CHAPITRE II : DU TEMPS COURT ÉLECTORAL AU TEMPS LONG DES PROCESSUS SOCIO-HISTORIQUES QUI FONDENT LES COMPORTEMENTS ADAPTÉS EN MATIÈRE ÉLECTORALE : LA LOGIQUE DE BASE DU VOTE.

‘"Le rapport aux valeurs nous permet de saisir les caractères singuliers des éléments, de mettre en lumière le caractère spécifiquement culturel de l’objet."
Aron (Raymond), Études politiques, Paris, Gallimard, 1972, p. 105.’

En examinant la production législative et réglementaire relative à la condition des indigènes en situation de colonisation du Cameroun par la France, nous avons pu précédemment rendre compte de l’enrôlement électoral progressif des colonisés, partant du "degré zéro" de leur participation politique.

Dans ce travail de description du processus d’institution du vote au Cameroun et de l’acquisition par les indigènes, des droits et usages liés à la citoyenneté (le droit de parler et de s’occuper de la conduite des affaires et surtout, le droit de suffrage universel comme droit d’expression publique des opinions au sein du système colonial de représentation de l’opinion publique), nous avons vu la discipline juridique principalement guidée par une raison instrumentale, c’est-à-dire servant les intérêts immédiats de l’entreprise coloniale, d’une part comme système de communication en "fixant" chaque individu dans le champ social et d’autre part comme code de lecture des rapports sociaux à l’intention des acteurs sociaux, en organisant un système d’échanges asymétriques. 379

En quittant dorénavant ce terrain du Droit, nous nous situons simultanément au confluant des rationalités diverses qui traversent les collectivités rurales principalement, urbaines et "rurbaines" au Cameroun. Et en raison des propriétés heuristiques et méthodologiques dont nous pensons que la sociologie et l’anthropologie sont porteuses, sans préjuger de l’unité ou de la décomposition de leur champ intellectuel respectif, 380 sans minimiser la part du changement social ou de l’innovation politique, 381 nous nous tournons vers ces deux disciplines afin d’y puiser les outils théoriques qui peuvent autoriser la saisie du processus d’accoutumance des populations camerounaises au vote, notamment dans ce que ces deux références disciplinaires du travail qui est le nôtre ont d’éclairant et de complémentaire dans leurs approches respectives de cet objet.

Ce positionnement nous paraît celui qui permettrait le mieux de tenir compte dans cette recherche des interactions entre les acteurs ou groupe d’acteurs, de leurs effets recherchés sur la scène politique, autour des enjeux électoraux, de combiner l’analyse des contraintes et stratégies de ces acteurs avec l’examen des pesanteurs structurelles et des dynamiques individuelles ou collectives.

Pour le dire autrement, à ce niveau de notre travail, il s’agit de s’intéresser aux croyances et aux attitudes qui prévalent dans les rapports sociaux au Cameroun, en accordant une attention particulière à celles qui ont des effets repérables sur les comportements politiques en général et sur les comportements électoraux en particulier. De même, nous nous efforcerons de déceler les croyances et les attitudes des groupes sociaux concernant la vie en société, et leur "traduction" en croyances et en attitudes politiques qui sont propres à la société camerounaise. Les comportements politiques sont alors à envisager comme des ajustements, individuels et collectifs, entre les systèmes de croyances et d’attitudes commun à l’ensemble des groupes sociaux, résultant de leurs interactions sur une période longue. En effet, c’est dans l’orientation générale des règles de la vie sociale – fonctionnant comme un "univers de significations" – que nous semble résider le fondement des représentations dominantes de la vie politique d’une société (on peut pour cela citer l'exemple de l’importance accordée aux relations de parenté dans le "monde arabe", qui paraît présider à l’organisation des rapports politiques. 382 Autre exemple, le principe de la dette communautaire en Afrique subsaharienne).

Ce que l’individu acquiert par la socialisation, qu’il s’agisse de croyances sur la vie sociale et politique ou qu’il s’agisse d’attitudes, paraît ainsi le produit très prégnant d’une mémoire sociale construite sur une longue durée et proposée à tous comme référence commune ; c’est le résultat d’une histoire commune d’affrontements et de conflits, mais aussi de compromis et de concessions, qui "‘façonne l’identité collective, dont la marque imprègne à son tour les systèmes d’attitudes individuels par socialisation ou acculturation’". 383

En ayant recours aux croyances et aux attitudes qui prévalent dans les rapports sociaux, nous nous proposons de clarifier la logique qui semble en dernière instance sous-tendre l’accomplissement de l’acte électoral du citoyen au Cameroun. En effet, il nous paraît inexact de prétendre donner une idée de ce qu'est le vote au Cameroun en faisant l’économie d’un parcours à travers ce système de significations local, dans lequel le fait "mystique" intervient constamment. Il s’agira alors d’analyser les éléments de ce système qui constituent les facteurs nécessaires à prendre en compte si l’on veut se donner les moyens d’appréhender le fondement et le fonctionnement de l’acte électoral au Cameroun, et comprendre le changement qui se déroule dans ce pays depuis que les élections y ont été instituées, et qui semble se traduire dans la caractéristique actuelle du vote.

Notre démarche analytique repose sur le principe selon lequel le système de significations fait partie intégrante de l’action sociale et politique, que l’action sociale et politique ne peut valablement être envisagée hors de lui ; et finalement que c’est le système de significations qui permet le mieux de rendre compréhensible l’action sociale et politique.

D’une part, l’acception que nous donnons dans ce travail au concept de "logique de base", se situe dans une certaine tradition d’usage sociologique du terme de "logique", tout en s’en distinguant. 384 En effet, quand nous parlons de "logique", c’est au sens de logique d’action ; et cela consiste à mettre l’accent sur l’acteur social et ce qui sous-tend son système d’action. C’est autrement dire une tentative de dynamiser les structures ou de descendre des structures vers les comportements ou de jeter un pont entre les deux. Lorsque les types d’action considérés sont d’ordre culturel comme cela nous paraît être le cas en ce qui concerne l’accomplissement de l’acte électoral au Cameroun, au moins dans leurs manifestations, il nous semble que ce soit également à partir des modes d’action culturels qu’il convient de rechercher les "logiques" sous-jacentes qui sont à l’œuvre.

La "logique de base" est donc conçue comme le facteur commun d’une majorité des comportements individuels, le chaînon entre les pratiques individuelles et le système de contraintes auquel sont soumis les acteurs/électeurs. Mais, cette "logique de base" n’est pas à transformer en explication "passe-partout". En effet, le concept de "logique de base" se situe lui-même à un niveau relativement élevé d’abstraction, puisqu’il entend marquer une cohérence culturelle d’ordre général, commune à des comportements concrets forts divers. Mais il est une difficulté supplémentaire : la "logique de base" n’est sans doute pas la seule logique d’action qui sous-tend les comportements de la majorité des électeurs. Des logiques de type "spéculatif" peuvent en effet se développer et même se cumuler avec la "logique de base." Et l’on ne peut supposer un principe formel unique qui serait la matrice de toutes ces logiques d’action particulières car les acteurs "réels", individuels ou collectifs ont la possibilité de circuler entre ces différentes logiques. Ils peuvent choisir entre diverses normes, gérer de multiples contraintes, ou se situer au confluent de plusieurs rationalités. Ils vivent dans un univers mental et pragmatique tissé d’ambiguïtés et d’ambivalences. Ils sont placés sous le regard des autres, en quête de leur reconnaissance, confrontés à leur antagonisme ou soumis à des influences multiples.

La "logique de base" représente dans tout cela la cohérence ultime en quelque sorte, d’incitations et sollicitations multiples, de diverses stratégies développées dans un jeu dont les règles sont définies à la fois par les systèmes normatifs locaux, c’est-à-dire les obligations dites culturelles, et par les rapports de force sociaux ou les contraintes que l’on peut qualifier de "politiques".

De l’autre part, la notion de système de significations à laquelle nous nous référons dans ce travail de recherche résulte des travaux en anthropologie se donnant pour objectif de définir le concept de culture et ses propriétés essentielles. 385

Dans le cadre de ces travaux d'anthropologie, c’est en se situant au niveau du sens commun, de la perception morale (socialement construite) de la réalité quotidienne, c’est-à-dire au niveau de "ce qui va de soi", 386 depuis les codes implicites et latents jusqu’aux normes les plus conscientes, on peut parler en l’occurrence des représentations populaires communes, et en croyant comme Max Weber que l’homme est un animal suspendu dans les toiles de significations qu’il a lui-même tissées, que Clifford Geertz tient ‘"la culture pour être ces toiles, et son analyse non pas pour une science expérimentale à la recherche de lois, mais une science interprétative à la recherche de la signification’". 387

Ainsi, Geertz refuse de confondre la culture avec "les cultes et les coutumes", et l’assimile plutôt aux "structures de compréhension à travers lesquelles les hommes donnent sens à leur expérience". Il souligne dans le même temps que le système politique est précisément "l’arène" dans laquelle ces structures se déploient de façon privilégiée. 388  

Dans cette construction de la culture, le système de significations apparaît comme un code, c'est-à-dire, le moyen à partir duquel "‘les hommes communiquent, perpétuent et développent leur connaissance et leurs attitudes se rapportant à la vie’". 389

À partir de cette définition de la culture, l'on est assez proche de l'idée qui nous inspire à ce niveau de notre travail, celle qui est développée par Max Weber, selon laquelle toute action sociale suppose qu'elle soit porteuse de signification pour celui qui l'engage comme pour celui auquel elle s'adresse, même si par ailleurs, il nous semble excessif de limiter, comme le fait Clifford Geertz, la culture à des systèmes de significations "historiquement transmis" et de ne faire aucune place aux phénomènes de diffusion interculturelle dont le vote en l'occurrence nous paraît être un des exemples pertinents.

Notre travail consistera à éviter l’ornière d’un culturalisme enfermant les sociétés humaines dans un déterminisme sans issue et d’envisager la culture moins comme un donné que comme un ensemble de codes en mouvement par lequel les sociétés innovent et parviennent ainsi à s’extirper d’une Histoire comme un éternel recommencement.

Plaidant pour une sociologie construite sur la prise en compte de la signification, Max Weber précise en effet qu'aucune institution, aucune "relation normativisée", ne peut durer ni même réellement fonctionner si elle s'avère sans affinités avec des aspirations explicitées, auquel cas elle serait dénuée de toute signification. 390 Envisageant l'activité, il la considère comme un "‘comportement humain (…), quand et pour autant que l'agent ou les agents lui communiquent un sens objectif’". 391 Cette activité devient sociale dès lors que "‘d'après son sens visé par l'agent ou les agents, (elle) se rapporte au comportement d'autrui, par rapport auquel s'oriente son déroulement’"; 392 D’où la conclusion de Max Weber selon laquelle, il n'est pas de recherche sociologique possible qui n'associe l'analyse de l'activité et celle de la signification.

Sur la base de cette conception webérienne de la discipline sociologique, nous envisageons dans ce chapitre, d’analyser l'activité des unités ou celle des agents impliqués à la création chez l'électeur du sentiment d'obligation d'exprimer son suffrage, à l'édification des bases matérielles de l'électoralisation, et donc à l'instauration d'un ordre politique sensé être fondé sur la compétition électorale au Cameroun. Plus avant, notre travail prend en compte "‘le comportement de plusieurs individus en tant que, par son contenu significatif, celui des uns se règle sur celui des autres et s'oriente en conséquence’", 393 ce que Max Weber dénomme donc "la relation sociale".

Mais, dans la mesure où fondamentalement ce chapitre vise l'objectif d'appréhender la logique de base de l'acte électoral au Cameroun et d'en rendre compte, il nous semble ne pouvoir réaliser ce dessein qu'en examinant, dans les limites de la période électorale, les champs discursifs et pratiques en tant que matériaux d'information et instance où se manifestent les représentations sociales ; ces champs discursifs et pratiques constituent également les médiations au sein du système de significations et peuvent donc diriger la conduite des électeurs au moment de prendre leur décision.

Notre analyse s'oriente donc dans un premier temps, vers l'appel au vote, c'est-à-dire vers la présentation des éléments qui structurellement constituent les enjeux du vote ou de la participation électorale. En d’autres termes, il s’agit de présenter ce pour quoi les citoyens sont appelés à se mobiliser, dès lors que l’on examine les discours prononcés en campagne électorale au Cameroun. Dans le cadre de l'analyse de la fête électorale en tant que modalité principale de l'enrôlement électoral des populations, l'examen de la logique rhétorique de ces discours politiques nous permettra de déceler la réalité qui constitue le socle "primitif " de cette mobilisation des électeurs. En fait, il s’agit de répondre à la question des moyens de cette mobilisation (Section1). Par la suite de ce travail, il nous faudra explorer cette réalité qui fonde donc la mobilisation électorale au Cameroun. Pour ce faire, nous scruterons la dimension polémique des fêtes électorales clairement réapparue depuis le rétablissement des élections disputées, l'objet des controverses portant principalement sur la distribution de biens privés aux populations appelées à voter, par les postulants à leur suffrage (Section 2). C'est ainsi dans l'ensemble, que nous croyons pouvoir globalement appréhender et rendre compte de l’appropriation du vote, et ainsi retracer l'itinéraire de l'enrôlement électoral des populations, qui, comme nous le verrons finalement, s'effectue essentiellement et assurément par la conjuration de l'individualisme.

Notes
379.

Cf. Alliès (Paul), éléments de droit politique, op. cit., p. 27 et pp. 33-35 ; voir également Arnaud (André- Jean), Essai d’analyse structurelle du code civil français, Paris, L.G.D.J., 1973.

380.

Le champ intellectuel de la sociologie en particulier, semble s’être décomposé depuis longtemps. Quelques sociologues étudient les problèmes sociaux et les politiques publiques à partir des catégories pratiques qui les définissent, leurs objectifs, leurs acteurs, leurs effets. D’autres analysent les interactions sociales. D’autres encore se tournent vers les modèlent cognitivistes et les théories de l’argumentation. Certains sociologues se préoccupent de problèmes de philosophie politique et morale. D’autres encore s’adonnent à l’anthropologie culturelle des sociétés modernes…Sans doute ces spécialisations ont-elles toujours existé et c’est un progrès de la science que de construire ainsi des objets particuliers engendrant des corpus théoriques propres. Dans ce travail de recherche, nous envisageons quant à nous l’ensemble de la discipline au travers de ce qui nous paraît faire en quelque sorte son unité. À ce sujet, voir Berthelot (J.-M.), L’intelligence du social, Paris, P.U.F., 1990.

381.

Bayart (J.-F.), La greffe de l’État, op. cit. , p. 17

382.

Leca (Jean), Schemeil (Yves), "Clientélisme et patrimonialisme dans le monde arabe," International Political Science Review, 4 (4), 1983, p. 462. Sur le rôle des structures de parenté dans l’organisation et la représentation des rapports politiques au Liban, voir Schemeil (Yves), Sociologie du système politique libanais, Grenoble, GRT , 1979.

383.

Schemeil (Yves), "Les cultures politiques", dans Grawitz (Madeleine), Leca (Jean) dir., Traité de science politique, Paris, PUF, 1985 (vol. 3).

384.

Il faut souligner l’excès de "flou" qu’occasionne parfois le terme de logique. C’est sans doute là une des raisons, parmi d’autres évidemment, du dialogue de sourds entre la sociologie de Pierre Bourdieu d’un côté, et la sociologie des organisations de l’autre, qui l’une et l’autre parlent abondamment de logiques. Pierre Bourdieu, par exemple, ne définit jamais les termes de "logique", mais les associe directement ou indirectement, au concept d’habitus, qui, en insistant sur les "processus de conditionnement" s’opposent aux diverses théories du choix rationnel ou au "rationalisme méthodologique." On a donc d’un côté une sociologie qui insiste sur le caractère immanent, inconscient, incorporé, inculqué des logiques pratiques, et de l’autre une sociologie qui insiste sur l’aspect délibéré, explicite, calculé, conscient des logiques d’action. Nous n’entrerons pas dans ce débat : "logique" n’évoquera donc simplement dans ce travail que la ligne de cohérence, ce qui unifie une vaste gamme de comportements, que nous déduisons à partir des discours d’appel au vote et de l’observation empirique d’ensembles de pratiques particulières différentielles, sans préjuger d’une théorie sociologique du sujet, ni d’une théorie de la rationalité ou d’une théorie de l’habitus. Cf. Bourdieu (P. ), (avec Wacquant ( L.)), Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 105 ; Friedberg (E.), Le pouvoir et la règle. Dynamique de l’action organisée, Paris, Seuil,1993, p. 54.

385.

Cf. Badie (Bertrand), Culture et politique , Paris, Economica, 1986, pp. 12-18.

386.

cf. Geertz (C), Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, P. U.F, 1986 ; voir également Schütz (A), Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, Paris, Méridiens.

387.

Geertz (C.), The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, cité par Badie (B.), op. cit.

388.

Ibid., p. 15.

389.

Weber (M), Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 170.

390.

Ibid.

391.

Weber (M), Économie et société, op. cit. , p. 4.

392.

Ibid.

393.

Ibid., p. 24.