De l'étude des éléments du système de significations au Cameroun, il ressort en définitive que la logique de la dette communautaire qui, comme nous l'avons vu, fonde quelquefois encore le comportement électoral, se trouve en profonde évolution et que cette évolution paraît tout particulièrement accélérée dans les métropoles du pays puisque des tentatives nombreuses s'y inscrivent désormais dans le champ social extra-communautaire et engendrent un processus généralisé d'individualisation subjective.
C'est du moins ce qui nous est apparu à la lumière de la réalité contemporaine dans ces villes dont nous avons montré qu'à l'épreuve de la crise, cette réalité s'est caractérisée par la précarisation et par la problématisation des solidarités communautaires : la dette y a perdu sa massivité absolue ; elle y est devenu relative ; elle est dorénavant celle que l'on assume en connaissance de cause, à l'égard de qui est ou a été, précisément un créancier digne d'être "payé de retour" ; elle est aussi ce contre-don que l'on consent désormais non plus par solidarité "automatique", mais par solidarité sélective et raisonnée. Les rapports sociaux continuent certes de s'étayer sur des logiques sociales et des habitus "traditionnels", mais de plus en plus ceux-ci paraissent en porte-à-faux, dans un nombre grandissant de situations et pour un nombre grandissant d'individus.
Il s’avère donc nécessaire de considérer comme dorénavant obsolète le mythe d'une Afrique Noire comme terre d'élection par excellence des formes de sociabilités uniquement communautaires qui rivent les individus à des solidarités protectrices, et qui font obstacle à leur individualisation, c'est-à-dire à leur émergence comme acteurs autonomes. 567 La nature essentiellement holiste de la société africaine et le caractère communautaire de la personnalité africaine, qui demeurent des lieux communs d’une certaine littérature africaniste méritent sans doute aujourd'hui pour le moins d'être époussetés, dynamisés et diachronisés.
Si l’on veut admettre que la modernité est une dans ses grands principes, et que les voies de la modernisation, les modèles du changement restent multiples et nationaux, la modernité africaine en général et celle du Cameroun en particulier nous semble dorénavant avoir pour marque essentielle de combiner deux logiques apparemment contradictoires : d'un côté la logique universelle de la modernité (marchande, urbaine, étatique, bureaucratique, scripturaire) et de l'autre côté une logique spécifique de traditions hiérarchiques, communautaires, autoritaires, gérontocratiques qui s'est incarnée dans l'État patrimonial, dans le despotisme, le culte du chef et dans le clientélisme, ce système d'intégration politique se développant dans la continuité de la logique communautaire de la dette dont la remise en cause se traduit aujourd'hui, en ville mais aussi dans la brousse la plus éloignée, par le changement que nous essayons de souligner dans ce travail.
C'est en effet d'un mythe qu'il s'agit désormais. Mythe tout de même tenace et largement répandu bien que régulièrement dénoncé (par Marc Augé par exemple), selon lequel l'Afrique des villages est le royaume des consensus, le monde collectif dans lequel l'individu se fond voire se dissout, dans la communauté : Ce mythe est bien illustré par les ouvrages d'un Guy Belloncle par exemple. Et nombreux sont toujours les sociologues ou anthropologues européens et même Africains, qui succombent à ce mythe. Cf. Augé (M), "L'illusion villageoise", Archives internationales de sociologie de la coopération et du développement, 1975, 34. Cf. Belloncle (G), La question paysanne en Afrique noire, Paris Karthala, 1982 ; et du même auteur, Participation paysanne et aménagements hydro - agricoles, Paris, Karthala, 1985.