2.– La construction de la nation camerounaise comme enjeu de la participation électorale.

Le second enjeu structurant la participation électorale des Camerounais concerne dans les discours prononcés en campagne électorale, la construction de la nation.

Sous le régime monopartisan d'Ahmadou Ahidjo qui s’est progressivement mis en place dès 1958 (cf. infra, 2 ème partie, chap. 1), cette notion de construction de la nation camerounaise sera érigée en idéologie : l'idéologie de la "construction nationale", qui fait l'objet d’une analyse du professeur Maurice Kamto écrivant à ce que : 414

"‘Dans la mesure où l'État aussi bien que la Nation et le Développement sont à construire dans les pays africains, le concept de "construction nationale" résume à lui seul et de manière convenable, une idéologie tendue vers la réalisation de ces trois objectifs’". 415 L'idéologie de la "construction nationale" se caractérise donc comme "‘une idéologie de mobilisation des énergies physiques de captation de l'imagination et des pulsions affectives des populations. Elle vise à mobiliser (l'activité de) celles-ci sur des thèmes ayant une portée globalisante, totalisante; à façonner une conscience collective nouvelle marquée par le désir de vivre en commun et la volonté de combler son aspiration au bien être matériel’". 416

Afin de compléter cette analyse du professeur Kamto, peut-être faut-il souligner qu’en réalité, la "construction nationale" constitue un ensemble d’idées ou d’idéaux, essentiellement constitué dans le souci conscient des dirigeants du régime présidentiel de parti unique de justifier un pouvoir cherchant à (ou entrain de) s’installer, et les rapports économiques et sociaux qui y correspondent.

Comme nous le verrons dans la seconde partie de cette étude en envisageant la conflictualité ainsi que les figures de la violence dévalorisant le vote au Cameroun, derrière la présentation séduisante en cours de meetings électoraux, du projet de cette "construction nationale" se trouve pour ce qui concerne précisément ce régime présidentiel de parti unique, une association de contraintes, un système asservi de pensée assujettissant le pouvoir de réflexion propre des individus dans un corps d’idées fortement solidaires les unes avec les autres et tendant, de façon unilatérale et déproblématisée, en érodant toute perplexité et toute complexité, à faire adhérer à une réalité – humaine, sociale, économique – de pouvoir.

En effet, derrière le masque de la rationalité, derrière le rideau de fumée des déclarations officielles, ce discours de/sur "la construction nationale" repose en fait sur des positions de domination et des intérêts matériels qui sont ainsi à la fois justifiés et dissimulés. Par-là, on cherche à transformer le fait en valeur, l’oppression en libération, l’injustice en droit: un travail d’inversion systématique du réel qui donne une allure surréaliste au vécu où le décalage entre ce discours et la réalité s’avère à la fois d’une béante évidence et de l’ordre d’un interdit absolu, paroxysme de dérisoire et de tragique.

Dans notre réflexion qui se veut intégration et dépassement du seul cadre monopartisan envisagé par l'étude du professeur Kamto, cadre dans lequel ce concept de la construction de la nation camerounaise se meut en idéologie, en "discours explicatif du pouvoir" ou en système d'idées agencé par les gouvernants afin de justifier leur vue et rallier les masses", 417 l’enjeu de la construction de la nation se ramène au plan général, c’est-à-dire chez tous les locuteurs politiques, à deux déclinaisons principales – autrement envisagées par le professeur Kamto comme des "composantes" de l'idéologie de l'État et de la construction nationale : Unité nationale et Développement.

S'agissant de la première déclinaison de l’enjeu de la construction de la nation, c'est-à-dire l'"Unité nationale" érigée en nécessité vitale sous le régime monopartisan d'Ahmadou Ahidjo, 418 comme nous le montre le professeur Kamto (cf. infra 2 ème partie, chap. 1), elle vise dans les énonciations en campagne électorale la minimisation des antagonismes de type ethnique, religieux ou régionaux, leur affaiblissement en tout cas, dans un pays aussi hétérogène que le Cameroun, dans lequel le pluralisme politique peut ouvrir la voie à divers conflits, explique-t-on souvent. La volonté des différents intervenants politiques sur ce thème paraît dès lors épouser le désir de la création dans le pays d'une communauté nationale homogène à partir du "substratum disparate des entités ethniques".

Complément logique à l'"Unité nationale", il y a le "Développement". Il constitue la seconde déclinaison de l’enjeu de participation électorale, et se veut aussi bien, tant aux yeux des gouvernants qu'à ceux de l'ensemble des élites et protagonistes politiques intervenant en campagne électorale, le développement politique, le développement économique et social ainsi que le développement culturel de la nation. Quel que soit le contenu des différentes interventions sur ce thème, c’est l’État qui est investi de la mission de promouvoir ce développement. Et bon nombre d’orateurs ne mettent souvent l'accent que sur des objectifs aussi simples et concrets tels l'électrification villageoise, la voirie ou la réfection des routes, les questions d'adduction d'eau potable, l'assainissement des villes (avec par exemple à Douala, lors des législatives de 1997, la lutte contre les rats et les moustiques, l'évacuation des ordures ménagères), la régularité dans le paiement des salaires…

Et, c'est en général dans une ambiance de fête que sont développés les thèmes se rapportant à ces différents concepts.

Notes
414.

Cf. Kamto (Maurice) , Pourvoir et droit en Afrique noire, op. cit. p. 325 et sq.

415.

Ibid., p. 330.

416.

Ibid., p. 327.

417.

Il s'agit de l'idéologie ainsi envisagée par le professeur M. Kamto, d'après la définition qu'en donne Burdeau (Georges), Traité de science politique, tome I, p. 328.

418.

Ahidjo (A) , Dix ans au service de la nation, Monte-Carlo, Paul Bory, 1968.