de ses refus devant les nécessaires transformations d’un monde où la tutelle coloniale n’a plus de place’". 353

Pour revenir donc aux propos du ministre de la France d’Outre-mer , Gaston Defferre (cf. supra), ils sont tenus alors que la défaite de la France est consommée en Indochine, bien après sept années de guerre très difficile et la conclusion à Genève, le 21 juillet 1954, des accords qui consacrent son éviction de la péninsule indochinoise. Le retrait du Maroc et de la Tunisie est lui aussi déjà accepté sans combattre. Afin d’éviter le pire, suite à quelques atermoiements, la France s’était en effet résolue à reconnaître l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, les 2 et 20 mars 1956. Mais, après avoir réussi à écraser dans un bain de sang une tentative de rébellion armée à Madagascar en 1947-1948, elle devait à présent faire face à deux autres mouvements d’insurrection donc on ne pouvait prévoir l’issue, en Algérie et au Cameroun.

L’Algérie était la seule vraie colonie française de peuplement. Plus d’un million d’Européens y étaient installés à demeure ; de nombreuses familles y étaient implantées depuis un siècle quand, dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954 se déclenche un mouvement d’insurrection. La répression de cette "rébellion" est de plus en plus vécue par l’opinion publique comme un drame national.

En effet, la métropole ne pouvait ignorer la volonté de ces Français d’Algérie de continuer à vivre dans un pays qu’ils considéraient comme le leur, ni a fortiori ne pas partager leur angoisse face au terrorisme dont ils se sentaient les victimes. Du fait même de l’importance numérique exceptionnelle de cette communauté française de l’autre rive de la Méditerranée, pour le gouvernement français, le problème algérien s’intégrait mal dans les analyses générales de plus en plus faites sur l’inéluctabilité de l’accession à l’indépendance des peuples colonisés. Alors que s’affrontaient de plus en plus violemment défenseurs de l’"Afrique française" et les militants de la "paix en Algérie", pour ce cas à ses yeux tout à fait particulier, le gouvernement espérait trouver une troisième voie et, en attendant, il estimait ne pas avoir d’autre solution que de combattre cette rébellion.

Gaston Defferre tient donc ses propos au moment où, devant intensifier son effort de guerre en Algérie, la France, de plus en plus critiquée de ce fait sur la scène internationale, a intérêt, au contraire, à montrer que, face à une situation de décolonisation "normale", elle est tout à fait en mesure, par contre, de se comporter de façon libérale sans y être contrainte par la force. Elle veut également prouver qu’elle peut entreprendre des réformes sans attendre que le sang ait coulé — ce qui n’est déjà plus tout à fait vrai, au Cameroun, depuis le déclenchement de la rébellion attribuée à l’"Union des Populations du Cameroun" (U.P.C.), un parti politique local.

De l’analyse qui précède, nous avons donc envisagé dans un sens élargi, le contexte de l’intervention de la loi-cadre. Nous en venons à présent au contexte restreint, au local, c’est-à-dire à la situation du Cameroun de l’intérieur.

Territoire sous tutelle de la France, le Cameroun fait partie des rares régions en Afrique où la légitimité et la finalité de l’autorité française sont sérieusement mises en doute, selon l’analyse de James S. Coleman. 354 Les Camerounais étaient depuis longtemps conscients de la particularité de leur sort, en atteste la précocité de leur nationalisme dans l’ensemble des dépendances françaises, contrairement à l’affirmation de Victor T. Le Vine, 355 selon laquelle la plupart ne comprenaient guère la nature ou les implications de l’accord de tutelle concernant leur pays. En atteste également le témoignage écrit de Gaston Donnat 356 qui, avant même que ne fut entreprise la première phase des réformes que nous avons examinée, pouvait déjà faire cette remarque concernant l’un de ses élèves: "‘Je notai avec surprise une illusion que j’allais retrouver chez de nombreux Camerounais pourvus d’une certaine instruction. Il pensait que la situation particulière du Cameroun, ex-colonie allemande, devenue territoire sous mandat de la Société des Nations confié à la France, sous le contrôle d’un Conseil de tutelle, lui permettrait de bénéficier de l’aide internationale pour progresser plus vite et parvenir assez vite à l’indépendance. Pourtant, vingt-cinq ans de mandat français n’avait pas fait avancer le Cameroun d’un pas de plus que les autres colonies françaises voisines’". Cette "illusion" des Camerounais expliquerait donc la précocité de leur nationalisme dont l’U.P.C. se fit le fer de lance. 357

Si l'analyse détaillée de la formation des partis politiques 358 semble ne pas directement ressortir en tant que tel, à l’objet de notre étude, la restitution de quelques éléments concernant l’UPC, seule désignée responsable des troubles sur le territoire, permet de mieux appréhender le contexte local de la seconde vague des réformes conduisant au "vote universel" Au Cameroun.

À la suite des recommandations de la conférence de Brazzaville, les activités syndicales sont légalisées au Cameroun le 27 août 1944. Dès le 18 décembre de la même année, l’Union des Syndicats Confédérés du Cameroun (USCC), 359 se constitue. Il s’agit d’une filiale à allure politique, du plus grand syndicat de France, la Confédération Générale du Travail (CGT). Aux élections législatives de 1946 et 1947, l’USCC présente un candidat (Charles Assalé) qui, en compétition avec les candidats des sections locales des partis métropolitains (SFIO, RPF, MRP) 360 et des associations politiques locales, est battu. Tirant les enseignements de ces défaites successives, à savoir l’inadaptation au Cameroun d’un discours fondé sur la doctrine de la lutte des classes, dans un pays où la majorité de la population est rurale et la bourgeoisie pratiquement inexistante, les syndicalistes de l’USCC créent un parti politique, l’U.P.C., le 10 avril 1948.

À sa création, l'UPC choisit d'appliquer le principe de la centralisation. Cette formation politique présentait en effet une structure hiérarchique de forme pyramidale aux échelons successifs : à sa base, se situaient les comités locaux installés dans divers quartiers de quelques grandes villes et dans quelques villages en Sanaga Maritime surtout, la région dont est originaire le secrétaire général de la formation, Ruben Um Nyobé ; au second niveau de la structure de l’UPC, il se trouvaient les comités centraux et autres organes intermédiaires dont la fonction consistait à transmettre vers le bas de la pyramide, les ordres des échelons supérieurs ; en troisième lieu viennent les comités régionaux qui coordonnaient les activités de plusieurs comités centraux ; enfin, au sommet de ce système assurant la diffusion rapide des mots d’ordre du parti, se situait le comité directeur élu par le congrès du parti et composé d’un bureau politique, d’un secrétariat et d’une trésorerie. 361

L’UPC s’applique par ailleurs à créer de nombreuses organisations subsidiaires et complémentaires dans plusieurs secteurs sociaux se diversifiant selon le rôle tactique assigné à chacune d'entre elles, en même temps qu’elle assure la publication de la Voix du peuple du Cameroun, où elle exposait l’opinion de ses dirigeants et traçait son programme ; l’Étoile, un hebdomadaire, Lumière, un journal régional bimensuel et La Vérité, un bulletin pour la jeunesse. De tout ceci, il ressort qu’en l’espace d’une année après sa création, l’UPC qui se proclamait parti du nationalisme camerounais, devient à tous points de vue, le parti politique le mieux organisé, face auquel les autres formations politiques au Cameroun souffrent la comparaison.

La présence ou à défaut la désignation, d’un ennemi à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, a toujours constitué le ressort le plus élémentaire d’apparition des groupes organisés, ainsi que du maintien et du renforcement de leur cohésion interne. 362 Pour l’UPC, la figure de l’ennemi est prise évidemment par tous les "agents de la colonisation" dont le principal, est à ses yeux l’Administration coloniale, à côté de l’Église catholique. Pour l’UPC, l’image négative de l’ennemi est représentée au plan interne, par tous ceux qui résistent aux "valeurs nationales " par elle défendues ; il s’agit en l’occurrence, de tous ses adversaires politiques mais, à mesure que l’on avance vers l’autonomie du territoire du Cameroun, André-Marie Mbida, chef du parti dit des Démocrates, premier chef de gouvernement local, apparaît de plus en plus comme figurant le contrepoint négatif, le concentré de tout ce que l'UPC souhaitait détruire.

Alors que l’Administration coloniale n’en était qu’à s’appliquer au réaménagement de la domination coloniale au travers des réformes engagées depuis 1946, qui visaient à intégrer les colonies dans le giron de la métropole à travers un mécanisme de représentation sous la forme de l’Assemblée de l’Union Française, sans qu’il y ait donc changement véritable dans le fond pour ce qui concerne le statut d’une population indigène toujours traitée en inférieure, l’UPC la surprennait en revendiquant dans son programme l’indépendance totale du Cameroun, et en entraînant sur cette voie la plupart des autres formations politiques du Cameroun. Dès lors s’engageait un " bras de fer " entre cette formation politique d’une part et l’Administration coloniale, 363 de l’autre, cette dernière reprochant à l’UPC, non pas sa caractéristique d’organisation communiste, mais plutôt le réveil précoce de l’opposition à la présence française au Cameroun. 364

À sa création, l’UPC avait annoncé un programme politique en deux points : l’unification des deux Cameroun, français et britannique, et l’évolution vers une indépendance complète en cinq ans, conformément aux termes de la Charte des Nations Unies 365  ; les dirigeants de cette formation politique faisaient valoir que si l’objectif de la tutelle est la capacité de s’administrer soi-même, alors l’autonomie ne pouvait être réalisée sans la réunification. Les autres partis politiques feront de même et tenteront de s’attribuer le droit de priorité sur les questions soulevées par l’UPC. Avant 1955, presque tous auront adopté comme objectif l’indépendance définitive et la réunification des deux Cameroun. De même ils orientèrent leurs efforts à créer des structures en utilisant de nombreuses techniques d’organisation inspirées par l’exemple de l’UPC devenue l’adversaire/ennemi commun. 366

Si, avant 1955 au Cameroun, l’UPC est donc la première formation politique à mieux s’organiser et la première à se doter d’un ensemble cohérent de doctrine de parti, elle ne remporta en revanche aucune élection parmi celles qui furent organisées au cours de cette période. Attribuant cet échec à l’hostilité de l’Administration coloniale envers leur parti, 367 les dirigeants de cette formation politique changeront de stratégie à chaque défaite électorale, une des dernières consistant à utiliser au maximum les moyens divers 368 pour accéder à la commission de tutelle de l’Assemblée Générale de l’ONU (cf. supra), où ils pouvaient sensibiliser l’opinion mondiale et rappeler les objectifs de leur parti : l’évolution rapide du Cameroun vers l’indépendance, la rupture des relations avec la France, l’unification des deux Cameroun garantie par l’ONU. Comme ce fut le cas en ce qui concerne l’organisation et le programme, les autres formations politiques camerounaises ne tardent pas à leur tour à établir des postes avancés à New York. Mais, la stratégie du recours à la commission de tutelle se soldera par une impasse, et surtout, par la frustration des dirigeants de l’UPC, sans doute aggravée par l’amertume des défaites locales successives. Pour un parti nationaliste radical vivant dans cet état d’esprit, la violence ne pouvait que représenter l’exutoire.

Finalement persuadé qu’il lui était devenu impossible d’agir dans le cadre légal, et inspiré par les principes de la guerre révolutionnaire chinoise, le secrétaire général de l’UPC avait déjà pris le maquis dans sa région natale en Sanaga Maritime, lorsque cette violence éclate du 22 au 30 mai 1955 dans les villes des régions centrales du Sud et du Sud-Ouest du pays. 369 Parti nationaliste radical, au départ, l’UPC se transforme dès lors en parti révolutionnaire. Avant que les troupes françaises ne parviennent à restaurer l’ordre, le Cameroun va devenir le théâtre d’une guérilla qui occasionnera de nombreuses victimes et de multiples dommages. 370 Malgré la dissolution de l’UPC le 13 juillet 1955 par un décret prit en Conseil des Ministres, qui la faisait passer une fois de plus du stade de parti révolutionnaire à celui de mouvement clandestin dont les adhérents ne sont ni organisés ni stables, il s’écoule plusieurs mois avant que le choc des événements ne soit suffisamment dissipé et que ne puisse reprendre les activités politiques. C ‘est alors dans l’objectif de profiter du calme revenu, 371 et de l’esprit de réconciliation qui semblait s’établir jusqu’en métropole, suite aux appels lancés par différents responsables politiques locaux, 372 que le gouvernement français fait promulguer la loi-cadre le 23 juin 1956.

Notes
333.

La pression venait d’abord des forces dominantes de la politique mondiale, qui n’appartenaient plus à l’Europe mais à des États fermement opposés au système colonial : l’URSS et surtout les États-Unis, qui ont une tradition d’anticolonialisme confirmée aux yeux du monde colonisé, par la publication de la Charte de l’Atlantique. Mais si le gouvernement américain resta fidèle à sa doctrine, il fut souvent dans la pratique obligé de la sacrifier aux exigences de sa politique occidentale.

La pression venait ensuite de l’Organisation des Nations Unies qui fut incontestablement la principale force anticolonialiste de l’après-guerre. Les principes contenus dans sa charte furent des références auxquelles les nationalistes camerounais se reportèrent sans cesse pour étayer leurs revendications. Les organismes de l’ONU furent les soutiens permanents des revendications des colonisés. Ils contribuèrent à fixer l’attention du monde sur la situation des colonies et à faire accepter progressivement le principe de l’autodétermination. Inlassablement, l’assemblée de l’ONU rappela que le régime de tutelle auquel était soumis le Cameroun, avait pour but "l’évolution progressive vers la capacité de s’administrer lui-même ou l’indépendance" et que "cette évolution devait être réalisée dans le plus bref délai possible " (18 nov. 1948). Elle demanda ensuite (1952, 1954, 1955, 1957) de façon de plus en plus pressante aux puissances "administrantes" de faire connaître le délai nécessaire pour que les Territoires sous tutelle puissent accéder à l’objectif fixé par la Charte. La procédure des pétitions écrites (puis orales aussi) prit une importance considérable. Les pétitions des Territoires sous tutelle ne cessèrent d’augmenter d’année en année au point qu’il fut nécessaire, en 1952, de créer un comité spécialisé pour les étudier. Portant sur les sujets les plus divers (inégalité des salaires, " despotisme " de l’autorité, usurpation des terres par les Européens, superfiscalité, insuffisance d’hôpitaux et d’écoles, etc.), elles étaient transmises par le Conseil à l’autorité administrante. Le seul fait que les défauts de sa gestion fussent connus et critiqués obligeait celle-ci à en tenir compte, même si la "recommandation du Conseil n’avait pas de caractère impératif". L’augmentation du nombre des pétitions fut stimulée par les visites des missions de l’ONU qui périodiquement se rendirent sur place pour étudier les problèmes d’ensemble et en faire rapport au Conseil. À partir de 1954, les "visiteurs " furent autorisés par un vote de l’Assemblée à entrer en contact direct avec l’opinion publique des territoires visités pour "entendre ses représentants qualifiés " au sujet des problèmes locaux. Cela devait indiscutablement provoquer l’éveil d’une vie politique.

334.

Cité par Delavignette (Robert), Christianisme et Colonialisme. Coll. Je Sais-Je Crois. Encyclopédie du Catholique au XXe siècle. Paris, Libr. A. Fayard, 1960, p. 55.

335.

Au sujet de cette alliance, l’œuvre la plus décisive est celle de Eboussi Boulaga (Fabien), Christianisme sans fétiches. Révélation et domination, Paris, Présence Africaine, 1981.

336.

De Vaulx (B.), Les Missions. Leur histoire. Des origines à Benoît XV (1914). Coll. Je sais- je Crois. Encyclopédie du catholique au XXe siècle. Paris, Libr. A. Fayard, 1960, p. 91.

337.

Cf. Préface à l’ouvrage de Paul Lesourd : L’œuvre civilisatrice et scientifique des missionnaires catholiques dans les colonies françaises, cité par De Vaulx (B.), op. cit., p. 55.

338.

Bureau (R.), "Prophétismes africains : le Harrisme en côte d’ivoire". Arch. Sc. Soc. Des rel., n° 41, 1976, p. 48.

339.

Extraits de cette intervention dans Brunschwig (H.), Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français, op. cit., pp.73-77.

340.

Ibid.

341.

Kouassigan (G.A.), Quelle est ma loi ? Préface de Pierre Bourel, Paris, A. Pedonne, 1974, p. 289.

342.

Bureau (R.), "Flux et reflux de la christianisation camerounaise", Arch. Des Sc. soc. des Rel., n° 17, janv.-juin 1964, p. 104.

343.

Ibid., pp. 104-105.

344.

Pasteur généreux, "ouvriers de la foi", le missionnaire se faisait aussi juge ou censeur de la vie sociale de la communauté des fidèles. "Jadis, écrivait un témoin de l’époque, le missionnaire n’avait guère que des ouailles incultes et naïves …Son ascendant sans discussion, les pouvoirs quelque peu matériels dont il disposait lui permettaient de régenter la vie sociale suivant des méthodes assez autoritaires. En pratique, il avait à intervenir aussi bien dans les palabres des champs que dans les histoires conjugales, et parfois avec cette fureur sacrée qui animait le Christ à l’encontre des vendeurs de temples. Ses grand-messes du dimanche ressemblait souvent à un tribunal… " (Cf. René Charbonneau-Baudar, Missions d’hier. Cahier Charles de Foucauld. Vol. 42, 2e trim. 1956).

345.

C’est selon les mots même du Frère Alexis-M. Cochet, in La barbarie africaine et les missions dans l’Afrique équatoriale contenant particulièrement les actes des martyrs de l’Ouganda, 4e éd., Paris, ch. Poussielgue, 1891, Préface.

346.

Pasteur R. Leenhardt (1937), cité par Robert Delavignette, gouverneur général des colonies ayant été en poste au Cameroun, in Christianisme et colonisation, p. 87.

347.

Benoît XI, encyclique Maximum illud, 1919 ; Pie XI, Rerum ecclesiae, 1926 ; Pie XII, Evangelii praecones, 1951.

348.

Merle (Marcel), dir., Les Églises chrétiennes et la décolonisation, Cahier de la fondation nationale des sciences politiques, n° 141. Armand Colin, 1967.

349.

Hessling (Gerti), Histoire politique du Sénégal, op. cit., p. 125.

350.

Paris Match, août et septembre 1956.

351.

La création le 30 avril 1946 du FIDES, Fonds d’investissement et de développement économique et social (Fides : en latin assistance, mais aussi protection, mais aussi fidélité...) avait sonné le glas du vieux principe malthusien de l’autonomie budgétaire des colonies grâce auquel, par la loi du 13 avril 1900, le budget colonial métropolitain fut contenu jusqu’en 1914 aux alentours de 100 millions, soit à moins de 2% des dépenses ordinaires annuelles de l’État. Le bien-fondé d’une colonie étant précisément de rapporter à la métropole, cette loi prévoyait que chaque territoire devait vivre sur ses propres ressources (impôt de capitation et taxes douanières) à l’exclusion de subventions métropolitaines, tolérées seulement à titre provisoire parce qu’implicitement considérées comme une des mises de fonds remboursables et au-delà. En posant le principe d'une intervention française directe dans les investissements d’équipements Outre-mer , la Conférence de Brazzaville marqua une véritable révolution de l’orientation. De 1947 à 1956, environ 400 milliards de francs français (valeur 1956) de fonds publics d’origine métropolitaine allaient être investis en A.O.F., en A.E.F., au Togo et au Cameroun... ainsi qu’une cinquantaine de milliards de fonds privés. Un programme d’investissements étalés en deux tranches sur dix ans (1947-1957) avait été établi par le ministre de la France d’Outre-mer ; il tendait essentiellement à rénover et à étudier les équipements d’infrastructure, notamment dans le domaine des transports et de communications. De nouveaux quais seront construits à Douala, de même sera entrepris la construction du barrage hydroélectrique d’Édéa. De gros efforts furent poursuivis dans le domaine de la santé et plus encore dans celui de l’enseignement où le taux moyen de scolarisation primaire passe de 10 à 30% en AEF-Cameroun. Parallèlement à la réalisation de ces investissements de base ou à leur suite, on assistera à un fort accroissement de la production agricole. Ainsi, par exemple, la production moyenne annuelle de cacao et de café passe au Cameroun de 10 000 et 50 000 tonnes à 60 000 et 50 000 tonnes. De 1945 à 1957, la population de Douala, capitale industrielle du pays passe quant à elle de 50 000 à 110 000 personnes.

352.

Le "cartiérisme " est souvent illustré par cette formule que nous n’avons pas pu précisément localiser. Nous la reprenons cependant chez de nombreux commentateurs, parce qu’elle exprime bien la position de Raymond Cartier, bien que ce dernier ait vainement essayé de rectifier cette thèse simpliste dans une autre série d’articles publiée en 1964, toujours dans Paris Match, et ainsi sous-titrée : " La meilleure aide : revaloriser les produits coloniaux ", L’opinion ne retiendra pas de lui cette conclusion relativement, mais douteusement généreuse.

353.

Mitterrand (François), Présence française et abandon, Paris, Plon, 1957.

354.

Coleman (James S.), "Current Political movements in Africa", The annals of the American Academy of Polical and Social Science (Mars 1955), p. 97 ; cité par Le Vine (Victor T.), Le Cameroun : du Mandat à l’indépendance, Paris, Présence Africaine, 1984, p. 178.

355.

Ibid., p. 192.

356.

Donnat (Gaston), Afin que nul n’oublie : l’itinéraire d’un anticolonialiste, Paris, l’Harmattan, 1986, p. 90.

357.

Pour les études concernant l’U.P.C., voir : "Le problème national au Cameroun", le Bulletin Documents et Recherches, n° 6 (1er Avril 1956), pp.1927 ; Retif (André), "À propos de l’Union des populations du Cameroun : communisme et religion au Cameroun", l’Afrique et l’Asie, n° 33 (Nov., 1955) ; Zang Atangana (J.M.), "Les forces politiques camerounaises", Mémoire présenté à la faculté de droit de Paris, 1961.

358.

La question est examinée par Le Vine (Victor T.), op. cit., pp. 184-206.

359.

De fait, l’USCC ne fait qu’apparaître au grand jour, car son existence réelle semble plus ancienne comme le relate Catherine Coquery-Vidrovitch : "Au lendemain de la guerre, toute action politique demeurait impossible (à la différence du Sénégal) ; les réunions restaient interdites, la censure et le marchandage étaient la règle. C’est de façon tout à fait clandestine que les premiers militants (une vingtaine de Camerounais et quelques Européens avec, à leur tête, Gaston Donnat, instituteur, communiste d’origine "pied-noir" algérienne) commencèrent de se rencontrer, dès 1944, à Yaoundé ; la petite équipe ne devint légale qu’en 1945, donnant naissance, ainsi qu’à Yaoundé, aux Groupes d’Études Communistes proprement dits. Mais les militants (parmi lesquels le futur leader révolutionnaire Ruben Um Nyobé) avaient préparé de longue date, en vue de leur légalisation, les structures des futurs syndicats qui purent, de ce fait, démarrer aussitôt, dès que fut promulguée leur autorisation " (in Afrique Noire, permanences et ruptures, Paris, l’Harmattan, 1992, 2e éd. p. 37 ; Voir également Donnat (Gaston), Afin que nul n’oublie : l’itinéraire d’un anticolonialiste, Paris, l’Harmattan, 1986). Rassemblant dans un premier temps uniquement les travailleurs du secteur public, l’USCC avait fini par regrouper en son sein des syndicats de postiers, douaniers, agents de santé, cheminots, enseignants, dockers, employés de maison, etc.

360.

Cf. Rapport Annuel du gouvernement français à l’Assemblée Générale des Nations Unies sur l’Administration du Cameroun placé sous la tutelle de la France — Année 1947, Paris, 1949, p. 92.

361.

Cf. "L’organisation, les activités et les méthodes de propagande" de l’UPC, décrites par l’Administration française, in Rapport de la mission de visite des Nations Unies dans les territoires sous tutelle en Afrique de l’Ouest. ONU. DOC. T/1240, New York, 1956, pp. 43-47.

362.

Marcuse (Herbert), L’homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968 ; Clastres (P.) : "Archéologie de la violence", Libre, 1977, n° 1, p.137 et sq. ; Girard (R.), La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972 ; Glucksmann (André), Les maîtres penseurs, Paris, Grasset, 1977, p. 95 et sq.

363.

L’arrivée au Cameroun du haut-commissaire Roland Pré, dont certains auteurs affirment la nomination par Robert Buron, ministre de la France d’Outre-mer du gouvernement Mendès France, comme destinée à prendre contact avec l’UPC, ses mesures énergiques contre les activités et la propagande de l’UPC, se traduisant par l’interdiction des réunions publiques de ce parti et l’arrestation de ses militants, exacerberont les rapports de l’UPC avec l’Administration coloniale. Le bras de fer entre ces deux protagonistes se traduit aussi dans la mise en circulation des rumeurs apparemment destinées à réveiller les sentiments xénophobes et à nourrir les superstitions les plus irréalistes : ainsi prétendait-on que les Européens enlevaient des indigènes en vue de les décapiter et utiliser leurs têtes à des fins de sorcellerie, et l’Administration coloniale soupçonnée de divers actes de répression sanguinaire contre les membres de l’UPC. Pour avoir limité les pouvoirs de l’Assemblée locale, Roland Pré, auparavant qualifié de libéral, s’aliénera également la plupart des membres indigènes de l’Assemblée locale ; cf. Pétitions concernant le Cameroun sous Administration française, Observations du Gouvernement français en tant qu’autorité administrative ; ONU. DOC. TOBS. 5/71 (6 décembre 1955), pp. 9-12 ; Ducas (Marc), "Du mandat à l’indépendance ", Marchés Tropicaux, 21 novembre 1959, p. 2551.

364.

Cf. Mbembe (Achille), La politique par le bas, op. cit.

365.

Potentiellement irrésistibles, ces thèmes existaient déjà au Cameroun bien avant que l’UPC n’en fasse son programme politique. Seulement, " la plupart des Camerounais qui, en 1949, 1950 ou 1951, pensaient à la question ne manifestaient guère l’intention d’agir pour réussir ", d’après Le Vine (Victor T.), op. cit., p. 192.

366.

En dehors de l’Administration coloniale et des formations politiques locales contre lesquelles l’UPC se battait, il faut rappeler aussi l’hostilité mutuelle entre ce parti et l’Église catholique représentée au Cameroun par des évêques français tels que Graffin, Bonneau, Bouqué... Ces derniers diffusèrent le dimanche de pâques 1955, une lettre pastorale mettant les croyants en garde contre le communisme de l’UPC : " Le marxisme... est le plus grave danger qui menace notre civilisation... Nous mettons les chrétiens en garde contre les tendances actuelles du parti politique connu sous le nom d’Union des populations du Cameroun (UPC), en raison non pas de la cause de l’indépendance qu’il défend, mais de l’esprit qui l’anime et inspire ses méthodes ; de son attitude hostile et malveillante à l’égard de la mission catholique et de ses liens avec le communisme athée, condamné par le Souverain Pontife " ; Ce à quoi l’UPC répondit d’un ton ironique en qualifiant les missionnaires de "complices de l’oppression colonialiste". VoirLe Vine (Victor T.), op. cit., p. 200.

367.

Cf. "Le problème national au Cameroun ", Le Bulletin-Documents et recherches, op. cit., l’auteur, Ruben Um Nyobé, secrétaire général de l’UPC y dénonce le constant harcèlement de l’Administration coloniale, qui, affirme-t-il, allait jusqu’aux tentatives d’assassinat visant les dirigeants de l’UPC.

368.

Parmi ces moyens, il y a surtout les pétitions : la mission de visite de l’ONU en 1955 pour le Cameroun, estima avoir reçu 40 000 communications dont 90% de l’UPC ou de ses affiliés. Au cours des années 1954 et 1955, le Conseil de tutelle reçut environ 15 000 pétitions provenant pour la plupart de l’UPC ou de ses affiliés. En 1956, il en reçut 33 026 dont 95% de sources UPC ; cf. Rapport de la mission de visite, op. cit., 1956, p. 17.

369.

Les villes concernées et touchées par les émeutes furent : Douala, Yaoundé, Bafoussam, Meiganga, Nkongsamba, Mbanga, Loum, Penja, Dshang et Ngambé ; la mission de visite de l’ONU qui se rendit sur place en octobre 1955 nota l’atmosphère tendue dans l’ensemble du pays et fit la remarque que les émeutes et la propagande agressive de l’UPC dans le Nord du territoire avaient accru l’hostilité de cette région à l’égard de l’UPC, au point même qu’elle était étendue à tout le sud ; l’Administration, l’UPC et les autres formations politiques locales paraissant tous divisés et hésitants à la suite des événements, la mission de visite conclut que si l’unité du Cameroun n’était pas immédiatement menacée, elle était pour le moins compromise (cf. Rapport de la mission de visite, op. cit., 1956, pp. 14-16 ). À noter que c’est la seconde fois en dix ans que les émeutes se produisent au Cameroun. Les premières furent circonscrites à Douala où le mouvement partit du " sous-prolétariat ", à la suite d’une grève lancée par les journaliers du chemin de fer et soutenue par la population. Selon la description des événements donnée par Catherine Coquery-Vidrovitch : " ... le lundi 24 septembre [1945], la foule déferla de New Bell, armée de bâtons, prête à piller les symboles de la propriété. Elle trouva en face d’elle une bande organisée de 200 Blancs (provocation ?), exaspérés par les menaces pesant sur leurs privilèges : en réponse à la Conférence de Brazzaville, ils venaient d’organiser dans leur ville une conférence interterritoriale dite des “États généraux de la Colonisation“ ; ils y avaient rejeté le récent Code du Travail d’Outre-mer, condamné l’esprit coopératif des sociétés de prévoyance, et dénoncé l’émergence d’un “prolétariat noir“. S’étant emparé, à la gendarmerie, d’une centaine de fusils, ils se livrèrent au massacre : il y eut entre 60 et 80 morts. Enragés d’apprendre que l’Union des Syndicats négociait avec le Gouverneur, ils investirent la maison d’un responsable CGT français ; dans la fusillade qui s’ensuivit, le Secrétaire général de la Chambre de Commerce fut tuéL’affaire fut rapidement réprimée ; les responsables syndicaux furent arrêtés mais protégés de la vindicte des colons ; la population africaine fut, en représailles, collectivement imposée. L’épisode avait su, un instant, faire l’unité des Camerounais — responsables syndicaux et masses des insurgés. L’expulsion des communistes français permit aux militants nationaux de prendre leurs responsabilités : dix ans plus tard, en mai 1955, c’est l’UPC de Ruben Um Nyobé qui se trouvait à Douala la première impliquée dans de nouvelles émeutes, plus amples et plus violentes, marquant le début de la lutte nationale ". in Afrique Noire, permanence et ruptures, op. cit., p.356 ; cf. également Joseph (R.A.) : " The Douala riots of 1945 ", J.A.H., XV, 4, 1974, pp. 669-687.

370.

Selon les chiffres officiels, il y eut 22 morts et 114 blessés dans le camp des rebelles ; deux indigènes, un Européen tués par des rebelles, plus un mort et 62 blessés parmi les policiers et les soldats. Les estimations officieuses font état de chiffres plus élevés de 125 tués et 300 blessés dans l’un et l’autre camp ; cf. Afrique Nouvelle, 11 juin 1955, p. 4.

371.

En fait, il ne s’agissait que d’une accalmie, la guérilla n’ayant vraiment pas cessé dans le pays Bamiléké et dans la Sanaga Maritime où se situaient les "zones libérées" créées par Ruben Um Nyobé à l’exemple de Mao, le leader révolutionnaire chinois. Avec l’entrée en révolte ouverte de l’UPC organisant des maquis, la violence flambera à nouveau à l’approche des élections immédiatement consécutives à la loi-cadre : 23 décembre 1956 ; deux candidats trouveront la mort en Sanaga Maritime, où les maquis organisés en pays basàa multiplieront les actions terroristes et mèneront une campagne intensive en faveur de l’abstention aux élections.

372.

Alors que la métropole sanctionnait, par la dissolution, l’UPC considérée à ses yeux comme l’instigatrice et l’animatrice des émeutes, les hommes politiques locaux faisaient quant à eux porter la responsabilité des événements au haut-commissaire Roland Pré, représentant au Cameroun de la métropole, dont les méthodes étaient décriées des membres indigènes de l’assemblée locale qui lui vouaient depuis longtemps une animosité certaine.