2. – L’intensification de l’évolution politique relative à la condition des indigènes : la loi-cadre ou le " triomphe " de la puissance mystique de l’égalité.

La conférence de Bandoeng en Indonésie, qui consacra en 1955 la solidarité au moins verbale des pays du Tiers Monde et la fin de l’ère coloniale, la guérilla au Cameroun, intervenant juste après la fin de la guerre d’Indochine et le début de la guerre d’Algérie, sont autant d’événements, qui constituèrent pour le moins, des signaux d’alarme persuadant le gouvernement français à ne plus s’en tenir à sa position d’immobilisme datant de 1946, et incitant le ministre Pierre-Henri Teitgen à élaborer " le schéma d’une nouvelle organisation " des territoires africains sur les bases duquel s’appuiera le projet de loi-cadre.

Afin d’éviter de s’engager dans un long débat avec le parlement n’acceptant aucune évolution véritable des colonies d’Afrique, et a fortiori dans une procédure de révision constitutionnelle à l’issue incertaine, le projet de loi soumis par Gaston Defferre au parlement ne fut qu’une demande de pouvoirs spéciaux motivée par l’urgence et autorisant le gouvernement à agir par décrets dans les domaines tel que le régime politique et administratif des territoires d’Outre-mer , qui découlaient normalement de la compétence du législateur. 373 Ce projet de loi-cadre posait donc les principes suivants :

À partir de ces principes qui procédaient à un véritable transfert de pouvoirs au bénéfice des territoires coloniaux, le gouvernement fut autorisé à réaliser par décrets les réformes administratives, économiques et sociales dans les colonies, à condition de soumettre les premières à l’avis du parlement.

L’adoption effective de la loi-cadre, le 23 juin 1956, puis celle de ses décrets d’application dans les mois qui suivent jusqu’au premier trimestre de 1957, donne finalement raison aux leaders politiques indigènes qui depuis la première phase des réformes préconisaient des mesures contenues dans le nouveau texte de loi et dont le sens général était d’accorder à chaque population d’Outre-mer le soin de gérer démocratiquement ses propres affaires par l’accroissement des attributions des Assemblées locales et de créer un embryon de pouvoir exécutif dans les colonies ; 375  ce à quoi le parlement avait toujours opposé une attitude conservatrice d’immobilisme ayant pour objectif de garder indéfiniment les pays colonisés dans la stricte sujétion de la métropole. 376

Avec cette loi-cadre se trouve supprimée une des survivances, des plus importantes après les premières réformes en 1946, d’un particularisme inégalitaire dans la condition des indigène au regard des droits et libertés publiques.

Alors qu’auparavant le double collège et le suffrage restreint aboutissaient concurremment à diminuer considérablement la force numérique des autochtones, la suppression de ces deux règles rétablit exactement l’équilibre des forces numériques : dans les assemblées locales, les Européens deviennent très minoritaires du fait de la généralisation du suffrage universel et du système du collège unique.

Cependant, concernant les institutions métropolitaines, il est évident qu’il ne se produira pas ce que la domination française avait tant redouté: l’invasion du parlement français par les représentants élus des colonies, du fait de la loi du nombre qui aurait alors fait de la France "la colonie de ses colonies" ; ce qu’avait craint en 1946 le député Édouard Herriot. 377 En effet, si la loi-cadre tirait les conséquences du principe d’égalité des citoyens dans leurs droits et libertés, elle n’ira pas jusqu'à introduire la proportionnalité égale dans la métropole et Outre-mer du nombre des représentants au nombre des habitants.

Récapitulons : dans cette restitution du processus conduisant à l’intégration des indigènes camerounais dans le système électoral, processus qui se déroule en deux étapes et se calque sur celui de la décolonisation de l’Afrique Noire, nous avons précédemment indiqué l’année 1956 comme celle des changements majeurs : le premier changement se produisit au niveau de la représentation du Cameroun à l’Assemblée Nationale française ; le second changement arrive dans l’électorat indigène, à l’occasion de l’entrée en vigueur de la loi-cadre ; le troisième changement concernera l’évolution même du pays par rapport aux autres colonies françaises.

En effet, le 2 janvier 1956, la loi-cadre n’était pas encore adoptée quand eurent lieu les élections législatives françaises selon le système habituel de double collège et de suffrage restreint frappant les indigènes des colonies. Le fait d’importance qui se dégage des résultats de cette première consultation de l’année, c’est l’élection d'André-Marie Mbida à la place de Louis-Paul Aujoulat, ancien ministre et député sortant, battu. Ainsi pour la première fois, dix années après l’introduction du vote au Cameroun, un représentant de statut civil indigène accède pour la première fois à l’Assemblée Nationale française alors qu’auparavant ce fut toujours des personnes bénéficiant d’un statut civil métropolitain qui étaient élues pour l’ensemble des deux collèges électoraux.

En novembre 1956, après la promulgation de la loi-cadre, l’assemblée représentative locale élue en mars 1952 est dissoute, et la date de nouvelles élections conformes aux dispositions de la loi-cadre, fixée au 23 décembre 1956. La révision spéciale des listes électorales fait passer le nombre d’électeurs indigènes enregistrés à 1 685 059, alors qu’il plafonnait précédemment à 853 932. Quatre années plus tard, à l’occasion de la première consultation hors situation coloniale le 21 février 1960, ce nombre est de 1 771 969 électeurs enregistrés.

Jusqu’en 1955 donc, la situation du Cameroun, territoire sous tutelle française, ne diffère guère de celle des autres colonies françaises. Qualifié par la Constitution de 1946 de territoire associé, le Cameroun occupe une place au sein de l’Union française à côté de la République française et des États associés, ainsi que le prévoit l’article 60 de la Constitution. Cet article ne correspondait en fait à rien de précis, sinon que le Cameroun ne faisait pas partie du territoire français. Mais sa situation, en fait et en droit, était identique à celle des autres territoires de l’Outre-mer français puisque les accords de tutelle prévoyaient l’administration du Cameroun par la France, qui le fera comme si ce territoire était français. À la manière dont l’ONU et ses organisations spécialisées, tel le Conseil de tutelle, avaient conçu leur rôle et orienté leur action en vue d’obtenir la réalisation rapide de l’objectif de tutelle, l’évolution du Cameroun aurait dû accélérer son progrès politique. Mais dans les faits, l’émancipation du Cameroun ne fut pas plus rapide que celle des autres colonies françaises jusqu’en 1956, date à laquelle les chemins se séparent .

Conformément aux dispositions de la loi-cadre et en accord avec les représentants du Cameroun aux assemblées métropolitaines, le gouvernement français établit un projet de statut du Cameroun qui lui donne une large autonomie. 378 Dès lors commence la marche dont la progression se fera inexorablement vers l’indépendance du Cameroun.

La citoyenneté accordée aux indigènes des colonies françaises, à la suite des réformes constitutionnelles et institutionnelles d’après-guerre, comprenait le droit de vote et la jouissance des libertés fondamentales ; mais elle n’impliquait pas l’égalité totale avec les Français métropolitains, puisque des lois particulières pour l’exercice de ces droits n’étaient pas exclues : la libéralisation politique de l’après-guerre maintient donc l’inégalité de statut entre métropolitains et Africains ; le colonisateur fait des concessions mais il ne démocratise pas. L’introduction du vote dans les territoires coloniaux répond avant tout à la nécessité d’en faire un moyen d’administration et de gouvernement – la présence d’Africains désignés par leurs pairs aux côtés de l’autorité coloniale permettrait, pensait-on, de lui apporter une caution indigène et, dans le même temps d’améliorer ses relations avec l’ensemble des administrés – plutôt qu’au besoin qu’il serve comme l’expression de la fidélité aux idéaux démocratiques fortement ancrés dans les traditions politiques métropolitaines. Aussi le conflit algérien rentrant dans une phase aiguë, et l’émancipation récemment acquise des protectorats et des États associés ainsi que les troubles qui éclatent en mai 1955 au Cameroun témoigneront de la nécessité de "corriger le tir", d’œuvrer davantage et rapidement à une transformation des structures politiques des colonies. Ces évènements, parmi bien d’autres auront donc, à n’en pas douter, un rôle important dans la décision de la métropole de procéder rapidement, après bien d’atermoiements, à des réformes susceptibles de répondre aux aspirations profondes des populations d’Afrique Noire à plus de liberté. Et parmi les réformes qui vont être initiées, il y a finalement l’institution du "vote universel", c’est-à-dire le vote sans condition essentielle autre que la majorité légale pour participer au scrutin, à travers la loi-cadre du 23 juin 1956.

Sur la base des développements qui précèdent, l’on est en droit de constater que l’avènement du vote universel au Cameroun s’est déroulé sur une décennie (1945-1956), résultant et s’accompagnant de l’ébranlement de la société coloniale qui avait déjà commencé avec la Seconde Guerre Mondiale.

Après la restitution du processus de son institution dans le pays, à travers l’analyse de la production législative et réglementaire concernant la condition des indigènes, il nous semble à présent nécessaire d’envisager le cours effectif de la pratique électorale au Cameroun, son fonctionnement, afin d’appréhender le processus de l’appropriation du vote par les populations camerounaises en passant, comme nous l’avons indiqué, par les éléments qui structurent les situations en ayant quelque chose à voir directement ou indirectement avec la transformation du geste électoral. Ces éléments concernent bien évidemment les acteurs, mais aussi les interactions : ce que font ces acteurs ensemble, leurs actes, leurs contraintes et stratégies, ainsi que la culture et les règles communes.

La disparité des représentations jusqu’en 1960 : récapitulation
La date de l’élection Le type
de l’élection
La Nature du suffrage Nombre
des électeurs indigènes
Nombre des électeurs
européens
  Sièges
attribués
aux indigènes
Sièges attribués
aux
européens
  Population totale
indigène
Population totale
européenne
21 Oct. 1945 Constituante française
Restreint deux collèges Entre 12.467 et 14.200 2.611   1 1   Environ
3.000.000
Environ
4.000
02 juin et 10 Nov. 1946 Législatives françaises Restreint deux collèges 15.896 2.611   2 1   Environ 3.000.000 Plus de
4.000
19 janv.
1947
ARCAM (Assemblée représentative du Cameroun) Restreint deux collèges Entre 38976
et 39615
2.611   24 16   Environ 3.000.000 Environ
5.800
17 Juin 1951 Législatives françaises Restreint deux collèges Environ 517.000 Environ 3.000   3 1   Environ 3.000.000 Plus de
6.000
30 mars 1952 ATCAM (Assemblée territoriale du Cameroun) Restreint deux collèges Entre 530.000 et 580.000     32 18   Plus de 3.000.000 Environ
13.173
2 Janv. 1956 Législatives françaises Restreint deux collèges Environ 844.000     3 1   Plus de 3.000.000 Environ
17.000
23 Déc. 1956 ATCAM (Assemblée territoriale du Cameroun) Universel 1.740.000           Plus de 3.500.000 Environ
17.000
21 Fév. 1960 Référendum
Constitutionnel
Universel 1.771.960           Plus de 4.000.000  

Notes
373.

Le gouvernement français misait sur l’action psychologique du vote rapide de la loi qui d’ailleurs, aurait été perdue si les textes d’application n’avaient pas été pris rapidement, d’autant plus que les pouvoirs spéciaux accordés au gouvernement expiraient le 1er mars 1957 ; passées cette date, de telles réformes n’étaient plus possibles qu’en suivant la voie législative ordinaire plus longue. Un autre principe des promoteurs de la loi-cadre consistait à renoncer à une réforme d’ensemble du cadre constitutionnel prévu par le titre VIII en ce qui concerne les relations entre la France métropolitaine et la France d’Outre-mer et réaliser plus modestement et plus efficacement une évolution des institutions en place, de façon à agir vite. C’est en effet pour une raison de rapidité que l’on renonça aux grandes constructions juridiques pour se cantonner dans les réalisations concrètes et géographiquement diversifiées.

374.

Dans l’ensemble colonial français, cette mesure ne touchera que les territoires dépendant du ministère de la France d’Outre-mer , parmi lesquels le Cameroun, sauf le Sénégal et le Togo dont les assemblées étaient déjà élues au collège unique ; elle laissera également en dehors de son champ d’application les départements d’Outre-mer , l’Algérie qui dépendait du ministère de l’Intérieur, le Maroc et la Tunisie qui dépendaient de celui des Affaires étrangères.

375.

" “La loi-cadre“ texte interne français a été certes votée par le parlement de la République, mais n’a pas été " imposée " aux pays africains. Ses dispositions ont été discutées dans le détail avec les élus d’Outre-mer et il a été tenu le plus grand compte de leurs aspirations. Je ne connais pas de leader représentatif qui se soit déclaré hostile à la véritable révolution légale constituée par la loi-cadre de 1956 ". Ces précisions sont de Gaston Defferre, in RJPIC, t. 34, n° 4, Paris, Décembre 1980, p. 768.

376.

Selon Blanchet (A.), "On pouvait, dans la nuit de jeudi à vendredi, compter sur les doigts d’une seule main (membres du bureau inclus) les sénateurs métropolitains qui consentirent à suivre jusqu’au bout le débat de cette loi-cadre", in Le Monde 10-11 juin 1956.

377.

Cf. son intervention à la 2e Assemblée Constituante, séance du 27 août 1946, " J.O. Débats ", p. 3334.

378.

Cf. décret n° 57-501 du 16 avril 1957 portant statut du Cameroun : Journal Officiel de la République française du 18 avril 1957.