Le caractère composite de la fête électorale qui découle de la description précédente du déroulement de cette modalité d’enrôlement électoral des populations, fait l'objet d'une reconnaissance implicite au sein du corpus polémique qui nourrit les opérations de disqualification des fêtes adverses depuis le rétablissement en 1991 du pluralisme politique.
Rappelons préalablement que cette réapparition de la polémique, sous forme écrite ou verbale dans le processus électoral depuis 1991, constitue un élément supplémentaire dans l’ensemble de ceux que nous essayons de mettre en lumière, qui donnent l’indication d’un changement politique se déroulant dans le pays.
Si cette polémique qui accompagne chaque fois les élections au Cameroun porte sur de nombreux sujets (l’échec de la partie adverse trahi par la désertion de ses meetings, l'ennui et l’absence d’intérêt des propos qui y sont tenus), pour ce qui concerne notre travail, il s'agira d’examiner les sujets qui se rapportent à la corruption et qui visent la sincérité des opérations électorales.
En effet, la fête rivale est toujours dénigrée, pour sa vénalité en général, qui se serait accentuée dans l’ensemble du pays depuis la ré-instauration des élections disputées : nombreux sont ceux qui déplorent l'omniprésence de l'argent dans la campagne électorale et celle de plusieurs autres biens privés offerts aux populations appelées à voter. Ces populations, estiment-on manifestent en retour un enthousiasme qui n'est en réalité que de commande ou de caractère artificiel.
La même polémique au moment des élections s’inscrit toujours dans une confrontation dont l’objet n’est pas seulement de combattre le discours politique de l’autre, mais également ses pratiques, dont on essaye de dévoiler l’intérêt caché, de disqualifier par des termes négatifs, provocateurs ou même injurieux. Ce faisant, on mélange l’argumentation théorique et l’attaque personnelle, on dénonce la position admise par l’adversaire comme un synonyme presque de tricherie, de fraude, de prévarication. En même temps on fait l’apologie de son propre discours et de ses propres pratiques destinées à mobiliser l’électorat en sa faveur.
Mais au-delà de cette polémique de caractère finalement politicien, 463 si l’on se fonde sur le contenu des différentes énonciations faites au sein même des fêtes électorales en regardant de près dans la pratique de distribution de biens privés en période électorale, il apparaît que celle-ci répond à une logique stratégique s'inscrivant dans un système d'interdépendance où les acteurs individuels et collectifs récupèrent et disposent des cadres cognitifs traditionnels et des ressources sociales qui sont "déjà là". Ainsi dans la culture traditionnelle Bëti par exemple, il est hors de question de convoquer du monde sans offrir à manger. Selon la perception que ces acteurs politiques se font donc de la situation, ils "jouent" dans l'espace public où ils sont rivaux ou alliés : rivaux parce qu'ils veulent chacun optimiser leurs intérêts, alliés parce qu'ils cherchent aussi à maintenir à la fois les conditions du "jeu" (le jeu électoral en l'occurrence) et de la situation en tant que produit agrégé et involontaire des phases précédentes de ce "jeu" dans le marché politique national.
La distribution de biens privés s'avère donc à la fois "un investissement à bon escient" dont le vote des bénéficiaires constitue une des retombées, et le service d'une dette, la dette communautaire, service auquel toutes les communautés infra-nationales soumettent ou astreignent chacun de leurs membres.
Pour le dire autrement en nous référant aux termes du débat entre protagonistes tout en considérant le même débat sur une base plutôt sociologique que polémique, cette pratique de la distribution de biens privés en période électorale au Cameroun s’avère moins une question d’incurie ou de "corruption" (comme on peut se permettre de le penser parce qu’il s’agit de l’Afrique), que celle d’une pratique reposant sur un idiome dominant : la pratique de la distribution des biens privés se déploie en réalité sur un terrain culturel traditionnel, un savoir commun, un éthos partagé. Elle repose sur un ensemble de valeurs reconnues et toujours prises en charge sinon par tous, mais du plus grand nombre. Ces valeurs accordent une place centrale à la redistribution et imposent devoirs et obligations qui sont conformes au statut auquel aspirent les postulants au suffrage électoral de ceux qui sont sollicités.
L'éthique de cette distribution a pour ressort intime, profondément intériorisé dans les habitus et leurs composants idéels et affectifs, un mécanisme, celui de la dette communautaire et la condamnation corrélative de l'individualisme que le discours des prestataires met âprement en avant afin de déterminer le comportement électoral des attributaires.
Et lorsque l’on questionne ce mécanisme de la dette communautaire à la lumière de la réalité contemporaine marquée par la crise économique, étant donné que cette crise implique des dynamiques tensionnelles, le constat que l’on fait montre sa remise en cause, et donc la problématisation et la précarisation des solidarités traditionnelles. Tout ceci se traduit finalement, non pas par la rupture des individus avec leurs appartenances et leurs identités communautaires d'origine (domestique, villageoise, clanique, tribale, religieuse), mais par des réaménagements de plus en plus sélectifs de cette logique sociale, la recomposition des liens communautaires, la multiplication des tentatives s'inscrivant dans des champs sociaux extra-communautaires ou de façon plus générale, l'ouverture à de nouveaux champs au sein desquels les individus s'individualisent ou sont de plus en plus interpellés en tant que tels.
L’emploi que nous faisons ici du mot" politicien " est dépourvu de toute nuance péjorative. Par" politicien ," nous qualifions comme dans les travaux du professeur Paul Bacot, tout ce qui se rapporte à la compétition pour les postes électifs publics.