On le sait, la ville s’est de tout temps révélée le lieu de la multiplication, de la diversification et de l’intensification des échanges politiques, culturels et marchands, le lieu de la concentration cosmopolite des individus relativement détachés de leur communauté d’origine (par leurs déplacements, l’inscription de leurs activités dans des champs sociaux extra-communautaires – l’école, l’entreprise, l’administration, le marché, la rue, les transports, les logements collectifs etc. – et par leur condition nouvelle d’usagers de biens de consommation de masse), de la confrontation entre pouvoir d’État et contre-pouvoirs de la société civile 560 (grèves, manifestations de rue, jacqueries urbaines).
C’est que la ville constitue l’espace social par excellence où les hommes viennent s’individualiser et, pour un nombre toujours plus grand, apprendre à conquérir leur autonomie, car les conditions de vie qui y prévalent, le nécessitent (la lutte quotidienne pour la vie) et le favorisent (la multiplication des médiations sociales proprement sociétales y détruit les monopoles communautaires).
Dans sa mise en valeur de la congruence entre solidarité organique et individualisation de la personne, fidèle à son "matérialisme" sociologique consistant à "expliquer le social par le social" et, notamment, l’évolution des formes de la solidarité sociale par l’évolution de leur "substrat matériel" entendu ici comme le volume et la densité de la population, dont l’augmentation entraîne une intensification de la vie sociale – des échanges et des interactions plus fréquents, plus énergiques, plus forts, plus rapides et plus diversifiées entre ses unités composantes –, Émile Durkheim aboutit à ce caractère particulier de la ville dont il déduit le fait que "‘loin d’être entamée par les progrès de la spécialisation, la personnalité individuelle s’y développe avec la division du travail’". 561
C’est qu’un champ plus large s’y trouve ouvert aux variations individuelles et ce champ s’élargit de plus en plus à mesure que le travail se divise davantage. 562 Cette situation découle de ce que "‘les cloisons qui séparent les différentes parties de la société s’effacent de plus en plus par la force des choses, par suite d’une sorte d’usure naturelle, dont l’effet peut d’ailleurs être renforcé par l’action de causes violentes. Les mouvements de la population deviennent ainsi plus nombreux et plus rapides, et des lignes de passage se creusent selon lesquelles ces mouvements s’effectuent : ce sont les voies de communication. Ils sont plus particulièrement actifs aux points où plusieurs de ces lignes se croisent : ce sont les villes’". 563
Pour résumer cette construction durkheimienne, l’on peut dire qu’à mesure que sa population s’accroît et se concentre, la société moderne "‘enveloppe de moins près l’individu et, par conséquent, peut moins bien contenir les tendances divergentes qui se font jour’". 564 Ce phénomène qui est donc à son apogée dans les grandes villes s’effectue simultanément, à mesure que s’y "relâche la surveillance collective, et la sphère d’action libre de chaque individu s’étend en fait et, peu à peu, le fait devient un droit, 565 qui en vient lui-même à être tenu pour sacré, car l’autonomie croissante de l’individu est le ferment de cette solidarité sociale par différenciation et interdépendance.
Ainsi, bien que certains de leurs quartiers soient entièrement "colonisés" par des ressortissants de la même ethnie, les métropoles camerounaises n’échappent pas à ce phénomène et sont-elles, elles aussi, des lieux de la réduction des particularismes, de la dissolution des identités communautaires et de la promotion de l’individu, au travers précisément de la vie associative engageant de plus en plus des individus qui y entrent dans un rapport contractuel avec d’autres individus, indépendamment des identités communautaires respectives : tontines de collègues de travail ou d’amis, d’associations de quartiers, de résidents, de parents d’élèves, de jeunes, de clubs sportifs, d’associations professionnelles, de syndicats et de partis politiques.
En même temps, d’autres formes de solidarité, fondées sur des bases caritatives, philanthropiques, paternalistes ou émanant d’initiatives privées à finalité marchande ou encore organisées par l’État Providence bien que moribond, viennent parachever ce processus de dé-liaison entre les individus et leurs communautés d’origine ou de voisinage.
Les métropoles camerounaises sont également des lieux de foisonnement religieux appelant aux adhésions-conversions individuelles se construisant sur la base de la quête d’un refuge contre certaines références communautaires (telles les pratiques magiques et la sorcellerie notamment). 566 En s’adressant à des individus détachés de leur gangue communautaire, ces religions dans lesquelles dominent l’Islam et le Christianisme dans ses variantes communautaires sectaires, prophétiques et charismatiques, leur donnent un sens aux malheurs tout en délocalisant celui-ci ou en l’extrayant du champ de la proximité sociale, en l’assignant à des instances extra-lignagères et extra-communautaires (Satan, les démons d’un côté, chaque individu en tant que créature universelle de l’autre côté), et en attribuant à Dieu à la fois l’absolue puissance sur les forces du mal et un intérêt pour le destin de chaque individu, là où les dieux païens sont ambivalents et sont le plus souvent indifférents au sort des vivants.
Certes, il faut souligner qu’avec ces religions proliférantes au Cameroun, il y a le risque et, de plus en plus souvent, la réalité d’une nouvelle dépendance, la dépendance transférentielle vis-à-vis de nouveaux "gourous" de nouveaux prophètes et leur promesse de plénitude et de bonheur immédiats. Il y a donc le risque du remplacement d’une croyance par une autre, au lieu dirions-nous, que se fasse la substitution de celle-ci par une pensée laïque de la complexité qui assumerait l’ambivalence humaine organisée plutôt en valeurs – fondées rationnellement comme des idéaux universels et relatifs et non comme des croyances absolutisées – des Droits de l’homme, de l’autonomie de la tolérance et de la solidarité contractuelle.
Mais, il reste au plan général la réalité qui tient au fait que ces religions participent d’une manière à la libération/affranchissement des individus des huis clos et entraves communautaires où très souvent, "l’enfer c’est les autres" et ces autres sont le plus souvent les plus proches. Les acteurs du changement religieux sont donc aussi des acteurs du changement socio-politique.
En effet, à partir des années quatre-vingt dix marquées à la fois par le rétablissement du pluralisme politique sous la pression revendicative de la population urbaine et par la crise économique, bien des adeptes, plus ou moins passagers, de telle ou telle religion vont se retrouver et se reconnaître au travers des thèmes développés par le mouvement général d’opposition au pouvoir en place (cf. infra) et dans le nouveau langage politique de contestation. Ils trouveront grâce à ces organisations les mots pour désigner la nature de leurs infortunes et dénoncer les coupables à leurs yeux de cette situation.
Les mouvements religieux prophétiques, sectaires ou néo-fondamentalistes, tant chrétiens qu’islamiques dégagent donc des opportunités de promotion sociale ou en tout cas offrent eux aussi des points d’entrée dans l’espace public. Ils participent de la recomposition des lignes d’identification sociale de leurs membres et en donnent naissance à de nouvelles communautés de référence.
Les grandes agglomérations camerounaises sont les lieux de ce réveil "démocratiques" et d’aspirations plus ou moins diffuses à d’autres formes de solidarité – la justice sociale –, et à l’autonomie citoyenne – liberté et égalité des droits –, revendiquées contre les diverses formes communautaristes du politique, souvent dénoncées avec violence (cf. infra) : favoritisme ethnique, népotisme, clientélisme, régionalisme, patrimonialisme, paternalisme et surtout pillage des ressources nationales par la ploutocratie au pouvoir.
Cependant, il faudrait aussi souligner l'existence dans ces villes des tentatives de survivance ou d'adaptation au contexte urbain des types de solidarité communautaire traditionnels sous la forme de regroupements ethniques ou d'associations d'originaires. Mais de plus en plus, ces types de solidarité communautaire sont dépossédés de leurs anciennes fonctions de production et de reproduction, perdent leur monopole sur la fonction d'identification (sociale, symbolique) et abandonnent donc la place aux solidarités nouvelles, de type collectif, en ce sens que ces dernières recrutent plus sur une base sociologique (par exemple, la classe plutôt que l'origine communautaire particulière) à partir d'adhésions individuelles et selon les schèmes purement contractuels, passent de moins en moins par le canal de relations interpersonnelles directes, relation de parenté et d'alliance, relations de dépendance personnelle vis-à-vis des aînés ou des notables et chefs traditionnels, deviennent donc indirectes et impersonnelles : la solidarité, la protection sociale, l'entraide, sont désormais de plus en plus assurées par des instances bureaucratiques, publiques ou privées, qui s'adressent anonymement, universellement, à tous les individus comme tels, sans considération de leurs appartenances familiales et communautaires particulières.
Si ce processus, dont on se doute qu'il est autant ancien que le phénomène d'urbanisation dans le pays, est presque passé inaperçu, jusqu'à l'intervention de la crise économique venant à la fois le dévoiler, l’amplifier, l'accélérer et le radicaliser, c'est que tout semble avoir contribué à l'endiguer : au premier chef, la violence des pouvoirs colonial et post-colonial (cf. infra) accompagnée de la précarité des conditions d'existence renvoyant les individus dans la dépendance de leur solidarité communautaire (cf. supra); concurremment, le fonctionnement de l'État Providence à l'africaine, enserrant ces mêmes individus dans le maillage des relations de dépendance personnelle, clientéliste, et empruntant les canaux existant de la solidarité communautaire. On pourrait y ajouter l’aveuglement des chercheurs, asservis à l’idéologie "développementaliste", qui n’ont pas accordé suffisamment d’attention au processus d’individuation en Afrique (cf. l'introduction à cette thèse).
Depuis le déclin accéléré de ces différents mécanismes d'intégration sous l'effet des purges libérales, on constate que les relations entre individus sont désormais reconstruites sur le mode d'une réciprocité élective et sur la base d'une redéfinition contractualiste des intérêts mutuels des partenaires.
On remarque désormais que, face à la crise, les Camerounais limitent par nécessité, l'aide à apporter aux autres pour s’en sortir eux-mêmes ; de la même façon, on résiste aux pressions insistantes des aînés. Parmi l'ensemble de la parentèle, on ne conserve des relations étroites qu’avec les parents directs et on ne veut plus se reconnaître d'obligations vis-à-vis des collatéraux qui n'ont jamais eux-mêmes aidé, ni vis-à-vis d'alliés à l'égard desquels on refuse désormais d'être en dette "indéfinie". Par exemple, on cotise pour un projet précis de développement au village, mais on refuse de se sentir "automatiquement" comme autrefois en dette vis-à-vis de n'importe lequel des habitants du village ; on continue d'aller au village pour participer à divers rassemblements (d'ordre funéraire ou politique, par exemple) mais on refuse à rentrer dans la surenchère des dépenses ostentatoires comme autrefois également.
Au travers de cette modification des relations dont on conserve certains aspects tout en en rejetant d'autres, c'est l'aide ou la solidarité qui est perçue désormais, non plus comme obligation diffuse et en quelque sorte généralisée à l'ensemble des membres du réseau communautaire, mais comme un investissement de rapport ou de précaution, dont le destinataire est évalué à l'aune de ses capacités à y répondre effectivement.
Par société civile, nous entendons la partie de la société globale, constituée du produit des activités des agents économiques édifiant les bases matérielles de leur indépendance. Mais, c’est simultanément l’ensemble des contre-pouvoirs (partis, syndicats, églises, presse, lobbies corporatistes, associations diverses dont celles de la défense des droits de l’homme) qui se constituent aussi pour faire pression sur l’autorité centrale, lui arracher des avantages ou la contraindre à reconnaître de nouveaux droits et de nouveaux espaces de liberté tel, pour le sujet qui nous concerne, la transparence des élections.
Durkheim (E), De la division du travail social, op. cit., p. 399.
Ibid., p. 209.
Cette citation est extraite de la note n° 1, p. 330, ibid.
Ibid., p. 283.
Ibid., p. 285.
La ville paraît effectivement constituer un refuge pour certains qui fuient la sorcellerie. En effet, dans les représentations liées aux activités invisibles, on dit que la sorcellerie est incompatible avec l’électricité. Cf. Laburthe-Tolra (P.), Initiations et sociétés secrètes au Cameroun, op. cit., p. 87.