2. – Autres interprétations socio-anthropologiques de la distribution de biens privés en campagne électorale : le vote comme un rapport d'investissement.

Dans un sens en effet, la logique de la dette qui fonde finalement la distribution de biens privés dans le cadre des opérations de campagne électorale, reflète selon une perspective matérialiste, l'argumentation de Mauss dans son Essai sur le don. 477

Analysant en effet les formes de l'échange "dans les sociétés primitives", Marcel Mauss fait observer que celui-ci y prend la forme d'un don apparemment pur et gratuit, mais qu'en réalité, quand on adopte un point de vue totalisant, on constate que ce don est toujours suivi d'un contre-don différé dans le temps, dont le caractère d'obligation impérative est manifeste.

En premier lieu, pour Marcel Mauss, dons et contre dons constituent un cycle ininterrompu, qui fait du don un phénomène social total (au sein des sociétés, d'une société à l'autre, l'échange des dons et contre-dons sanctionne des échanges économiques, matrimoniaux, cérémoniels, ainsi que les solidarités et les hiérarchies statutaires et politiques), si bien que s'y soustraire reviendrait à mettre en cause les fondements même de la vie sociale, ce qui explique le caractère obligatoire et sacré du don, auquel nul ne saurait se dérober à moins de se mettre hors-la-loi ou d'être voué à la déchéance sociale. Le don est donc un phénomène social total qui met en jeu l'ensemble de la vie sociale et en constitue le ressort le plus central ; son caractère d'obligation tient en ce que, littéralement, il oblige le donataire (je donne pour obliger l'autre à donner, car dès lors, il est bien mon "obligé" et s'il ne s'acquitte pas de cette obligation, il perd l'honneur ou reconnaît son infériorité sociale) ; le contre-don étant différé, le don initial peut être considéré comme une sorte d'investissement dont le rapport vient à terme. 

En second lieu, le don est "défi" : il implique une triple obligation, celle de donner, de recevoir et de rendre, éventuellement de rendre avec intérêts : quand le don prend une forme "agonistique" et que le donataire, désireux de rivaliser avec le donateur, fait de la surenchère pour lui faire perdre la face et le supplanter éventuellement dans la hiérarchie socio-politique.

En dernier lieu, enfin, l'une des conditions impératives du fonctionnement du cycle, c'est que le contre-don soit différé, car s'il suivait immédiatement le don initial, il n'instaurerait d'autre rapport que celui, éphémère, strictement utilitaire et contractuel, s'épuisant dans l'instant, n’induisant aucune obligation ultérieure, ce à quoi se réduit l'échange économique stricto sensu (le troc, par exemple). 478

Or si l'on retient ces trois généralisations anthropologiques, force est de constater que l'économie de ce don, dès lors que l'on fait abstraction de ses caractères les plus spectaculaires, les plus cérémoniels et les plus "enchantés", n'est pas autre chose, dans sa logique profonde, que cette économie du cycle ordinaire des prestations-redistributions et du cycle plus étalé dans le temps des avances-restitutions qui sont donc au cœur de la reproduction sociale. Or, à chercher la logique commune à ces trois formes sociales, il devient évident, qu'il s'agit là, en fait de trois formalités d'un même principe qui est encore celui de la dette.

En effet, si le don oblige, c'est que, ne pouvant (ou, dans les cas de figure plus complexes, ne le devant pas) être annulé d'un contre-don immédiat, il endette le donataire et le soumet à la domination (ne serait-ce que morale, symbolique et provisoire) du donateur (rappelons à ce sujet l'analyse de Mauss, selon laquelle il s'agit là d'une logique universelle : celui qui donne, provoque celui qui reçoit, le met dans l'obligation de rendre et affiche dans bien des cas sa supériorité sur lui). 479

Rapprochée à cette perspective anthropologique, la distribution des biens privés lors des opérations de mobilisation électorale au Cameroun se présente comme un placement social, une créance ou un investissement de rapport et le vote du citoyen à l'inverse, est conditionné par les prestations présentes certes, mais aussi les prestations passées ainsi que celles qui sont attendues des candidats au suffrage des électeurs.

Chez les anciens Bëti du Cameroun, cette distribution de biens privés s’apparente à l’instrument de prodigalité du riche qu’était le bilabà, d’après le compte rendu qu’en fait P. Laburthe-Tolra, qui précise que "‘l’essentiel de ce rituel est l’échange de produits rares offerts par l’homme riche (ou maintenant la femme riche) à perte, à son détriment, contre des produits locaux qui n’ont qu’une valeur symbolique’". 480 Autrement dit, "‘le plus fort ou le plus riche se doit d’exhiber sa richesse ou sa force en répondant par une surenchère au don de l’inférieur ; à ce titre, l’obtention d’une faveur de la part des invisibles repose sur l’espoir d’un profit pour les hommes, mais suppose toujours de la part de ces derniers un don au moins symbolique. Tout se paye dans cette société sans argent’". 481

Et si de nos jours, la distribution de biens privés consiste à la fois, pour les candidats aux élections, à payer cette dette plus ou moins généralisée et diffuse dont ils sont involontairement redevables envers leur communauté d'origine, c'est aussi d'abord et peut-être surtout, en ce qui les concerne, refaire à leur compte le même calcul rationnel depuis le commencement du monde qui consiste en ce que donner c'est aussi se créer un réseau diversifié d'obligés endettés qui devront à leur tour payer leur part de la dette, mais cette fois sous la forme d’un suffrage favorable à leur créancier.

Sous une autre perspective que nous inspirent à présent le concept de rituel emprunté aux anthropologues 482 et les remarques d'Émile Durkheim sur la mise en relation du profane et du sacré dans les sociétés traditionnelles, rien n’empêche de penser les biens distribués aux populations camerounaises dans le cadre des opérations électorales comme un investissement ou comme des offrandes pour s’attirer la bienveillance des puissances invisibles. Partant en effet du fait que dans cette société nul ne croit à la possibilité de relations de gratuité avec l’invisible, les dons apparents ne sont que des prêts déguisés que régit la règle du do ut des ou du da ut dem, même si les considérations de prestige rectifient dans un sens commutatif les exigences de la justice distributive : le plus pauvre donne moins, le plus riche donne davantage (cf. supra). "‘De ce point de vue, la redistribution des biens et leur consommation ostentatoire (…), jouent auprès de la communauté visible le même rôle pacifiant que les sacrifices rituels offerts à l’invisible. Il s’agit toujours de souscrire une assurance ou d’en acquitter le rappel – étant bien entendu que cet aspect essentiel ne prétend pas épuiser toutes les significations possibles du sacrifice’ ". 483

En effet, à partir de l’analyse précédente du processus d’appel au vote, il nous paraît légitime de pouvoir établir une articulation directe entre la fête électorale et la liturgie religieuse, en envisageant la religion ici comme la constatation de la sacralité du lien social – ce qu’exprime d’ailleurs son étymologie : religare, "relier" – et manifestation d’une communion immédiate, vécue collectivement entre les hommes dans ce lien social.

Ainsi comme la cérémonie religieuse, la fête électorale et les élections en général, s'inscrivent dans une temporalité particulière. Les danses qui interviennent au cours de cette manifestation électorale, comme on l’a vu, sont aussi l'un des aspects de la pratique religieuse : tout rituel se manifeste par les danses. À ces deux premiers éléments de rapprochement, qui permettent, sinon d'assimiler la fête électorale précédemment décrite à un rituel religieux, du moins d'admettre qu'elle en dérive en partie, s'ajoute ce que le pouvoir et ceux qui l'exercent appartiennent à un univers particulier dans lequel n'entre pas le simple citoyen ; cet univers comporte des traits essentiels du sacré (ce qui est interdit, séparé : de nombreuses marques sensibles, de la spécificité des lieux d'exercice du pouvoir aux uniformes, définissent ainsi les limites de ce monde des gouvernants). Or, comme dans le champ religieux, l'accès à la sphère du sacré pour le citoyen ordinaire, n'est possible qu'à des moments particuliers et à travers des opérations bien définies. C'est précisément une fonction du rite, et le vote, en commençant donc par la fête électorale comme entrée en cérémonie, en reproduit, sur ce point, fidèlement les traits.

Si la vie quotidienne maintient donc le citoyen à distance du pouvoir et le place en relation d'altérité, le moment des élections au contraire, autorise un contact, qui n'est pas possible, selon une première remarque de Durkheim, "‘sans que le profane perde ses caractères spécifiques, sans qu'il devienne lui-même sacré en quelque mesure et à quelque degré’". 484

Ainsi le rite religieux situe le fidèle dans la dépendance de la divinité tandis que le Vote met formellement au moins, le gouvernement dans la dépendance du citoyen, puisque l'objet de ce Vote consiste théoriquement à choisir un futur gouvernement et que chaque élection est un jugement porté sur la performance de l’équipe sortante.

En adaptant à notre démonstration cette seconde mise en garde d'Émile Durkheim, il y a lieu de pouvoir dire que : "‘s'il est vrai que l'homme (l'élu ou le candidat prétendant au suffrage des électeurs) dépend de ses dieux (ces électeurs), la dépendance est réciproque. Les dieux, eux aussi ont besoin de l'homme ; sans les offrandes et les sacrifices (c'est-à-dire ici les différents biens privés offerts ou distribués aux populations appelées à voter) ils mourraient’". 485 Aussi, cette dialectique de la dépendance réciproque, qui se traduit dans notre réflexion par l'éthos de la dette, rapproche plus qu'elle ne les sépare le rapport du citoyen-électeur au pouvoir de celui du fidèle à sa divinité.

Notes
477.

Mauss (Marcel), Essai sur le don, op. cit.

478.

C’est qu’en réalité le don est bien une forme de l'échange utilitariste. Mais comme nous le fait observer Pierre Bourdieu, il est essentiel à son fonctionnement que cet aspect soit dénié, ce qui revient à dire que l'échange y relève d'une logique de la fétichisation, autrement dit de l'enchantement de l'économie, ici marquée sous la logique de l'honneur. Celle-ci a donc notamment pour fonction, tout se passant devant le tribunal de l'opinion publique, de renforcer le caractère obligatoire du cycle du don. Mais bien entendu, comme le souligne C. Lévi-Strauss, il y a plus dans l'échange que les choses échangées : il y a la relation d'échange elle-même, qui peut être la raison d'être essentielle de l'échange.

479.

Cette analyse reste bien sûr pertinente quand le cycle est ouvert sur l’initiative d'un inférieur : en ce cas, le don est appel à contre-don et le supérieur ne s'y trompe pas, qui se sent obligé, sous peine de déchoir aux yeux d'autrui ou à ses propres yeux. En ce cas cependant, la relation hiérarchique qui préexiste au cycle donne son sens véritable au don initial : demande d'assistance, de protection ou acte d'allégeance, il sera nécessairement suivi d'un contre-don d'une valeur réelle ou symbolique plus importante qui maintiendra le donateur initial dans un statut d'obligé : d'endetté.

480.

Laburthe-Tolra (P.), Les seigneurs de la forêt, op. cit., p. 360.

481.

Laburthe-Tolra (P.), Initiations et sociétés secrètes au Cameroun, op. cit. p. 304.

482.

Cf. Foucault (M.), L’ordre du discours, op. cit.

483.

Laburthe-Tolra (P.), Initiations et société secrètes au Cameroun, essai sur la religion bëti, op. cit., p.13.

484.

Durkheim (Émile), Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, P.U.F., 1968, pp 55-56.

485.

ibid., pp. 52-53.