Cette situation de l'État s'enracinant dans les profondeurs historiques des sociétés communautaires africaines et leurs traditions autoritaristes a fait l'objet de nombreuses analyses récentes d’"africanistes". 551
Jean-François Bayart a ainsi montré que les pouvoirs post-coloniaux africains s'étaient édifiés sur la base d'une "cooptation des élites anciennes et modernes", constituant ainsi un "bloc historique" associant dans des rapports d'alliance et de rivalité alternées, la grande bourgeoisie d'État, la bourgeoisie des planteurs, les grands commerçants, les dignitaires de l'armée – le plus souvent recrutés sur des bases ethniques – les "évolués" et les fonctionnaires issus des bureaucraties coloniales, avec en relais dans les villages, les chefs, les notables traditionnels et les gros planteurs, eux-mêmes contrôlant étroitement, parfois par l'intermédiaire de leurs cadets, et en utilisant au besoin l'arme de la sorcellerie, les sections de base du parti unique, les coopératives, les groupements villageois de développement et de commercialisation, les associations de jeunes et de femmes. 552
Ainsi l'État, bien loin d'apparaître comme un corps étranger, plaqué sur des sociétés qui seraient régies par leurs règles spécifiques, est-il au contraire décrit comme un "État-rhizome", plongeant ses innombrables radicelles dans l'épaisseur du corps social en Afrique. De la sorte, se constituaient de multiples chaînes de solidarité clientéliste qui, du haut en bas de la hiérarchie sociale, organisaient des relations de dépendances successives, unissant de proche en proche patrons et clients, bienfaiteurs et obligés, en bref, créanciers et débiteurs tous liés par cette "politique du ventre", qui n'est pas sans évoquer une solidarité de type mafieux : comme on dit au Cameroun, "la chèvre mange là où elle est attachée".
Dans la même perspective, Achille Mbembe parle d’une "‘pratique générale du pouvoir (…)globalement située dans la continuité de la culture politique coloniale et dans le prolongement des aspects les plus despotiques des traditions ancestrales’". 553
Une telle logique, qui est demeurée celle de la dette, qui du haut en bas et du bas en haut de la société, 554 tissait et retissait sans cesse les liens de la solidarité verticale, en articulant organiquement la solidarité clientéliste à l'échelle macro sociale et la solidarité redistributive à l'échelle micro sociale, permet tout d'abord de comprendre pourquoi la société globale, pas plus que le système communautaire n'offre à l'individu d'autre alternative que celle de la soumission ou de l'exclusion. Ensuite, cette même logique permet d'appréhender la transformation de l'État africain en instrument d'appropriation privative du bien public et d'accumulation des richesses au profit des fractions au pouvoir et de leurs groupes clients, appropriation qui se déployait donc sous le couvert d'un encadrement serré des populations et de l'étouffement de toute velléité de contrôle démocratique : on proscrivait les irréductibles contestataires, rongés par les prurits de l'individualisation et de l'autonomie, comme de dangereux individualistes asociaux, soit en les chassant de leur emploi, en les "embastillant", en les condamnant à l'exil ou bien en faisant donner l'armée pour que tout rentre dans l'ordre.
Mais à l'évidence, il fallait une condition essentielle pour que le système fonctionnât indéfiniment : c'est que les ressources soient suffisamment abondantes pour que l'accumulation puisse continuer de permettre une redistribution, directe ou indirecte, de la bourgeoisie d'État vers ses groupes clients.
Or, à partir du milieu des années quatre-vingt, le Cameroun va être confronté à la chute durable des cours de ses cultures de rente (cacao, café, coton, banane…), au poids grandissant du fardeau de sa dette extérieure et donc aux impayés de la dette intérieure, à la diminution des investissements étrangers et une aide internationale de plus en plus sélective, aux plans d'ajustement structurel successifs avec leur cortège de mesures déflationnistes telles le désengagement de l'État, les privatisations assorties de compression de personnel, les "dégraissages" des effectifs de la fonction publique, les faillites, dépôts de bilan et licenciements collectifs, les blocages de salaires et suppression des avantages indirects, l'aggravation de la pression fiscale, la détérioration des services publics – sécurité, santé assainissement, transports, école, etc. À tout ceci s’ajoute la dévaluation du franc CFA le 11 juillet 1994 qui, en renchérissant le coût des produits importés, mais aussi celui des produits locaux par l’effet de l'augmentation du coût des intrants importés et de la spirale inflationniste par répercussion et anticipation de la hausse des prix, va renchérir le coût de la vie.
Tous ces facteurs vont concourir à mettre radicalement en cause le contrat social, plus ou moins implicite, qui jusque-là faisait de l'État l'instrument privilégié de l'accumulation et de l'enrichissement de la bourgeoisie d'État et de ses groupes clients ou alliés (élites administratives, haute hiérarchie militaire, grands commerçants et hommes d'affaires), mais qui, simultanément, en faisait l'agent d'une redistribution, cette "‘médiation sociale et politique par excellence’", 555 garantissant sinon sa totale légitimité, du moins une sorte de compromis avec les couches moyennes urbaines ainsi qu’avec les notables ruraux, lesquels à leur tour, pouvaient rétrocéder une part de leurs avantages en en faisant bénéficier leurs parents des couches sociales inférieures, selon la logique de la dette communautaire.
La crise économique s’est donc avéré une crise aux multiples visages, 556 c’est-à-dire non pas seulement économique, mais indissociablement sociale et politique, comme le soulignait Achille Mbembe car, cette crise n’affectera "pas seulement l’institution étatique en tant que telle", mais menacera de "‘pourrir l’ensemble de la fabrique sociale’" ; 557 elle compromettra également "‘l’élasticité de la redistribution qui fondait une part de la légitimité (…) et rendait moralement tolérables les rapports d’inégalité’". 558
Si cette crise s’est aussi révélé une crise de la redistribution communautaire, parce qu’elle provoque le "‘blocage du système des transferts intra-communautaires, tout en réactivant au passage les conflits autour de la répartition des richesses et en remettant en cause la moralité même du système d’inégalités et de domination forgée après l’indépendance’", 559 c’est qu’elle est aussi une crise de l’intégration ou de la solidarité au sens durkheimien du terme, car elle va finalement déboucher : sur le déclin de l’État-providence sommé par la tutelle internationale de ne plus déployer avec la même ampleur qu’autrefois sa logique clientéliste ; sur la précarisation des conditions de vie de la classe moyenne directement touchée par les licenciements ; sur le tarissement des recrutements dans la fonction publique et parapublique ; sur la baisse des revenus salariaux ; sur la hausse des coûts de la vie, la diminution des ressources complémentaires ou compensatoires ; sur la paupérisation absolue des couches populaires, frappées de plein fouet par le chômage, par le sous-emploi, par la raréfaction des flux redistributifs parvenant de moins en moins jusqu’à ceux "du bas du bas".
Et les effets de ces processus congruents et cumulatifs provoquent donc le déclin des mécanismes qu’assuraient jusque là l’insertion des individus dans le maillage serré du tissu social et politique ou sur leur intégration "rhizomatique" du haut en bas de l’échelle sociale ou les gripperont en les rendant dysfonctionnels, parvenant ainsi à produire le ferment de leur remise en cause contestataire.
Du haut en bas de la machine sociale, ce sont donc deux ordres complices, organiquement liés, qui sont entrés en crise avec la crise, et qui se retrouveront plus ou moins directement remis en question, tant par les insatisfactions qu’ils engendrent dorénavant que par les pulsions individualistes qu’ils avaient su contenir et refouler tant qu’ils garantissaient la sécurité des individus en échange de leur consentement à la domination de la hiérarchie gérontocratique communautaire, aussi bien qu’à celle de l’État patrimonial, clientéliste et communautariste.
D’une part, il y aura donc la crise de l’ordre communautaire se caractérisant par : sa logique de solidarité redistributive et anti-individualiste minée par la monétarisation généralisée, dans un contexte de raréfaction des ressources ; l’articulation de plus en plus aléatoire entre la précarité du sort et le service de la dette auquel nombres d’individus restent encore astreints par un entourage communautaire d’autant plus exigeant sur ce point, que cette crise économique aura empiré les conditions de sa reproduction ; une solidarité également minée de l’intérieur, par des aspirations à l’indépendance et à l’autonomie des fractions traditionnellement dominées, les jeunes hommes et les femmes, de moins en moins enclins à accepter une domination que ne légitimeront plus des prises en charge devenues insatisfaisantes.
De l’autre part il y aura également la crise de l’ordre macro social se concrétisant par : la logique d’intégration clientéliste et de domination totalisante remise en cause ; des revendications démocratiques (sur lesquelles nous reviendrons en envisageant le vote au travers de la conflictualité) procédant du constat de la faillite de l’État clientéliste ; puis le rejet des modes hiérarchiques et autocratiques de gouvernement.
Mais dans l’ensemble, cette crise traduit une problématisation de l’ordre social, c’est-à-dire la dévaluation des instances de légitimation hétéronome traditionnelles, et cette problématisation nous semble être en elle-même ouverture et appel en direction de l’autonomie des sujets individuels, dans la mesure où, en étant aussi une problématisation des relations entre l’individu et la société, elle est la problématisation de l’individu lui-même, amené à réévaluer ses relations à l’autre (parents, communauté d’origine, garants de la tradition d’un côté, voisins, concitoyens, gens de la même condition sociale, gens de classe différentes, institutions, État, d’un autre côte), et à reconsidérer sa propre identité, en tout cas, à parler de plus en plus en son nom propre, en tant que sujet d’une énonciation désormais assumée à la première personne. Cette situation nous paraît imputable à la perte d’une part de fonctionnalité des garants méta-sociaux – au niveau micro social les divinités du terroir, les ancêtres, les traditions, les conceptions intemporelles relatives à la nature humaine et à la hiérarchie des générations des âges et des sexes, au niveau macro social, le développement, le progrès, l’État -développeur et clientéliste, le parti unique et le "père de la nation" –, de leur capacité à donner du sens et à intégrer, et donc de leur emprise sur les esprits, face à la nouvelle sur-réalité économique : celle de la crise, des plans d’ajustement structurel, des privatisations, de libéralisation des échanges, de la compétitivité, de la rentabilité, de la rareté et de la concurrence.
C’est cette sur-réalité qui désormais semble gouverner le cours des choses au Cameroun. Elle aggrave aussi les difficultés d’existence, multiplie les nouveaux malheurs et les risques (chômage, licenciements, sous-emploi, précarisation statutaires, dévalorisation et désacralisation des diplômes, paupérisation, misère, exclusions, marginalisation, solitudes, ruptures relationnelles…). Elle affaiblit les mécanismes antérieurs de la solidarité (la logique communautaire de la dette et la logique sociétale de la redistribution clientéliste) et oblige finalement les individus à devoir de plus en plus ne compter que sur eux-mêmes.
A posteriori, l’on peut dire en quelque sorte que cette crise a sommé les individus de se poser en tant que sujets, en tant qu’acteurs individuels amenés à se conduire de manière autonome. C’est dans les grandes agglomérations urbaines que ce processus semble le plus particulièrement accentué au Cameroun.
Terray (E) (dir.), L'État contemporain en Afrique, Paris, L'Harmattan, "Logiques sociales" ; 1987, 418 p.
Bayart (J. F.), L'État en Afrique, op. cit.
Mbembe (A.), "Traditions de l'autoritarisme et problèmes de gouvernement en Afrique subsaharienne", Africa Development, XVII, 1, 1992 : 37-64, p. 39.
J.-F. Bayart a bien montré comment il y a en partant du sommet de la société camerounaise, l'assimilation réciproque des élites par la cooptation et le clientélisme, créateurs de "chaînes horizontales de solidarité" entre réseaux fractionnels ; et du sommet aux groupes clients, l'entretien des réseaux verticaux de solidarité, transcendant, sans les annuler, les clivages de statuts, de revenu et de pouvoir ; puis à la base, les multiples petits réseaux communautaires organisés autour des notabliaux de la parentèle, parfois liés aux précédents, mais souvent autocentrés.
Cf. Mbembe (A.), op. cit., p. 62.
Sur la crise en Afrique, voir Coussy (J.), Vallin (J.), dir.., Crise et population en Afrique. Crises économiques , politiques d’ajustement et dynamiques démographiques, Paris, CEPED, 1996.
Mbembe (A.), art. cit., p. 44.
Ibid., p. 45.
Ibid., p. 35 et conclusion de l’article.