1. – L’individualisation en questions : un détour rapide par les analyses classiques du procès d’individualisation en sociologie.

Avec Georges Simmel, la notion d’individualisation se présente comme étant le "‘détachement intérieur et extérieur de l’être par rapport aux formes communes’", 487 qui commence à la Renaissance et affranchit progressivement l’individu des "formes communautaires" que caractérisait la "jalousie de la totalité à l’égard du particulier" ; 488 cette évolution ayant culminé dans la grande ville moderne, avec les deux dimensions, de l’individualisation : "‘l’indépendance individuelle et l’élaboration de la différence personnelle’". 489 En général, l’individualisation se trouve ainsi préfigurée, de manière plus ou moins implicite, dans les différentes variantes de l’opposition paradigmatique entre communauté et société.

Structurée par la comparaison d’ensembles sociétaux vastes (en l’occurrence la société indienne puis "l’univers occidental" ou les sociétés modernes), la thèse d’ensemble de Louis Dumont affirme quant à elle que l’individualisme caractérise un type de société qu’il appelle "modernes" et qui valorise l’individu et l’égalité, alors que les sociétés dites "traditionnelles" mettent l’accent sur le tout social. Elles sont holistes, 490 et hiérarchiques. Ces sociétés dites "modernes" n’utilisent pas comme principe d’ordre la hiérarchie mais l’égalité, parfois en conjonction avec la liberté. Cependant y persistent des résidus de la hiérarchie propre aux sociétés "traditionnelles" sous la forme des inégalités et de l’idéologie holiste : le totalitarisme est ainsi une "‘tentative, dans une société où l’individualisme est profondément enraciné et prédominant, de le subordonner à la primauté de la société comme totalité’". 491 Entre ces deux types de sociétés, "modernes" d’une part, et "traditionnelles", de l’autre part, apparaît une forte opposition : holisme/individualisme et hiérarchie/égalité.

Pour Dumont en effet, l’individualisme est bien moderne, l’individualisation est bien un processus qui se confond avec la modernisation, mais il est lent, progressif, et différent de celui que Durkheim isole : l’individu est promu dans les valeurs des sociétés modernes par degrés successifs dans lesquels se transforme la configuration sociale : les champs du religieux, du politique et de l’économique, au départ confondus se séparent et s’autonomisent peu à peu, de telle sorte que, la modernité ne se réalise qu’avec le sujet politique (le citoyen) et l’acteur économique individuel.

Durkheim pour sa part oppose en effet "les sociétés à solidarité mécanique" fondées sur la ressemblance sur la faiblesse des différenciations individuelles et sur la prégnance de la "conscience collective" aux sociétés à "solidarité organique", fondées sur la "division du travail social", laquelle postule et détermine à la fois l’individualisation de la personne. Dans les premières en effet, "les forces impersonnelles qui se dégagent de la collectivité", 492 les croyances et les principes spirituels qui servent "d’âme à la collectivité", 493 les "idées générales" que la religion grave dans les esprits, "‘les opérations mentales que ces idées supposent, les croyances et les sentiments qui sont à la base de [la] vie morale’", 494 dans la mesure où elles émanent d’une structure de type "segmentaire" (composée par la juxtaposition répétitive d’unités sociales de petite taille, à très faible différenciation interne et elles-mêmes organisées selon des schèmes structurels et fonctionnels identiques faisant de chacune d’elles la réplique structurale de toutes les autres), instaurent nécessairement des "états collectifs de conscience", 495 qui s’érigent en une véritable "conscience commune" mieux, en une "communauté de croyances et de sentiments" constitutive d’une "conscience collective" unique, exclusive et unanimiste, qui submerge et envahit les personnalités individuelles, comme peut le faire tout système symbolique sans contrepoint dissonant.

La solidarité mécanique, qui est donc fondée sur ces "‘ressemblances", "implique que les individus se ressemblent’", 496 et cela est d’autant mieux assuré que, d’une part, dans une société "‘divisée en compartiments assez petits et qui enveloppent complètement l’individu’", 497 le contrôle social est rigoureux, et que, d’autre part, dans l’ordre de la diachronie, identité structurale et homogénéité sociale induisent une temporalité elle-même segmentaire et répétitive : ainsi, "‘ce qui fait la force des états collectifs, ce n’est pas seulement qu’ils sont communs à la génération présente, mais c’est surtout qu’ils sont, pour la plupart, un legs des générations antérieures’", 498 si bien que l’autorité de la conscience collective est aussi "faite en grande partie de l’autorité de la tradition", 499 ici d’autant plus forte qu’elle a "‘son expression matérielle dans le contact continu des générations successives’". 500 En bref, la structure de type segmentaire "‘permet à la société d’enserrer de plus près l’individu, le tient plus fortement attaché à son milieu domestique et, par conséquent, aux traditions’ " : "‘la personnalité individuelle [y] est absorbée dans la personnalité collective.’ ‘ 501 ’ ‘ En fin de compte, "l’individu ne s’appartient pas (…) ; c’est littéralement une chose dont dispose la société’". 502

Pour Durkheim, l’évolution nécessaire des sociétés va donc dans le sens des "‘progrès de la division du travail et de la civilisation’" : la cause déterminante en réside dans l’augmentation du volume et de la densité des établissements humains, 503 ce qui entraîne la compétition et la lutte, qui sont elles-mêmes à la source d’une spécialisation et d’une rationalisation croissante des fonctions, lesquelles impliquent à leur tour l’indétermination des statuts et des tâches, la souplesse et la flexibilité des rôles et des conduites, le développement des différenciations sociales, des inégalités, et des différences individuelles dans des sens de plus en plus divergents, l’émergence d’une "‘multitude de morales et de droits professionnels’" 504 (Max Weber parlera à ce propos de "polythéisme des valeurs"), le développement de la rationalité et de la logique au détriment de la religion, 505 en bref, le déclin des "ressemblances" et de la "conscience commune".

Certes, tous ces traits de civilisation sont porteurs "d’anomie", ces "‘ruptures partielles de la solidarité organique’", 506 qui procèdent des désajustements entre fonctions sociales, du déclin inévitable"‘des sentiments communs qui n’ont plus la même force pour retenir (…) l’individu attaché au groupe’", si bien que les tendances subversives, n’ayant plus le même contrepoids se font jour plus facilement". 507 Mais, ce danger d’anomie est contenu spontanément car, si l’individu n’est plus socialisé par la "similitude des consciences", il l’est d’une autre manière par la division du travail, "‘parce que, tout en ayant une physionomie et une activité personnelles qui le distinguent des autres, il dépend d’eux dans la mesure même où il s’en distingue, et par conséquent de la société qui résulte de leur union’". 508 Autrement dit, la division du travail nécessite l’interdépendance et la coopération, telles qu’elles s’expriment dans une solidarité de type contractuel.

L’intérêt de cette formulation Durkheimienne ici brièvement rappelée, est qu’elle nous paraît plus nuancée par rapport à l’alternative où nous enferme d’emblée Louis Dumont, quand il oppose donc deux types humains antinomiques, correspondant à deux types de sociétés, elles-mêmes antinomiques : l’homo hiérarchicus des sociétés "hostiles" qui pensent l’individu (empirique) comme le point d’intersection ouvert des relations hiérarchiques qui le subordonnent à la totalité sociale et l’homo aequalis des sociétés "individualistes", qui pensent l’individu comme une entité (subjectivement) close et comme une valeur éminente au service de laquelle la société est idéologiquement subordonnée. 509

Certes, Durkheim trace les contours d’une opposition analogue, notamment quand il oppose la société à solidarité par ressemblance ou "l’individu est absorbé dans le groupe", "ne s’appartient pas", "est littéralement une chose dont dispose la société", "où la conscience de l’individu est envahie par la conscience collective" et les sociétés à solidarité par spécialisation et différenciation, où "‘l’effacement du type segmentaire, en même temps qu’il nécessite une plus grande spécialisation, dégage partiellement la conscience individuelle du milieu organique qui la supporte comme du milieu social qui l’enveloppe" et où "par suite de cette double émancipation, l’individu devient davantage un facteur indépendant de sa propre conduite’". 510 Et c’est bien là, en effet, une opposition qui préfigure celle qu’établira Louis Dumont entre holisme et individualisme, 511 et que, pour sa part, Durkheim résume aussi par le couple alternative/égoïsme que l’on pourrait traduire par l’opposition entre dépendance ou aliénation sociale, et indépendance ou auto-affirmation individuelle.

Mais précisément, en nous évitant l’enfermement dans une typologie structuraliste trop rigide et, à parler d’altruisme et d’égoïsme, il devient évident que ce sont là deux invariants universels : "‘ces deux ressorts de la conduite se sont trouvés présents dès le début de toutes les consciences humaines’". 512 En conséquence, ces deux "ressorts" doivent se trouver partout, même si le second prend le pas sur le premier en raison de l’affaiblissement des solidarités de type segmentaire. Pour autant, l’individualisme n’en est pas moins présent, pour ainsi dire de toute éternité sociale, comme invariant de la condition humaine, ainsi que le souligne donc Durkheim : "‘l’individualisme, la libre-pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la Réforme ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des théocraties orientales. C’est un phénomène qui ne commence nulle part mais qui se développe, sans s’arrêter, tout au long de l’histoire’". 513

Il reste encore qu’avec Dumont, nous "héritons" d’une distinction à prendre en considération entre individuation et individualisation : en opposant sociétés modernes, qui "valorisent en premier lieu l’être humain individuel, considérant que chaque homme est une incarnation de l’humanité tout entière", 514 et les sociétés traditionnelles où l’individu n’est pas une valeur, mais se trouve au contraire soumis, évidemment sacrifié au principe hiérarchique qui organise la solidarité communautaire au sein de laquelle il n’est qu’une sorte de rouage instrumentalisé, ayant à y remplir la fonction et à y tenir la place qui lui sont assignées. Mais ceci ne signifie pas que dans l’analyse de Louis Dumont il n’y ait pas, dans toutes les sociétés, reconnaissance de l’être humain isolé", mais que toutes les sociétés ne le valorisent pas, n’en font pas le siège éminent de la valeur.

Pour Louis Dumont en effet, dans les sociétés traditionnelles ou sociétés de type holiste, des processus d'individuation sont à l'œuvre et y sont aussi indispensables qu'ailleurs, ne serait-ce que pour reconnaître ou produire des individualités fortes, nécessaires à l'organisation hiérarchique, ne serait-ce que pour identifier ces individualités potentiellement ou actuellement subversives. Ces sociétés produisent donc elles aussi de la différenciation individuelle et pas seulement des différences statutaires. Les processus d'individualisation de la personne – de production, de reconnaissance et d'utilisation des différences spécifiquement individuelles (interprétées en termes d'attributs, de dons et de dispositions caractérielles par exemple) – n'y sont pas moins présents et fondent, là comme ailleurs, l'aperception de chacun comme individu : comme une personne concrète, reconnue dans son unité (la cohérence de son comportement même si celle-ci fait l'objet d'une relecture et de réévaluations continues à la lumière de l'événement et de son interprétation) et dans son unicité (même si celle-ci est surtout pensée comme relationnelle et relative, l'unicité d'un individu procédant d'abord – mais pas exclusivement – de l'unicité de sa position généalogique, des circonstances et du rang de sa naissance et des événements venant révéler ou modifier, tout au long de son existence, certains de ses attributs particuliers).

L'individuation de la personnalité en tant que réalité effective et même en tant que réalité promue, parce qu'elle est nécessaire au fonctionnement de tout système social, d'une part, et l'individualisme en tant que virtualité omniprésente, universelle, de la condition humaine et menace potentielle permanente pour la cohésion sociale, d’autre part, sont donc des réalités distinctes et non ignorées dans les sociétés de type holiste. Le rapport que l'on peut établir entre ces deux données immédiates de toute forme de vie sociale est que la première (l'individuation) constitue l'inévitable virtualité corollaire de la seconde (l'individualisme).

Finalement, ce qui est à retenir au plan général c'est l'idée qu'avant d'être une valeur (l'individualisme au sens que Louis Dumont donne à ce terme : l'idéologie valorisant l'individu comme être moral, indépendant, autonome, essentiellement non social, et lui subordonnant la totalité sociale), l'individu est une construction sociale – historique de fait, dont le même auteur montre bien qu'avant d'avoir été consciemment assumée comme valeur et comme idéologie, 515 elle relève d'une très longue généalogie dans l'histoire de l'Occident.

En d'autres termes, il faut distinguer entre l'individu comme réalité empirique concrète, universellement reconnue par toutes les sociétés, et l'individu comme valeur et valeur éminente qui caractérise en propre la modernité occidentale depuis la Révolution française. 516 Et Louis Dumont analyse cette longue généalogie jusqu'à l'avènement des Droits de l'homme, depuis la figure du renonçant indien en passant par la raison grecque, le christianisme, la Cité de Dieu, la Réforme et les philosophies du contrat.

Tout le monde sait ce qu'est un individu et ce qu'est une société. C'est par cette affirmation qui, bien qu'elle en ait l'air, n'est pas un simple truisme, que Norbert Elias ouvre quant à lui, La société des individus, partie de son œuvre centrée sur le "procès de la civilisation" européenne, examiné sous ses deux angles sociologique et historique : 517 l'individu est l'être humain isolé "existant véritablement en soi" ; la société est la réunion d’une multitude d’individus.

Pour Elias en effet, la pensée commune considère qu’il y a une contradiction profonde entre les besoins et penchants personnels et les exigences de la vie sociale. Dans ce hiatus de notre vie réside le hiatus de notre pensée précise-t-il : la vérité doit être d’un côté ou de l’autre, d’où la violence des affrontements entre les partisans de l’individu et les partisans de la société, comme finalité de notre existence. Notre mode de pensée nous interdit de saisir les deux en même temps. La charge affective, émotionnelle, fantasmatique des termes individu et société (ou individualisme et collectivisme) varie d’ailleurs selon les groupes sociaux : ceux où persiste un dévouement ou une obéissance aux groupes antérieurs à l’individualisation (la famille, le clan, la race) considèrent les valeurs et les conduites individualistes comme une "traîtrise" : ils forment le "camp" de la société. D’autres associent ces mêmes valeurs à la fierté d’une position indépendante dans la société, à la libération de la capacité créatrice : c’est la société qui entrave l’épanouissement de la personnalité, sa liberté : ils forment le "camp" de l’individu. Les deux termes sont donc chargés de valence positive ou négative, qui ensemble renvoient à un clivage moral, voire à des tensions entre groupes au sein d’une même société.

Comment sortir de cette alternative ? Pour Elias, il y a tout d'abord de bonnes raisons pour le faire car, même si l’ensemble social ne semble pas harmonieux (il connaît tensions et conflits), chaque individu "isolé" est en permanence tourné vers les autres comme le montre l’exemple de la foule : des individus apparemment étrangers les uns aux autres, s’inscrivent en fait par ailleurs dans un réseau d’échanges et de dépendances qui font leur marque personnelle puisque chacun est individualisé par ses profession, fonction, famille, résidence, etc. Tout individu s’inscrit dans un ordre invisible qui ne lui offre en fait qu’un choix restreint entre les multiples comportements et fonctions possibles, choix non modifiable par décision personnelle : les individus constituent des nœuds de fonctions interdépendantes. De cette constatation naît une définition plus précise de la société : elle est l’ensemble des fonctions que les hommes remplissent les uns par rapport aux autres. Les lois des sociétés sont des lois régissant les rapports entre individus. L’individu est donc un être relationnel, constitué par l’ensemble de ses fonctions, c’est-à-dire de ses relations aux autres.

Dans le troisième essai de La société des individus, Norbert Elias enrichit cette première définition : dans toute société, écrit-il, l’homme se construit (par l’éducation, la vie sociale) autour d’une conscience de soi, de son être propre, de son "identité du je", et autour d’une conscience de ses déterminations relationnelles, de son ou de ses appartenances sociales : son "identité du nous". Mais l’évolution d’ensemble de l’humanité, et en tout cas celle des sociétés occidentales, montre un passage progressif d’une accentuation de l’identité du "nous" à une accentuation de l’identité du "je". Il est à remarquer que le point de vue est ici identique à celui de Dumont (opposition holisme/individualisme), mais aussi à celui de Durkheim, lorsqu’il examine l’émergence de l’égoïsme à partir de l’altruisme. C’est cette modification historique, cette transformation de l’équilibre "nous-je", ce déplacement qui constitue pour Elias le "procès de la civilisation".

Ainsi, "‘le comportement qu’adoptent les individus est toujours déterminé par des relations anciennes ou présentes avec les autres (...). Ils sont liés à la société par les dispositions les plus élémentaires de leur nature’". 518

Par ailleurs, Norbert Elias montre que la relation sociale est éminemment constructrice : l'adulte est le produit de l'enfant, c'est-à-dire de la socialisation et de l’éducation, systèmes de relations à autrui constitutives de l'être humain "civilisé". Cette fabrication de la personne, de ses caractères spécifiques (langue, milieu, "personnalité"), ce procès d'individualisation, est un processus relationnel ; ce qui produit l'individu, c'est l'interprétation des individualités : chaque partenaire modifie l'autre et est modifié par lui. L'individu est donc le résultat de la socialisation, le produit de la société.

Pour Norbert Elias en effet, la socialisation consiste essentiellement en une orientation des pulsions "naturelles" vers l'échange social. La socialisation est à la fois adaptation de l'individu au choix entre plusieurs fonctions lorsque la division du travail les multiplie, et apprentissage de l'autocontrôle : plus le contrôle est interne dans une société, plus l'inhibition des pulsions est intégrée dans la structure du moi, plus le surmoi est puissant et stable, et donc capable d'adaptation. Dans les sociétés complexes d'aujourd'hui, affirme Elias, l'éducation consiste en une séparation de l'enfant et de l'adulte, une mise à l'écart dans des "enclaves de la jeunesse" qui n'ont plus de rapport avec la maturation physiologique du passé où l'élève était comme son maître, orienté vers une seule fonction, sur le même axe hiérarchique mais au plus bas degré. La rupture entre jeunesse et champs spécialisés de l'adulte est donc aujourd'hui radicale et, pour apprendre à s'insérer dans une ou quelques fonctions (parmi une multitude), il est nécessaire de réprimer et trahir sa vérité intérieure pulsionnelle. Si la conscience individuelle actuelle considère que le moi est seul et intérieur, que les autres moi lui sont extérieurs et que les relations avec les autres sont "‘comme un costume porté extérieurement’", c'est parce que la socialisation vise l'autocontrôle des pulsions, désirs (du "çà" du freudisme) et leur répression (par le surmoi). 519

La structure de la personnalité "moderne" qui en résulte est ainsi caractérisée par deux traits centraux : le sentiment d'une intériorité qui préexisterait aux relations avec l'extérieur et celui de la "contradiction interne" entre pulsions désirantes et leur répression. "‘Plus les forces naturelles du corps sont actives, moins les hommes diffèrent dans leur comportement ; plus ces forces sont soumises à un contrôle multiple et omniprésent dans la vie collective, plus elles sont contenues, détournées et transformées, plus les différences s'accentuent entre les individus dans leurs comportements leurs sensations, leurs pensées, leurs objectifs, leurs physionomies…, plus ils s'individualisent’". 520 L'individualisation est donc aussi différenciation. Et l'on peut conclure aussi que, paradoxalement, l'accroissement de la liberté de choix varie avec le renforcement de la répression des instincts et des pulsions de l'autocensure. Émile Durkheim défend une thèse proche, lorsqu'il affirme que les progrès de la conscience dépendent du recul de l'instinct, celui-ci étant défini comme tradition inscrite dans l'organisme.

Examinant par la suite, la relation individu/société dans l'histoire des sociétés, Norbert Elias note que toute modification dans la société ou dans la relation société/environnement est répercutée dans le modelage des commandes individuelles par la socialisation. Et ce d'autant plus fortement que la société fonctionne sur le modèle individualiste, qui est donc apparu progressivement et s'est ensuite amplifié.

La transformation sociale n'est centrée ni dans l'individu ni dans la société : l'individualisation n'est pas prédéterminée et éternelle (naturelle et intérieure), elle est le produit d'une adaptation individuelle à une situation sociale de diversification des fonctions et d'instauration d'une concurrence par l'occupation de ces fonctions. Les marges d'initiative sont cependant variables selon les groupes. Si elles sont nulles, la seule forme d'expression de la liberté peut-être alors l'évasion ou la délinquance.

Là encore, cette analyse n'est pas sans rappeler celle de Durkheim lorsqu'il oppose des insertions anomiques et harmonieuses dans la division du travail social. 521 Le mouvement de l'histoire (et celui de la construction réciproque de l'individu et de la société) alterne diversification, multiplication des fonctions (donc approfondissement de l'individualisation et de la censure des affects) puis constitution de monopoles sociaux, réduction de la concurrence et tensions nouvelles.

Mouvement de la société et mouvement de l'individualisation se déterminent donc réciproquement : c'est leur relation qui est première.

L'histoire est la constitution de formes sociales toujours plus complexes, vaste et différenciées ; elle s'accompagne d'une modification des rapports entre individu et société, mais aussi de la conscience de soi individuelle, de la relation à soi, que certains philosophes désignent par le terme d'ipséité. De ce point de vue, deux procès s'articulent : un élargissement du cadre social où la personne est intégrée, socialisée et qui lui donne un cadre d'identification déterminant son "identité du nous" : hordes, clans, tribus, États et aujourd'hui unités encore plus vastes et complexes de son "identité du je". À chaque moment, dans chaque société, un équilibre spécifique entre cette "identité du je" et l’"identité du nous" s'établit.

De ce qui précède finalement, l'on peut dire que les systèmes théoriques de Dumont d'une part, et d'Elias de l'autre part, apportent une relative confirmation au modèle durkheimien précédemment examiné : le procès d'individualisation se poursuit inexorablement et s'accentue avec la même condition d'affaiblissement de la communauté.

Si nous partons de la définition de l'individu, sur ce point, Durkheim est bien suivi : l'individu n'est pas le produit exclusif de lui-même, d'une décision autonome d'autoproduction. Durkheim fonde cette certitude sur le bon sens : une telle décision suppose l'individu déjà constitué. Il faut donc deux sources à l'individualisation : extérieure d'abord, sous la forme des conditions sociales de possibilité de cette auto-affirmation, intérieure aussi, sous la forme du travail réflexif de la conscience sur soi. C'est Norbert Elias qui nous semble ensuite élucider cette dualité de la source, en montrant la nécessite de la construction de l’individualité dans le rapport social, dans la socialisation intériorisée par l'auto-répression des pulsions. La restriction de l'individu à une substance autonome, non relationnelle est culturelle, propre au sens commun des sociétés modernes. Ainsi donc, la principale thèse durkheimienne est vérifiée : "‘la société ne trouve pas toutes faites dans les consciences les bases sur lesquelles elle repose : elle se les fait à elle-même’". 522

De la confrontation des analyses de Durkheim, de Dumont et d’Elias, il découle donc que l’individu est un objet relationnel. Ces trois systèmes théoriques que nous venons succinctement d’examiner permettent d’avancer qu’il faut admettre au moins trois "partenaires" ou trois relations distinctes : la relation avec soi-même d’abord, puisqu’il n’y a pas d’individualisation sans travail du sujet sur lui-même ("égoïsme", "conscience réfléchie", "gouffre intérieur"), c’est ce que l’on désigne par le terme d’ipséité. La relation avec l’autre ensuite, mais l’autre en tant qu’identique à soi, provenant du même ancêtre (réel ou fictif) et donc fait du même sang, membre du même segment ("altruisme" fusionnel de Durkheim), que l’on désigne comme relation d’identité, relation fondatrice et propre à la communauté. Enfin, la relation à l’autre comme différent, non-parent, étranger à son segment, avec lequel peut se nouer une relation volontaire de coopération ou de conflit dans une société complexe où la différence, l’interdépendance cimentent plus que la ressemblance, que l’on propose de désigner comme relation d’altérité. Ces trois relations sont tout aussi constitutives de l’individu que de la vie sociale ; s’il y a primauté du social sur l’individuel, c’est parce que du premier dépend la proportion de ces relations dans l’individu et dans la société.

La relation d’identité, qu’elle soit réelle ou symbolique, serait constitutive de l’"ethnie", celle d’altérité et d’ipséité fonderait la nation. Cette distinction permet de reformuler la théorie de Durkheim qui nous intéresse ici : constituée de l’ensemble des transformations qui font passer les sociétés d’une morphologie segmentaire à une morphologie différenciée, la modernisation substituerait à la prédominance de la relation d'identité le renforcement conjoint et réciproque des relations d'ipséité et d'altérité. Elle produit donc un déplacement du lien social dont dépend la constitution de l'individualité vers d'autres partenaires : soi et un collectif d'une autre nature que la communauté, en l'occurrence moins la société ou l'État que la nation.

La pertinence de cette distinction apparaît plus clairement en considérant la définition de la nation proposée par Dominique Schnapper comme "communauté des citoyens". 523 Pour cet auteur en effet, la nation n'est pas l'ethnie, ce "‘groupe d'hommes qui se vivent comme les héritiers d'une communauté historique et culturelle (souvent formulée en termes d'ascendance commune) et partagent la volonté de la maintenir’", 524 pour une première raison : "‘les ethnies ne disposent pas d'une organisation politique autonome. Dès lors, ce n'est pas le nombre ou toutes autres caractéristiques objectives qui opposent l'ethnie à la nation, mais la nature du lien qui unit les hommes’". 525 L'État, non plus, ne permet de caractériser la nation, bien qu'il en soit la forme politique propre, sans lequel elle ne peut exister puisqu'il est la condition de sa cohésion interne et de sa reconnaissance extérieure. Selon Dominique Schnapper, entre "‘l'ethnie et l'État, il faut faire sa place à la nation’". Celle-ci est "la forme politique de l'âge démocratique contemporain" et "‘ce qui est une condition nécessaire de l'existence de la nation, c'est que les citoyens partagent l'idée qu'il existe un domaine politique indépendant des intérêts particuliers et qu'ils doivent respecter les règles de son fonctionnement’". 526 La nation (démocratique) moderne (la société différenciée d'Émile Durkheim) ne peut reposer que sur une forme de lien social, de rapport interindividuel : l'altérité, l'association des différences. Car, "‘la notion même de nation ethnique est contradictoire dans les termes. C'est l'effort d'arrachement aux identités et aux appartenances vécues comme naturelles par l'abstraction de la citoyenneté qui caractérise en propre le projet national’". 527

Au terme de ce survol rapide des analyses classiques proposées en sociologie, sans doute faut-il conclure que la figure de l'individu est un produit de la modernité culturelle et de la complexité "fonctionnelle" attachées à l'idée de société. Elle s'oppose à celle de l'homme de la communauté qui serait entièrement subordonné aux croyances collectives, aux codes culturels ritualisés, au contrôle du groupe. Cet individu moderne surgit quand les valeurs universelles s'imposent sous le double sceau de la Raison critique et de la foi personnelle détachée de l'obligation rituelle. Il émerge des lentes mutations et des ruptures de la Renaissance, de la Réforme et des Lumières. En même temps, l'individu moderne est engagé dans une société différenciée où il est confronté à des rôles multiples et autonomes soumis à des stimulations nombreuses et complexes. Le contrôle social y est de plus en plus subjectif, chacun se sentant maître de ses choix et de sa vie. Les codes sociaux sont remplacés par des règles morales intériorisées, par des obligations subjectives, par un principe d'"introdétermination". Dans la société moderne, l'individu développe une autonomie sentimentale croissante ; il affirme la légitimité de ses passions et celle de ses intérêts "égoïstes", il doit faire l'expérience de sa liberté et de sa valeur puisque le programme de sa vie n'est plus totalement écrit.

Ce tableau est présent chez tous les "pères fondateurs". 528 Partant de l'analyse de chacun d'entre eux, l'individuation se caractérise comme le procès de la reconnaissance quotidienne de l'individualité des individus, de leur unité et de leur unicité, relatives bien entendu. C'est autrement dire qu'avant d'être une valeur, l'individu est une construction sociale-historique de fait; il est d'abord le produit d'une transformation progressive des formes de socialité : des rapports sociaux et de leurs modes de légitimation ; que s'il est universel, l'individu est en même temps singulier dans la mesure où il est construit différemment d'une culture à l'autre : ce processus d'individuation – mis en œuvre par l'entremise des relations que l'enfant entretient avec ses proches et, de ce fait, déterminé par les modalités de l'organisation sociale – varie d'une société à l'autre et, dans une même société, d'un groupe social à l'autre. 529

Cette individuation n'est pas à confondre avec l'individualisation qui se caractérise quant à elle comme le processus de la prise de distance, objective et subjective, de la personne vis-à-vis de ses inscriptions et déterminations sociales, ce qui implique que l'on conçoive la possibilité matérielle de s'affranchir de l'appartenance communautaire et, par suite, la possibilité intellectuelle (et affective) de se mettre à distance réflexive et critique des fondations éthiques qui sous-tendent les ressorts de sa solidarité.

En d'autres termes, l'individualisation c'est finalement ce processus qui va dans le sens de l'indépendance de l'individu vis-à-vis de ses appartenances et détermination sociales originelles, cette dynamique de l'émergence de l'individu comme entité distincte animée par le désir (ou l'idéal) de ne compter d'abord que sur soi-même et par la préoccupation dominante de ses propres intérêts, sans souci de l'autre (l'individualisme au sens plein du terme donc, avec la valorisation de l'indépendance et du libre arbitre ou encore au sens que Dumont donne à ce terme, comme idéologie valorisant l'individu comme être moral, indépendant, autonome, essentiellement non social, et lui subordonnant la totalité sociale), mais qui peut être aussi dynamique de l'émergence du sujet, comme acteur responsable animé par l'idéal d'autonomie, cette aspiration à penser et décider par soi-même de son mode de vie, de ses valeurs et du sens à donner à son existence, cette volonté de réaménager le lien social dans un sens contractualiste, mutualiste et tendanciellement égalitaire, et de repenser les fondements idéels de la solidarité.

Bien entendu, l'on rappellera qu'un tel processus est complexe, ambigu, diversement avancé selon les individus, la diversité de leurs itinéraires et de leurs situations. Les facteurs sont multiples et ils agissent de manière interactive.

En revenant donc à l'idéo-logique communautaire au Cameroun pour rendre compte de la logique de la dette qui, avons-nous commencé à le souligner, se trouve au fondement de la mobilisation électorale dans le pays tel que nous l’avons décelé à travers l’analyse de la logique rhétorique des discours d’appel au vote, nous entendons montrer, partant de la socialisation communautaire des individus et toujours en suivant la démarche de la sociologie classique, que cette logique de la dette, en tant que ressort de la solidarité positive s’établissant entre membres d'une même communauté que l’on a coutume de mobiliser dans le cadre des élections au Cameroun, se veut une opposition résolue à l'individualisme tel que nous venons de l’appréhender en parcourant les constructions théoriques de Durkheim, de Dumont et d'Elias. Il est bien évidemment entendu que nous devrions mutatis mutandis retrouver les analyses de ces auteurs dans la suite de ce travail, en particulier dans leurs mises en forme de la problématique communautaire les plus proches de notre propos.

Notes
487.

Cf. Simmel (G.), Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989, p. 293.

488.

ibid., p. 244.

489.

ibid., p. 251.

490.

"Holism" est un terme utilisé en anglais pour désigner l’attention à la totalité. Il provient de la racine grecque holo "élément " qui signifie "entier " (cf. Robert méthodique) comme dans "holocauste" ou "holographie".

491.

Cf. Essais sur l’individualisme, op. cit. , pp. 21-22.

492.

Cf. Durkheim (E) ; Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit. , p. 382.

493.

Ibid., p. 386.

494.

Ibid. p. 389.

495.

Cf. Durkheim (E) ; De la division du travail social, op. cit. , p. 276

496.

Ibid., p. 100.

497.

Ibid., p. 287.

498.

Ibid., p. 276.

499.

Ibid., p. 277.

500.

Ibid., P. 280.

501.

Ibid., p. 288.

502.

Ibid., p. 100.

503.

"Les cloisons qui séparent les différentes parties de la société s’effacent de plus en plus par la force des choses, par suite d’une sorte d’usure naturelle, dont l’effet peut d’ailleurs être renforcé par l’action de causes violentes. Les Mouvements de la population deviennent ainsi plus nombreux et plus rapides, et des lignes de passage se creusent selon lesquelles ces mouvements s’effectuent : ce sont les voies de communication. Ils sont plus particulièrement actifs aux points ou plusieurs de ces lignes se croisent : ce sont les villes". Cf. note 1, p. 330, ibid.

504.

Ibid. p. 289.

505.

Il s’agit de la "sécularisation" et du "désenchantement" des visions du monde dont parle Max Weber et qui constitue la thèse de Marcel Gauchet. Cf. Gauchet (M), Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.

506.

Cf. Durkheim (E), De la division du travail social, op. cit. , p. 344.

507.

Ibid., p. 374.

508.

Ibid., p. 205.

509.

“ La perception de nous-mêmes comme individus n’est pas innée mais apprise. En dernière analyse, elle nous est prescrite, imposée par la société où nous vivons (…). Notre société nous fait une obligation d’être libre ." Cf. Dumont (Z) ; Homo hiérarchicus, op. cit. , p. 21.

510.

Durkheim (E) ; De la division du travail social, op. cit. , pp. 399-400.

511.

Dumont (Z) ; Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil,"Esprit", 1983.

512.

Cf. Durkheim (E) ; De la division du travail social, op. cit. p. 175.

513.

Ibid., p. 146.

514.

Dumont (Louis), Homo aequalis I, op. cit. , p. 263.

515.

Dumont (Louis), Homo hiérarchicus, Paris, Gallimard, 1967, p. 21 et sq.

516.

Dumont (Louis), Essais sur l'individualisme, op. cit. p. 35.

517.

Elias (Norbert), Sur le procès de civilisation (1939) traduction française en deux tomes : La civilisation des mœurs, Calman Lévy, 1973 (coll. Presses Pocket) et La dynamique de l'occident, ibid., 1975 ; Qu'est-ce que la sociologie (1970), Paris, Pandora, 1981 ; La société des individus (1939, 1950 et 1987), Paris, Fayard, 1991 : Engagement et distanciation (1983), Paris, Fayard, 1993.

518.

La société des individus, op. cit. , pp. 55-56.

519.

Ibid. p. 65.

520.

Ibid. p. 191.

521.

Cf. De la division du travail social, op. cit. , p. 205 et sq.

522.

Ibid., p. 342.

523.

Schnapper (Dominique), La communauté des citoyens. Sur l'idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.

524.

Ibid., p. 29.

525.

Ibid., p 31.

526.

Ibid. ,p. 44.

527.

Ibid., p. 24.

528.

En dehors de Dumont, Durkheim, et Elias, il est présent chez Parsons, Simmel, Tocqueville Weber… Sur l'histoire de l’individu, voir Dumont (L), Essai sur l'individualisme, op. cit. ; Elias (N), La société des individus, op. cit. ; idem., La civilisation des mœurs, Paris, Calman-Lévy, 1973.

529.

Elias (N), La société des individus, op. cit., pp. 56-65.