B. – LA MODALITÉ PRINCIPALE D’ENRÔLEMENT ÉLECTORAL DES POPULATIONS : LA FÊTE ET LE RECOURS AUX SUPPORTS SYMBOLIQUES DE LA FÊTE.

En période électorale au Cameroun, l'espace-temps des opérations de campagne électorale se superpose et se confond chaque fois à celui d’une fête : c’est dans le cadre et l’ambiance de la fête que se déroulent et se closent ces opérations de campagne électorale dans la plupart des localités. Tout se passe comme si rien ne pouvait mieux servir l’enrôlement électoral des populations que ces moments d’effervescence joyeuse occasionnée par la fête. Une autre particularité camerounaise c’est que ces réjouissances électorales se font en général avant le scrutin, et très rarement après.

Dans son essai sur le passé historique, l’organisation sociale et les normes éthiques des anciens Bëti du Cameroun, Philippe Laburthe-Tolra note la grande richesse d’activités ludiques, de nombreuses occasions de dépenses ostentatoires, une prolifération des rituels religieux, autrement dit, une multiplicité de fêtes, points culminants à la fois de la vie sociale et de la vie économique, 419 ce que l'on retrouve aisément au sein des autres communautés infra-nationales.

Dans la perspective électorale de la fête qui nous intéresse, notons qu’en procurant aux acteurs politiques l'occasion et l’opportunité d’une part, d’intervenir au plus près d’un large public d’électeurs, parce qu’en Afrique, la fête attire toujours beaucoup de monde, et d’autre part de rappeler une dernière fois avant le scrutin l'importance de l'enjeu électoral, la fête permet aux acteurs politiques de tirer profit des vertus symboliques qui lui sont reconnues. Elle procure aux participants ou exalte chez eux le sentiment d’appartenir à une communauté. Car, si la subversion festive relâche les tensions sociales et efface les contraintes en masquant la misère servile, elle fait aussi prévaloir la fusion égalitaire sur les séparations hiérarchiques, la spontanéité sur la routine, la liberté sur la contrainte, la communauté ouverte sur l’enfermement dans les structures. On dit aussi qu’elle opère à la manière d’une soupape de sûreté.

Dans une étude de l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau, Jean Duvignaud définit la fête comme "‘un acte social qui permet de supprimer les barrières entre les hommes, de rétablir le courant de fraternité entre les consciences’". 420 Et cette définition de la fête confirme la leçon de l'histoire complétant celle de l'anthropologie.

Depuis les pères fondateurs, Émile Durkheim et Arnold Van Gennep, des références disciplinaires qui sont les nôtres dans ce travail (sociologie et anthropologie notamment), les études sur les fêtes insistent en effet sur les vertus consensuelles et intégratives de cette forme sociale. 421 Anthropologues et historiens soulignent constamment ce que la fête constitue le canal par lequel les sociétés engendrent le sacré et le principe absolu qui compose le "dieu", masqué dans la trame commune. 422 Par elles "les milieux sociaux" suscitent la force magique et les représentations qui l'accompagnent par le spectacle fascinant et hypnotique d'un acte au cours duquel l'ordre naturel ou traditionnel du monde est bouleversé. 423 L'individu s'y efface dans l'état de possession collective qui entraîne le groupe dans "un état de consentement mutuel" où tout devient possible ; les uns et les autres manifestent la force des groupes réunis, qui augmente les confiances, les certitudes et les fois individuelles : 424 Ainsi, "‘l’homme se paie de la fausse monnaie de ses rêves’" : 425 le "conclave magique" dans son effervescence suscite la fête, et la fête engendre quant à elle la capacité infinie de changer le monde par un exercice au cours duquel l'organisme individuel se fond dans l'organisme collectif. 426

En considérant l’expérience sociale de la fête au travers des gouvernants, elle apparaît comme l’occasion de se donner à voir, comme l'opportunité d’une mise en scène car, l'exercice de l'autorité instituée ne peut se concevoir sans spectacle, ni redondances symboliques. Ainsi la fête constitue l'une de ces "liturgies politiques", 427 qui inscrivent la compétition pour le pouvoir au registre des activités résolument magiques. 428 Elle permet dans tous les cas d’assurer le passage des liens participatifs aux liens partisans. Les transports de la force réunie, de la puissance partagée, et les émotions qui les accompagnent, sont propices à ces métamorphoses ou au moins à ces changements de statut politique, qui d’un présent font un acteur, d’un sympathisant un adhérent, sinon toujours un militant. 429

Pour ceux qui gouvernent en effet, la fête électorale se présente comme le moyen de produire des appuis sociaux, de les rendre manifestes dans le déroulement de la cérémonie festive. Pour eux, la fête paraît le moyen de canaliser les forces nécessaires à l’établissement d’un nouvel ordre toujours en construction, de les libérer pour les rendre mieux utilisables à cette fin. Ces cérémonies festives se veulent des temps forts de la formation / information des citoyens, et le moyen d'une mise en scène du pouvoir sorti de sa dramaturgie officielle : la fête électorale constitue un instrument destiné à produire l'adhésion par l'effet du spectacle à renforcer la cohésion nationale, à créer une solidarité civique autour du pouvoir en place, à sacraliser le régime et celui qui l'incarne. La manière dont ceux qui détiennent le pouvoir se donnent à voir et veulent être perçus se trouve exposée dans la fête électorale avec une particulière clarté. La fête électorale constitue en définitive, pour les détenteurs du pouvoir, l'occasion de dire comment ils entendent inscrire le régime dans la chaîne des temps, et de solliciter pour ce faire un suffrage approbateur des citoyens.

Entre "archaïsme et modernité", à la croisée du temps bref et des "prisons de la longue durée", la fête se présente donc comme le lieu où s'investit avec le plus de passion l'onirisme des sociétés humaines où s'agrègent les nostalgies et les espoirs d'une collectivité, et même parfois celle d'une époque. Elle contribue à définir dans la théâtralisation une société et une culture en voie de se faire, une spécificité communautaire dans l’ensemble national, une identité locale face à l’occidentalisation accélérée du mode de vie quotidienne, une certaine intégrité culturelle opposée à l’importation des modèles étrangers.

Il n’est pas de formation ou de régime politique au Cameroun, qui n'ait pas eu à recourir aux manifestations festives, soit pour afficher son identité, mobiliser les collectivités ou les militants, exorciser une menace ou enfin susciter le loyalisme. Ces manifestations festives furent par exemple associées dans l'arrière scène, aux dramatisations du régime présidentiel de parti unique (cf. infra). Elles font également partie de la machinerie à laquelle vont avoir recours les nouveaux partis politiques affrontés en système pluraliste pour rassembler le plus grand nombre de personnes dans l'unité de lieu et de temps, autour des orateurs leur énonçant le message politique, leur donnant le sens (directions et signification) du "combat" engagé ou leur communicant le mot d'ordre et expliquer l’enjeu de l'élection du moment.

La fête est donc au Cameroun une pratique élective des formations et acteurs politiques qui y voient le moyen de galvaniser les militants, d'élargir leur audience, de créer dans l'électorat un sentiment d'obligation. Mais, parce que la fête électorale ne semble pouvoir fonctionner comme un instrument de l’électoralisation des populations, en termes d’audience, d’adhésion, de légitimité, que sous la condition de s’appuyer sur les traditions festives populaires du lieu qui l'accueille, elle constitue au Cameroun une activité qui, en récupérant les pratiques festives traditionnelles locales, se rapporte à la fois à la conquête, à l'exercice et à la pratique du pouvoir, et équivaut dès lors à une démonstration d'unité s'adressant tout autant aux "supporters" présents qu'aux adversaires absents.

L'expérience sociale des fêtes électorales au Cameroun s'avère donc riche, foisonnante et multiforme. Dans le but de mieux appréhender cette forme sociale, il nous paraît pertinent de réduire dans ce travail les dimensions multiples de cette réalité à trois opérateurs simples qui sont: le lieu de la fête, les participants à la fête, le déroulement de la cérémonie festive.

C’est dans le cadre du compte rendu de ce déroulement de la cérémonie festive qu’il va falloir examiner la logique rhétorique des discours d’appel au vote et expliciter "l'éthos de la solidarité" qui leur sert de référence et qui semble constituer le fondement de la mobilisation électorale que ces discours ont pour but de susciter.

Notes
419.

Laburthe-Tolra (Philippe), Les seigneurs de la forêt, op. cit. p. 308.

420.

Duvignaud (Jean), "La fête civique" in Dumur (G.), éd., Encyclopédie des spectacles, Paris, Gallimard, 1965, p. 239.

421.

Notre corpus scientifique de la fête comprend les œuvres suivantes : Durkheim (E.), Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit. ; Simon (Alfred) , Les signes et les songes, essai sur le théâtre et la fête, Paris, le Seuil, 1976, Mauss (Marcel) , Esquisse d'une théorie générale de la magie, Paris, P. U.F, in Année sociologique, 1902-1903 ; Mauss (Marcel) , Essai sur le don, op. cit. ; Wunenberger (J.J.) La fête, le jeu et le sacré, Paris, éditions Universitaires, 1977

422.

Durkheim (E.), op. cit.

423.

Mauss (Marcel), Esquisse d’une théorie générale de la magie, op. cit.

424.

Durkheim (E.), op. cit.

425.

Ibid.

426.

Ibid.

427.

Rivière ( C.), Les liturgies politiques, Paris, P.U.F., 1988.

428.

Burdeau (Georges) , La politique au pays des merveilles, Paris, P.U.F, 1979.

429.

Thompson (E.P. ), La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard, 1989.