B.– L'IDÉO-LOGIQUE COMMUNAUTAIRE 486 OU LA STIGMATISATION DE L'INDIVIDUALISME.

Si nous pouvons donc maintenant affirmer, en nous fondant sur les interpellations identitaires mises en lumière dans la logique rhétorique des discours de mobilisation électorale, et sur la pratique également soulignée de la distribution de biens privés aux populations à l'occasion des élections, que le vote des citoyens au Cameroun est déterminé par une logique, celle de la dette communautaire ou dette de solidarité, sans prétendre que cette logique est la seule, ni qu’elle constitue un principe de surdétermination ou une explication globale, il conviendrait dès lors, afin de mieux asseoir ce constat, que nous rendions compte de cette logique qui nous semble fondamentalement caractérisée par un dispositif essentiel : la conjuration de l'individualisme et la prohibition de toute idée d'autonomie du sujet communautaire.

Ce faisant, après la logique stratégique quelque peu abordée au travers de l'analyse de la distribution des biens privés aux populations appelées à voter, nous pourrons aussi saisir l'autre logique, celle de l'intégration cette fois, qui fonde également l'électoralisation des populations et se trouve "déterminée" par la socialisation communautaire des individus. En le faisant, il s’agit de poursuivre notre réflexion dans un cheminement qui épouse le raisonnement de la sociologie classique auquel il n'y a aucune raison de renoncer et selon lequel, les acteurs ne sont intégrés que par leur socialisation. Or l'action constitue l'accomplissement du "programme" de cette socialisation. L'explication sociologique consistera dès lors à remonter des conduites observées vers les systèmes d'intégration qui les engendrent, systèmes conçus comme des ordres culturels et sociaux fixant les "contraintes" au sens où l'entend Émile Durkheim.

Mais, avant d'envisager l'idéo-logique communautaire en tant que dimension dans laquelle s’élabore les symboles par lesquels l’individu résume son inscription dans le monde, et afin de montrer comment la logique de la dette s’y présente comme un processus opposé à l'individualisme, il nous paraît opportun et même nécessaire de faire non pas le tour, mais un rapide détour préalable par les analyses classiques des auteurs de référence qui sont les nôtres dans cette partie de notre travail (Dumont, Durkheim, Elias). Le but est de dégager, de clarifier ou de préciser quelques contours des notions qui sont liées au concept d’individualisation. L’objectif consiste à prendre connaissance de la façon dont ce concept est abordé, communément si possible, par ces auteurs, sans que ne soient nécessairement discutées leurs divergences de point de vue. Précisons préalablement qu’il n’est pas question ici de se livrer à la découverte exhaustive de ces auteurs en exposant leurs thèses. Il ne s’agit en quelque sorte ici que de baliser le terrain conceptuel ou notionnel sur lequel nous comptons évoluer. Bien entendu, les constructions théoriques de ces auteurs sont celles qui nous paraissent les mieux résumer en sociologie, le panorama des options d'analyse qui partagent la même affirmation d'une place centrale, déterminante, du procès d'individualisation dans le changement social et s'attachent à montrer les phénomènes de séparation et d'autonomisation des sujets, le développement des médiations qui les placent en positions individualisées, les rapports entre caractéristiques inaliénables de ces sujets et caractéristiques acquises et transmissibles socialement.

Notes
486.

En empruntant ce terme à Marc Augé, nous voudrions en faire usage pour désigner ce que l’on pourrait autrement appeler l’imaginaire socio-politique traditionnel, sans que cet imaginaire puisse constituer un principe de surdétermination ni même une explication globale des phénomènes que nous voudrions appréhender. Cf. Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort, Paris, Flammarion, 1977.