D'une part, quelle que soit la formation qui organise la fête électorale, les formes et les procédés cérémoniels le plus souvent adoptés répondent à des règles similaires au point que l'on peut en parler en termes de grammaire rituelle commune. De l'autre part, plusieurs éléments se conjuguent au cours de la cérémonie festive comme pour vaincre d'éventuelles réticences et colorier l'adhésion à la manifestation du sens d'un engagement communautaire/politique.
En début effectif et bien souvent à la fin de la cérémonie festive, l'hymne national Ô Cameroun berceau de nos ancêtres est chanté en chœur par l'ensemble de l'assistance. Par la suite, comme dans un rituel parfaitement réglé, 442 le maire de la localité hôte du rassemblement ou un représentant local des plus gradés au sein de la formation politique organisatrice de la fête, dans un rôle d'"entraîneur" de la foule ou de chef d'orchestre des vivats qui témoignent apparemment d'une adhésion de cœur, prononce la première harangue (en ce qui concerne le régime monopartisan, il serait plus juste à cet égard de parler plutôt d'incantation) ajustée aux attentes de l'auditoire. Ce dernier lui répond par des clameurs d’approbation. La harangue est en général prononcée à la gloire, soit du régime en place que la communauté accueillant la fête doit soutenir ou célébrer par un vote massif, soit à celle du candidat et donc à celle de sa communauté d’origine pour ce qui concerne en général les fêtes en zone rurale. Ou bien la harangue destinée à la foule présente est prononcée à la gloire du parti initiateur de la fête. Dans tous les cas, il s'agit par ce premier discours de mettre en condition cette foule présente et les groupes de militants organisés qui la compose.
Çà et là, entre les différents locuteurs politiques qui interviennent successivement à la suite de l’ouverture des festivités, quelques membres de la milice du parti – dont nombreux parmi eux sont de bonne heure déjà éméchés – en charge du service d'ordre, font entendre un vacarme strident des sons de leurs sifflets dans le but d'atténuer les remous de la foule qui ponctue les énonciations, y réagissant gaiement. Le but consiste à ramener cette foule bruyante au calme. Mais, ces bruits, brouhahas, clameurs, rires et cris de joie font partie intégrante de la cérémonie dont le succès est souvent même jaugé à leur intensité.
S'agissant des discours qui sont prononcés, quelques rappel et précisions s'imposent à ce sujet. Dans ce travail de recherche, ces discours constituent en effet un matériau d'information comme nous l’avons précédemment indiqué; ils servent d’instance où se manifestent et s'actualisent les représentations sociales. Si le rapport de ces représentations aux pratiques effectives est une question qui se pose en toutes circonstances, il paraît que c’est dans la nature du langage tenu que d'opérer une distance entre le monde et sa symbolisation, entre ce discours et le "réel" des observables.
Autrement dit, notre approche des discours prononcés en campagne ou en fête électorale s'attache à les considérer simultanément comme des actes sociaux à part entière, qui produisent ou réactualisent des rapports sociaux et comme des traces de structurations sociales préalables ou en cours de formation. Mais, en envisageant l’analyse de l’offre électorale contenue dans ces discours au travers des enjeux structuraux de la participation électorale précédemment présentés, il faut également souligner que notre travail ne consiste pas à en donner un tableau analytique achevé qui puisse permettre de lire les rapports sociaux dans cette production de parole de la part des officiants à la fête électorale. Il s’agit plutôt d’en déceler des éléments ou des indications sur les tendances de fond de la société, tendances qu’il nous paraît utile de souligner pour une meilleure appréhension de la logique de base de notre objet principal : le vote
Le moment des discours est donc dans le déroulement cérémoniel de la fête, celui où l'on peut confronter les significations attribuées à l'élection en cours par les acteurs locuteurs prenant la parole soit en tant qu'ils s'inscrivent dans des places d'énonciation fonctionnelle, soit qu'ils représentent leur communauté originelle ou locale. Très nombreuses sont aussi les interventions qui se font dans le cadre de l’enchevêtrement de ces places sociales. 443 Tour à tour métaphorique et tautologique 444 , une partie de ces discours s’articule autour de valeurs, de concepts généraux, mobilise le passé, le présent, l’avenir, ou l’histoire et tente ainsi de modeler l’action politique sur le registre à la fois émotionnel et idéologique pour mieux rendre compte de la force présumée des propositions concrètes qui vont transformer le réel. Une autre partie des même discours se veut plus concret, "technique", et fait donc référence à des questions pratiques qui concernent la vie quotidienne des citoyens. 445 Mais, quel que soit leur type, ces discours font généralement l'objet d'une adaptation aux circonstances locales, et celles-ci infléchissent très souvent le choix des thèmes, des éléments folkloriques, ainsi que la rhétorique qui va s'ajuster aux attentes du public présent.
Dans les zones rurales au Cameroun, ces discours sont, avons-nous dit, généralement prononcés en langue vernaculaire locale, par l'entremise du langage des fêtes. Ce langage des fêtes use à son tour du genre didactique avec un recours aux formules "clip", au travers desquelles les orateurs en parlant simple, visent certes, à agir sur les destinataires de leur discours, pour influencer ou forger leur opinion, leur faire éprouver un sentiment, les engager dans l’action, mais cherchent surtout à produire un effet direct, instantané, émotionnel, en tâchant à la fois de maintenir dans leur prose un niveau suffisant d'efficacité, et la maîtrise du processus de réception de leur message.
D’un côté, la fréquence des occurrences "militaires" dans ces discours prononcés en fête électorale inscrit celle-ci dans une stratégie large de lutte sociale et de compétition politique : la fête électorale est en effet toujours vécue sur le mode de la victoire que militants et sympathisants présents ont pour devoir de concrétiser par leur vote.
Si l'on s'intéresse de l’autre côté aux références de ces discours appelant au vote, l'on s'aperçoit qu’elles relient à une histoire : l'histoire locale, à une tradition : la tradition locale, qui s'exprime par le moyen de symboles particuliers et ordonne la ritualisation. On met à l’honneur la tradition, on met en scène les absents, les ancêtres que l’on essaie de faire parler, de prendre comme témoin, ce faisant, l’on donne vie à des entités abstraites. Apparaît ainsi l'appel à l'affect plutôt qu'à l'intellect: bien évidemment, les déclarations, les appels, les messages, les manifestes au cours des fêtes électorales se parent d'un vêtement rationnel. On exalte par exemple les réalisations communes du peuple et de ses dirigeants, on célèbre les performances estimées accomplies et l'on expose ce qui reste à faire. On fait référence à des questions pratiques qui concerne la vie quotidienne des citoyens situés. Un lien étroit s'instaure visiblement dans l'esprit de la foule présente entre avantages reçus et reconnaissance à manifester envers le régime, ses dirigeants et ses représentants, entre l'image, le devenir ou le prestige de la communauté dont on est membre et l'acte électoral à accomplir en son nom et pour son bénéfice, ou bien encore, entre les mérites du candidat et les attentes de ses concitoyens. Dans cette logique, du vote sollicité, on peut dire qu’il s’avère un geste de reconnaissance ou de réciprocité. Culpabilisant les abstentionnistes, stigmatisant les comportements individualistes au motif qu’ils profitent objectivement à l’adversaire, les rapports ainsi établis sont sensés, pour ce qui concerne les officiants à la fête, devoir nécessairement se convertir en un "vote massif", devenant moralement obligatoire et traduisant la bonne réception du message délivré.
Mais à regarder de près dans ces énonciations en fête électorale, ce qui paraît fondamentalement en jeu, c’est bien la référence passionnelle à travers la mémoire communautaire ressuscitée et des opérations conjuguées de la parole et du mythe abondamment sollicités. En réalité, on essaie moins de convaincre que de toucher ; il s’agit moins de prouver que de séduire. Le vote ainsi sollicité s’avère de la part des membres de l’auditoire un investissement communautaire affectif, eu égard aux finalités de ces énonciations toujours assumées à la première personne du pluriel.
De façon générale en effet, ces finalités se recoupent : "‘Restons entre nous";’ ‘ 446 ’ ‘ "Les autres sont unis, nous aussi nous devons nous unir’". Et s’il est question de se regrouper dans ces propos d’appel au suffrage, c’est une fois encore, dans le but de consacrer le régime en place à travers ses représentants présents, de forger une mentalité collective, de sceller l’adhésion du groupe à ses dirigeants, de prendre en main son propre sort, de prouver bien évidemment, par un suffrage favorable, que l'on n’est pas en reste, que l’on participe de la même façon, sinon mieux que les autres communautés infra-nationales, à la libération du pays, à sa construction, ainsi qu’à son développement .
L'usage des pronoms personnels pluriels, "nous" "ils", "eux", dans ces discours en campagne électorale, ne semble pas seulement constituer une quantification ou une amplification des pronoms personnels singuliers. Cet usage, parfois taxinomique, suppose une contrainte qui ne paraît pas être uniquement de l'ordre linguistique, mais plutôt de l'ordre sociologique.
En effet, parler en "nous", "ils", "eux", suppose à la fois la volonté des locuteurs/compétiteurs de se positionner en candidats disposant de ressources plus collectives que personnelles, et le regroupement des individus membres de la communauté à laquelle on se réfère dans la parole. Il s’agit là, nous semble-t-il, d’une pré-catégorisation consciente et souvent dénommée dans ces discours ; mais cette pré-catégorisation peut aussi être latente et reconstructible par l’analyse.
Dans l'emploi des "nous" clairement structuré dans les discours prononcés en fête électorale, il faut sans doute voir le fait que cet emploi est de l’ordre stratégique et dépend des situations d'interlocution. Mais, parce que le locuteur y apparaît toujours plus qu’un "individu" isolé, cet emploi des "nous" renvoie aussi à des groupes sociaux constitués par la parole. Ainsi, trouve-t-on de nombreuses occurrences de "chez nous" et de "nous sommes" qui constituent assurément une identité dans la relation langagière, en particulier une opposition entre la communauté locale ou régionale à laquelle il est fait référence, celle à laquelle l’on s’adresse, qui accueille donc la fête, et les autres communautés infra-nationales du pays : les identités communautaires traditionnelles, les valeurs supposées partagées par tous, sont donc ainsi évoquées, réactivées. La fête électorale constitue l'occasion d'actualiser et de mettre en œuvre des normes d'être, d'avoir, de faire et de dire, normes qui apparaissent aussi fortement dans l'usage des modalités du devoir, du pouvoir et du vouloir. 447
L'opération symbolique essentielle consiste dans ces fêtes électorales à susciter ou à ressusciter la cohérence du groupe grâce à l'évocation des tiers menaçants. 448 On valorise donc la solidarité. On invite les destinataires du discours à adopter une posture identitaire précise que traduira leur vote, en référence à des valeurs communautaires précises. L’affirmation de la communauté représentée s’appuie sur l’identification d’instances "extérieures" à elle : la modalité du "ils" s’avère ainsi complémentaire à celle du "nous" ; ceux qui menacent cette communauté lui sont nécessairement étrangers : la puissance coloniale, les partis adverses, les autres communautés non-alliées sur la scène politique nationale ou locale. Parfois, au sein même du groupe communautaire dont il est fait référence, d’autres "nous" et d’autres "eux" fondent d’autres qualifications généralisantes, à travers lesquelles la perception de la réalité est canalisée. Et comme l’a montré C. Schmitt, ainsi se fonde l’ordre politique, par l’imposition de "la structure eux/nous". Faut-il alors croire comme R. Girard que la désignation d’un ennemi commun constitue le ciment le plus efficace pour construire un groupe ? 449 Faut-il exclure pour s'enclore ? La question reste posée.
À ce sujet précisément, insistant sur l'opération qu'il qualifie de "communalisation" qui se monte en dépit des divisions internes et des inégalités de langage ou d'ethnies contre "l'ennemi" exclu, Max Weber fait remarquer que: "‘C'est seulement avec l'apparition d'opposition consciente à des tiers que se produit chez ceux qui parlent une langue commune une situation analogue, un sentiment de communauté et des sociations’". 450
Ainsi, aux termes des discours prononcés, la réunion semble s'opérer par une coupure, une exclusion, par la reconnaissance d'un "danger" commun extérieur au groupe : c'est pourrait-on dire cet "ennemi" qui toujours délimite et permet de constituer l'unité, phénomène déjà bien connu des philosophes, sociologues et ethnologues, et qui vaut à l’échelle des communautés infra-nationales au Cameroun. 451
Dans les discours prononcés en fête électorale, voter s’assimile finalement à une obligation morale qui paraît se situer bien au-dessus du simple devoir civique ; et s'abstenir est plutôt envisagé comme une faute à l'égard des siens : sa communauté d'appartenance ou sa communauté d’origine. Ainsi se profile nettement un principe fondamental, celui de la dette communautaire ou dette de solidarité, qui paraît devoir guider le comportement électoral des individus.
Avant de nous intéresser particulièrement à ce principe qui paraît constituer la détermination fondamentale de la mobilisation électorale il y a lieu de pouvoir conclusivement affirmer, partant de ce tout ce qui précède, que le site choisi pour accueillir la fête électorale, la décoration utilisée pour ce lieu, la logique rhétorique des discours qui y sont prononcés, traduisent finalement toute une pédagogie sensible du devoir (la dette), une exhortation au dévouement et à la cohésion : la fête électorale apparaît comme un élément constitutif de la cohésion des groupes et permet à leurs membres de prendre conscience de leur force : les élections contribuent ainsi à réactiver les solidarités communautaires ; et chacun s'en trouve davantage mobilisé et motivé pour les idéaux communs exaltés par les officiants.
Chansons, danses et musiques, alternent avec les discours prononcés au cours du déroulement de la cérémonie festive. L'analyse de ces différents supports symboliques et fusionnels de la fête nous permet de prendre en compte dans le déroulement de la cérémonie les aspirations et les convictions des individus exprimées dans ces chansons, ces individus formant la masse des participants à la fête électorale, à côté des énoncés jusqu'ici envisagés, qui sont l’objet des élites. 452
Véritables média dans les sociétés traditionnelles africaines, les chansons, pour commencer par ce support symbolique de la fête, constituent en effet des lieux où se tiennent les discours sociaux et politiques et l’endroit où s'ancre la mémoire populaire. 453 C’est à travers elles que les communautés expriment souvent les valeurs dont elles se réclament et le monde auquel elles aspirent. Traduisant également l'enthousiasme des participants, leur adhésion ou leur approbation à ce qui est dit avant qu’elles n’interviennent, les chansons se présentent sous forme de récits épiques, en vers, en prose rythmée ( par les castagnettes ou par les battements de mains), ou en prose ordinaire. Instruments sûrs et actifs de la propagande, éléments fondamentaux de la mobilisation des masses et de l'éducation des électeurs, ces chansons sont donc riches en images et en proverbes, et le récit dont elles sont constituées est quelquefois soutenu par des instruments de musique.
Au cours de la fête électorale, l’on peut globalement distinguer entre, les chansons de circonstance d'un côté, c'est-à-dire celles qui sont improvisées, mais qui restent liées à l’événement particulier que constitue le rassemblement festif en cours. Ces chansons de circonstance ne semblent vivre alors que pour cette actualité immédiate, à laquelle elles sont rattachées; et l’on y trouve l'écho des préoccupations politiques et sociales des citoyens..
De l’autre côté, il y a les chansons réalistes et anecdotiques qui jouent un rôle de presse orale, notamment en ce qu'elles relatent et commentent le mérite des candidats aux élections, celui des élites locales, ceux des représentants du régime en place ou qu'elles commentent les événements qui se produisent au cours même de la "période électorale" concernée.
Quelles qu’elles soient, ces chansons ont toujours une forte couleur locale. Les informations qu’elles charrient sont très souvent diluées dans une masse de données de l'actualité ou de l'imaginaire offert par la mémoire populaire : "‘le recours à l'imaginaire devient la convocation d'un avenir par lequel l'inévitable se transformera en avantage pour le plus grand nombre des sujets. Les lumières de la scène du futur éclairent ainsi celle du présent’". 454
Pour ce qui concerne le vote en propre, signalons que nos investigations n'ont pas abouti à l'identification de quelque chanson qui lui soit exclusivement ou directement consacrée. Nous n’avons pas eu connaissance de poésie dédiée à la célébration de l'acte électoral en lui-même, pour les opportunités qu'il peut offrir au citoyen par exemple, comme il en existe des chansons qui glorifient les élites locales, le régime en place et ses représentants. Cette absence peut fournir une indication selon laquelle la forme sociale du vote ne serait pas encore pleinement assumée en tant que valeur, raison qui peut expliquer qu’elle ne soit finalement pas romancée. N’en étant qu’au stade de son insertion dans les systèmes locaux de significations, le vote pourrait-on dire, n'a pas encore assez déployé les qualités qui lui sont généralement reconnues sous d’autres cieux.
La fête électorale, comme toutes les autres manifestations de la vie sociale au Cameroun (naissances, mariages, récoltes, funérailles…), implique les délices de la danse. Danses, chansons ou musique ponctuent généralement l'énonciation des discours, s’ordonnent soit à eux, soit à l’action.
En effet, la danse signifie la liesse ou la communion. Mêlées ou entrecoupées de chants, elle marque la joie, ainsi que son déploiement public et collectif. "‘Tous les pas qu’on rythme, tous les mouvements du corps sont autant de gestes qui rappellent le passé’". 455 Mais cette danse n'est pas toujours spontanée : pendant le déroulement de la cérémonie festive électorale, il est toujours prévu quelqu'un en charge de "décoincer" la foule et l'entraîner dans l'allégresse.
Au Cameroun, la danse attire tant de monde qu’elle constitue naturellement un symbole fusionnel convoqué et profitant au processus festif d'enrôlement électoral : l’Afrique se réunit toujours en dansant dans ses moments cruciaux. Le temps de cette danse pendant la fête électorale, est aussi celui au cours duquel semble véritablement disparaître la hiérarchie sociale, la domination des uns sur les autres, puisque tout le monde y participe. Jean Ikellé-Matiba affirme que cette danse des Africains impressionna tellement les étrangers au point que beaucoup en profitèrent pour dire que l'Afrique n'avait que cela de vrai. 456 Dans le même sens, P. Laburthe-Tolra souligne quelques remarques d’observateurs étrangers selon lesquelles, "‘l’attrait pour les occasions de danser explique la popularité que connut le repos dominical dès le début de la présence à Yaoundé des premiers Allemands, qui le respectaient scrupuleusement ; on y dansait tout le jour jusqu’à la nuit’". 457 Et même, "‘pour Dominik, cette passion de la danse, en entraînant un exercice continuel expliquaient l’harmonieux développement musculaire de la population’". 458
Mais la danse n'est pas seulement divertissement. Vigoureusement combattues et interdites par les missionnaires coloniaux, elle est aussi l'un des aspects de la pratique religieuse, magique et donc ésotérique. 459 La danse est généralement à la base du phénomène du pouvoir (cf. infra, 2 e partie, chapitre III). Elle permet aussi d'exprimer des sentiments : l'Africain vit davantage en symbiose avec son corps que l'Occidental emprisonné dans une dichotomie corps/âme héritée du Moyen Âge et transmise par la tradition judéo-chrétienne de génération en génération.
Si l'érotisme est bien présent, c'est en général sans vulgarité – au moins pendant la fête électorale – dans ces danses sensuelles au cours desquelles hommes et femmes se tiennent toujours à une certaine distance. "‘Certes, les interprétations des observateurs étrangers sur ce point sont très sujettes à caution, comme le souligne P. Laburthe-Tolra, ils voient souvent à tort l'"acte sexuel " dans tout mouvement vif et prononcé du corps, de même qu’ils se choquent et se troublent aussitôt de toute nudité au dix-neuvième et au début du vingtième siècle. Or, le fait que les hommes se contentent de l’étui pénien pour la danse andzeg (ou léndzeg chez les Eton où elle était davantage pratiquée) n’indique sans doute rien d’autre que le sens pratique qui leur fait adopter une tenue sportive. En général, les Bëti ont un grand sens de la pudeur, ou plus exactement de la "honte" : dans les danses ordinaires, ce sont certains gestes innocents d’allure qui constituent des allusions grivoises, et les étrangers ne savent pas les déchiffrer’". 460 La danse africaine n'est jamais prétexte à des enlacements lascifs.
En clôture de la cérémonie festive consacrée à l'appel au suffrage ou à la mobilisation électorale, d'autres divertissements se coulent dans le moule des us locaux et concourent à l'éclat de la journée de campagne électorale. La fête se vit comme une source de régénération collective et se cristallise dans un certain nombre de symboliques porteuses d'identité. Elle exprime l'identité du groupe et lui donne l'occasion de manifester sa vitalité. Elle s’achève très souvent par une grandiose parade culturelle où les participants prennent grand plaisir à écouter les sociétés musicales traditionnelles, à voir les danses locales rythmées soit par les sonnailles ou par des claquements de mains, soit par le long tambourin ou par le tambour auquel les Français donnèrent le nom de tam-tam. Ou bien, ces danses sont exécutées au son entraînant des xylophones ou balafons, c’est-à-dire un assortiment de planches séchées et réunies entre elles par des lianes solides et dont on obtient plusieurs sonorités mélodiques et harmoniques en frappant dessus à l'aide de deux bouts de bâton. Il y a parfois le Mvéd, cordophone de raphia, mais il sert à l’accompagnement ou le soutien de la voix du récitant dans des poèmes de circonstance où il est dit du bien des élites ou du régime en place. Ces différents instruments traditionnels de musique noient finalement l'espace festif qui pavoise dans une tornade de sons envoûtants.
Il est à souligner que la musique, qu'elle soit instrumentale ou vocale (les chansons), opère en définitive comme le discours : Denis Constant Martin souligne ainsi qu'elle se présente comme la fête elle-même en tant que moyen d'un dialogue ambigu : 461 des musiques sans paroles ( le cas des balafons jouant des partitions exclusivement instrumentales mais connus de tout l’auditoire dans leur signification) peuvent avoir un sens décryptable, communiquer des affects ressentis, avoir donc un impact politique". 462
Au total, de par son caractère composite mis en lumière dans l'analyse qui précède, la fête électorale acquiert une visée totalisante qui génère une extension de l’emprise du groupe sur ses membres ou ses adhérents. Cette fête électorale peut être tardive, nocturne ou dominicale. Qu'elle ait lieu en ville ou à la campagne, elle mobilise toujours hors des lieux et du temps habituels. Elle mobilise la famille, la communauté tout entière, les amis, les militants ou exige à l'inverse une rupture avec les proches. La fête électorale offre en effet l'occasion d'instaurer une clarté désaliénante et de forger de nouveaux liens militants, communautaires (et par extension sociaux). Elle relève en fin de compte du rituel d'intégration dans lequel aime se réfugier dirigeants et populations. Mais, dans cette tension, et depuis le rétablissement du pluralisme politique, une nouvelle fracture s'opère souvent entre ceux qui acceptent cette visée totalisante et ceux qui la rejetant se refusent au groupe.
"Le rituel définit la qualification que doivent posséder les individus qui parlent (…). Il définit les gestes, les comportements, les circonstances et tout l’ensemble des signes qui doivent accompagner le discours ; il fixe enfin l’efficace supposée ou imposée des paroles, leurs effets sur ceux auxquels elles s’adressent, les limites de leur valeur contraignante". Cf. Foucault (M.), L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
Ceci concerne en particulier les fêtes électorales organisées par le parti politique dont les membres détiennent les rênes du pouvoir. Les discours, dans le cadre de ces fêtes sont très souvent prononcés par des officiants reconnus comme étant les messagers du pouvoir en place, mais aussi comme membre de l’élite nationale ou locale mais aussi comme membre de la communauté traditionnelle qui accueille donc la fête électorale. Lorsque le président de la République nomme un citoyen à de hautes responsabilités, il est courant que dans sa communauté originelle une fête soit organisée, au cours de laquelle l’on adresse ses remerciements au chef de l’État d’avoir ainsi distingué le groupe dont est ressortissant le nouveau promu.
"Élig-Mfomo ! Élig-Mfomo ! m’entends-tu ? ! Élig-Mfomo ici présent répond-moi!" clamait par exemple, en office de campagne électorale le ministre Tsanga Abanda s’adressant aux habitants de la localité du même nom (cf. les images en annexes).
"Très bientôt, le téléphone sonnera ici à Élig-Mfomo", promettait dans son discours le ministre Medjo, lui aussi en campagne électorale à Élig-Mfomo. (cf. les images dans le document vidéo annexé à la présente thèse).
" Tu n’es pas d’ici, tu n’es pas d’ici ," scandaient ainsi quelques habitants d’Élig-Mfomo à l’adresse du président du P. D.C. en train de contester les résultats du dépouillement des élections municipales de janvier 1996, dans cette localité qu’il considérait pourtant avant ce scrutin comme faisant partie de son fief, après que ses partisans eurent séquestré le sous-préfet, les agents de celui-ci et quelques autres membres du bureau de vote dans l’unique local administratif bombardé de projectiles de toutes sortes.
Les théories de la mobilisation des ressources ont ainsi montré que les mobilisations supposent une certaine instrumentalisation de l’identité, des sentiments d’appartenance et de solidarité. Notre approche de ces discours est qu’ils constituent un jeu stratégique à l’intérieur d’un ensemble de règles et de normes, qui exigent une maîtrise de ces règles et visent éventuellement à leur transformation. Dans la mesure où la situation électorale se définit en termes de concurrence entre les individus et entre les groupes, la société se présente alors comme un marché, et la logique stratégique des discours électoraux renvoie à un équivalent universel défini comme la capacité d’influencer le comportement d’autrui ou de se protéger de cette influence : le pouvoir. De ce point de vue en effet, tout peut être conçu en termes de marché et de jeux : les échanges politiques, économiques, les échanges de signes et de" distinction". Voir à ce sujet Reynaud (J. D.), Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, A. Colin, 1989.
Avant que nous n’examinions la problématique du tribalisme au prochain chapitre, nous voudrions déjà souligner que ceci n’a rien à voir avec l’interprétation négative et péjorative de ce phénomène tel qu’on le voit très souvent traité dans les analyses du politique en Afrique (cf. supra).
Cf. Le bouc émissaire, Paris ,Grasset, 1982.
Weber (M), Économie et société, op. cit. , p. 43.
Freud (Julien) , Sociologie du conflit, Paris, P. U.F 1976; et sur deux catégories de la dynamique polémogène, Communication, 25, 1976, p. 108. Voir également Alain Cotta, pour ce qui concerne cette notion d’ennemie en théorie économique et à travers son article "Éléments pour une théorie des conflits", in Revue d'économie politique, 1977, n° 1, p. 70.
Certes, les élites politiques mobilisent des représentations riches en symboles dans leur quête du suffrage des citoyens. Mais, comme dans la conclusion de l'ouvrage de Denis Constant Martin, à juste titre, Christian Coulon met en relief le fait que les communautés identitaires ne soient pas la seule expression du verbe étatique, il nous semble qu'il faille élargir cette remarque qui nous paraît pertinente, à l'ensemble des élites. Cf. Coulon (Christian) , État et Identité inMartin (Denis C.) ; op. cit. , p. 285.
Bogumil (Jewsiewicki), "La mémoire", in Coulon (Christian) et Martin (Denis C.), Les Afriques politiques, Paris, La Découverte, 1991, p. 66.
Balandier (Georges), Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1992, p. 17.
Ikellé-Matiba (Jean), Cette Afrique-là, op. cit. , p. 114.
Ibid. , p. 115.
Laburthe-Tolra (P.), Les seigneurs de la forêt, op. cit. p. 311.
Dominik (Hans), Kamerun, Sechs Kriegs – und Friedensjahre in deutschen Tropen, cité par Laburthe-Tolra, op. cit. p. 309.
Ibid. p. 309.
Ibid., p. 310.
Martin (Denis Constant) ; "À la recherche des cultures politiques de quelques tendances de la politologie française", in Cahiers internationaux de sociologie, 87 , 1989, p. 238.
Martin (Denis Constant); "À la quête des OPNI, comment traiter l’invention du politique", in Revue française de science politique, 39 (6), 1989, p. 801.