2. – L’éthos 530 de la solidarité ou la conjuration de l’autonomie des sujets communautaires : les principaux fondements des discours d’appel au vote.

Le champ de la sociologie classique est structuré par des représentations selon lesquelles l’ordre social résulte de la socialisation qui transforme les individus en acteurs sociaux dont les pratiques engendrent, à leur tour, l’ordre qui les a produites. C’est de cette manière nous semble-t-il, que doit être comprise la notion de "contrainte" définie par Durkheim comme l’essence même du social : les conduites les plus banales comme les sentiments les plus intimes sont produits par la société en même temps qu’ils produisent cette dernière. Ainsi, il n’y a pas vraiment de distance, dans le modèle classique, entre l’acteur et le système, entre l’objectivité et la subjectivité. L’acteur et le système sont deux manifestations d’une même réalité. Pour les sociologues classiques, l'action sociale est définie comme le mode de liaison de l'acteur et du système. Elle articule les motivations les plus individuelles et les principes culturels et sociaux les plus généraux.

Cette socialisation et le contrôle social ne sont pas seulement des barrières opposées à l'autonomie des acteurs, ce sont des règles intériorisées qui assurent la constitution du Moi et la subjectivité des individus, qui deviennent une dimension de la personnalité. Dans cette perspective, la notion d’institution est centrale car elle définit le mécanisme qui transforme les valeurs en normes et en rôles, et ces derniers en personnalité. Dans les concepts de Pierre Bourdieu, la socialisation installe des dispositions, des "habitus", qui, à leur tour, reproduisent le système qui les a formés. 531 Pour d’autres sociologues comme Elias, l'efficacité même de cette intériorisation normative et culturelle est au fondement de ce que l'on appelle la conscience, c'est-à-dire le sentiment d'une autonomie du jugement et des émotions face à un monde perçu comme un "paysage", comme un objet. 532 Plus la socialisation est un contrôle intériorisé, plus l'individu se perçoit comme l'auteur de sa vie et de ses choix, plus il se vit comme un sujet et plus il perçoit le monde social comme une réalité extérieure à lui-même. Alors que l'homme de la tradition est soumis à la "face", à la honte et à l'honneur, l'individu moderne est l'homme de la culpabilité, de la tension entre la conscience morale collective et la conscience individuelle, entre le Surmoi et le Moi.

Ce que soulignent tous ces raisonnements, c’est nous semble-il, la "réciprocité de perspectives" de l'acteur et du système : l'action sociale est commune à l'acteur et au système. Dans cette matrice générale, la socialisation apparaît essentielle : expliquer les conduites, comme nous nous proposons de faire dans ce travail c'est dire comment elles ont été socialisées et c'est définir les fonctions systémiques de cette socialisation ; de la même manière, la subjectivité des individus ne peut être comprise que dans une culture et dans les industries de cette culture.

Si nous reprenons donc à notre compte ces postulats de la sociologie classique, c’est dans le but d’expliciter le principe de la dette comme instrument d’activation de la mobilisation électorale au Cameroun et d’appréhender ce code social ou culturel ainsi que les normes de comportement et de légitimité qui paraissent servir de références d’une part à cette stratégie d’appel au vote et d’autre part aux électeurs accomplissant leur geste électoral.

En examinant donc la socialisation des individus en milieu communautaire au Cameroun, dans la mesure où cette socialisation est censée déterminer l’action et lui donner un sens indiscutable, le constat sur la base duquel s’exerce initialement la réflexion correspond au fait que, contrairement à l'Europe où le cosmos est conçu comme stable, réglé et pouvant se donner à la raison humaine comme un objet de connaissance, l’univers traditionnel africain est conçu comme un ensemble de forces contraires en mouvement, "‘comme un complexe de forces affrontées’". 533 C’est un univers dynamique où tout est lié – la vie, les dieux, les hommes, la société – et dont les éléments sont mus par une force indifférenciée : la force vitale, 534 qui habite en chaque membre de la communauté comme pour manifester la force des puissances surnaturelles, celle des dieux, mais aussi celle des morts.

En Afrique, les relations personnelles, familiales, sociales et politiques sont vécues dans les représentations de l’invisible. En effet, dans la cosmogonie africaine, les morts sont toujours présents parmi les vivants. Aussi, dans la plupart des communautés traditionnelles subsahariennes, il y a en vigueur un principe lignager qui inscrit dès sa naissance chaque individu dans la longue lignée de ses ancêtres et le soumet d'emblée à leur autorité ainsi qu'à celle des représentants vivants de ces ancêtres, les anciens et les ascendants, à ce titre incarnations présentes d'une tradition sacralisée, dont les générations actuelles sont censées reproduire le plus fidèlement possible les valeurs et les principes posés comme intangibles, puisque ces valeurs et principes ont justement été établis par les ancêtres. Ainsi en Afrique, "les morts ne sont pas morts". 535

En second lieu, et toujours dès la prime enfance, des processus de socialisation apprennent au sujet communautaire les principes de partage qui sanctionnent l'impératif catégorique de la solidarité, en tant que forme principielle de la reproduction sociale et forme élémentaire de la protection sociale. Ils inculquent le sens de l'appartenance collective ainsi que les relations codifiées de respect, d'évitement, de familiarité ou de parenté qu'il convient en toute circonstance d'observer. Tout ceci s'effectue au travers d’un long travail de pédagogie silencieuse et souvent de démonstrations plus manifestes tout au long duquel les différents membres de la grande famille et, au-delà, du village dans son ensemble, renforcent mutuellement la redondance d’un message de solidarité sempiternellement répété, inscrivant au corps du sujet et sa sensibilité le sentiment matriciel qu’il est avant tout le dépendant d’un collectif sans lequel il n’est rien, un sujet assujetti aux normes communautaires.

Ce faisant, ce que mettent en place ces processus de socialisation au niveau communautaire, c'est un complexe de prédispositions à sentir, agir, penser et juger, ce qui semble correspondre finalement à ce que Pierre Bourdieu dénomme "habitus", 536 et que nous qualifions ici comme habitus communautaire, structuré par les principes de la solidarité active, de l’entraide, de la soumission aux règles hiérarchiques qui, assignant à chacun une position et un rôle dans le circuit de la solidarité communautaire, sanctionnent de fait, le pouvoir des aînés et leur fonction centrale dans le processus de reproduction et de protection sociales, de l’identité collective et de la répression corrélative des pulsions individualistes.

Enfin, l’habitus communautaire, en tant qu’intériorisation de l’éthos de la solidarité, en imposant donc au sujet communautaire le sentiment fort d’une dette diffuse, généralisée, vis-à-vis de son milieu d’origine débouche sur une éthique de la responsabilité à l’égard de ce milieu (la dette), et engendre des formes de subjectivité communautaire qui, à leur tour, aboutissent dans ce fait que ce sujet communautaire va entretenir vis-à-vis du monde extérieur un rapport non directement réflexif à soi-même, mais un rapport médiatisé par son appartenance communautaire, par le rapport à l’autre, l’autre proche de l’entourage social, l’autre lointain de l’entourage surréel (ancêtres, génies, dieux objets, esprits protecteur de parents morts).

Dans un terrain social et culturel ainsi marqué, la logique stratégique des discours d’appel au suffrage précédemment examinés s’explique mieux : sachant qu’ils n’arrivent pas en terrain vierge, ces discours épousent de fait l’idéo-logique communautaire ; ils mobilisent les références communautaires, et ce processus leur semble imposé ou même prescrit par un souci d’efficacité. Du fait que ces discours abondent dans le sens d’un enracinement des citoyens/individus aux identités et appartenances vécues par ces derniers comme naturelles, ils peuvent parfois paraître constituer des charges d’inertie entravant le progrès des mentalités.

Ces discours d’appel au vote tirent en effet la conséquence d’une socialisation traditionnelle qui finalement ne s’organise pas autour de l’acquisition des compétences personnelles prédisposant les sujets à l’autonomie, à l’apprentissage de la distance réflexive de soi à soi, à la répression des "‘exigences affectives les uns à l’égard des autres’ " destinée à assurer "‘un contrôle de soi puissant et bien établi’", 537 et à la projection sur le monde du conflit intérieur.

De fait, la socialisation communautaire est l’intériorisation des conflits communautaires, des contradictions de la "sociabilité de proximité" dont l’individu devient le support, l’enjeu et l’acteur plus ou moins consentant. Pour cet individu, les jeux sont en effet généralement faits dans son entourage proche, et les déterminismes globaux ou macro sociaux (les problèmes se situant au niveau national ou même mondial) sur lesquels portent souvent les discours d’appel au vote (cf. supra, Section 1 : l’appel au vote : les enjeux de la mobilisation électorale…) n'ont tout leur sens que réinterprétés dans la logique de la circulation de la dette.

Il s'avère donc que la logique communautaire, dont le principe de la dette constitue le fondement, non seulement prohibe l'individualisme, mais exclut également l'autonomie.

En effet, aux dispositifs positifs de pédagogie implicite et explicite et de représentations promouvantes qui visent à forger des habitus communautaires, autrement dit des habitus anti-individualistes, il s'associe un complément répressif comportant diverses sanctions virtuelles et surréelles qui ont pour but de prévenir les conduites "asociales", de garantir en tout cas le bon fonctionnement du mécanisme de cette dette, en y attachant par la crainte tous ceux qui pourraient être tenté par un détournement hors de leur vocation communautaire initiale, pour se "dévoyer" dans une individualisation individualiste qui consisterait à ne se mettre qu'au service de ses seuls intérêts particuliers, et donc à ne pas reconnaître et assumer sa dette de solidarité. Au fond, ce complément répressif, comme tout dispositif idéologique et politique, joue en faveur des catégories dominantes de la communauté (les élites locales) et concerne par exemple : la mise au ban de cette communauté, la proscription, les menaces latentes d'agression magique et de mise à mort, le chantage implicite aux sortilèges, à la mort solitaire et aux funérailles sans assistance, la colère ancestrale ou la malédiction parentale réputée être destructrice de la "chance", les attaques en sorcellerie et soupçons de menées sorcières dont la logique des accusations paraît moins métaphorique qu’on ne peut le penser.

Dans cet ensemble d'éléments de rappel à l'ordre communautaire, retenons par exemple la sorcellerie.

La prégnance de la logique anti-individualiste inculquée au travers des processus de socialisation n'apparaît jamais mieux que dans les représentations de cette forme sociale qui constituent une théorie implicite de l'individualisme, mais également de ses dangers et sa neutralisation.

Philippe Laburthe-Tolra montre ainsi que la sorcellerie constitue une des plus fortes constantes de la culture bëti, et que dans cette culture, non seulement la trame de la vie quotidienne fourmille de références et plus encore d’allusion implicite à cette croyance qui demeure centrale, dominante et même parfois omniprésente jusqu'à nos jours, la vraie face cachée des choses est la guerre par sorcellerie, qui guerre s’opère alors par le truchement d’un pouvoir naturel modelé par la culture. 538

Notes
530.

Au sens le plus général, l’éthos constitue l’ensemble des valeurs que partagent les membres d’un groupe et qui le caractérisent, dans la mesure où ces valeurs influent sur les comportements.

531.

Bourdieu (P. ), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.

532.

Elias(N.), La société des individus, op. cit.

533.

Froelich (J. C.), Nouveaux dieux d’Afrique, Paris, Orante, 1969, pp. 39-40.

534.

Froelich (J. C.), op. cit. , repris par Asso (B.)," De la sacralisation du pouvoir. Essai sur l’Afrique Noire animiste ," art. cit., p. 85.

535.

Diop (Birago)," Souffles ," poème in Rambault (M.), La poésie négro-africaine, Anthologie, Paris, Seghers, 1976, pp. 145-146.

536.

En effet, comme le note Pierre Bourdieu, l’habitus en tant que produit de conditionnements sociaux tenant à des conditions héritées (et ceci est tout particulièrement valable pour le processus de socialisation et d’éducation intra-familiaux ou communautaires dont on sait qu’ils perdurent aux transformations des temps présents et tendent à se transmettre à l’identique de génération en génération), est la présence en nous, à l’état incorporé et intériorisé, de tout le passé. En tant que tels, les habitus ont donc tendance à se reproduire, même quand les conditions de leur production ont disparu et qu’ils ne sont plus totalement adaptés aux temps présents. Cf. Le sens pratique, op. cit.

537.

Elias (N), La société des individus, op. cit., p. 165.

538.

Cette puissance négative, caractéristique du sorcier dans ses activités destructrice, lesquelles se manifestent essentiellement par le vampirisme, est l’evù. "Comment définir l’evù ? Formellement parlant, le mot exprime dans la langue bëti l’élément mobile et vivant du corps de certains hommes qui leur permet d’agir (et en particulier de tuer) à distance. On reconnaît là une représentation largement répandue à travers l’Afrique sub-saharienne, et notamment dans tout le Cameroun méridional : c’est l’evur des Fang, l’ehu des Bakoko, le hu des Basa, l’ewusu des Duala, l’ibuneu des Banen, etc. " Cf. Laburthe-Tolra (P.), Initiations et sociétés secrètes au Cameroun. Essai sur la religion beti, op. cit. p.61 et sq.