DEUXIÈME PARTIE : LE VOTE DANS LA PERSPECTIVE HISTORIQUE

" Toute réalité sociale est construite ; ce qui peut apparaître en quelque sorte comme naturel est un produit de l’activité conjuguée des hommes, passée et présente ".
Balandier (Georges), Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1992, p. 147.

INTRODUCTION

À l'image du Vote en démocratie, on associe généralement de nombreuses fonctions dont celles qui consistent à départager les équipes en compétition, à permettre le choix entre les programmes de gouvernement. Non seulement le vote participe d'une forme de régulation sociale, il permet également de développer et de maintenir l'allégeance envers le régime politique qui l’organise. 568 La pratique des élections se présente dans un cadre démocratique comme l'exorcisme de la force brutale, le règne du Droit et de la paix, dès lors que le peuple exerce librement ses choix authentiques. Le vote apparaît dès lors comme un rituel qui transforme en acte de collaboration sociale la possibilité d'une désagrégation conflictuelle de la collectivité.

C’est dans cet ordre d'idées que Philippe Braud affirme que le Vote constitue une "liturgie de la pacification, un rituel inhibiteur de l'agressivité", 569 alors que Claude Lefort souligne l'efficacité symbolique de l'opération de suffrage qui tient en ce qu'elle rend sensible le phénomène d'institution du social : 570 le pouvoir et l'ordre social ne sont plus perçus comme des données acquises une fois pour toutes, mais comme contingentes et toujours susceptibles d'être remises en causes ; la société "apparaît dans une indétermination ultime" et la reconstruction permanente de l'identité sociale tend à améliorer la diffusion des valeurs dominantes : la souveraineté, la nation, l'opinion publique, l'intérêt général, etc.. La violence comme fondement de l'État, la violence comme moyen de pérenniser l'État, la violence comme moyen d'imposer un changement à la tête de l'État se trouvent légitimement mises hors la loi.

Le rituel démocratique permet en somme de renforcer à la fois la cohésion du groupe, en rappelant et en renouvelant périodiquement le consensus sur lequel il est bâti, et la position des dirigeants dont l'autorité repose désormais sur l'adhésion explicite des membres. Dissimulé derrière l'écran protecteur de la volonté générale, le pouvoir n'est plus que la projection et la traduction du désir collectif des sujets. Dans ce sens d’une conception du pouvoir fondé sur le droit et la volonté du peuple, Hannah Arendt rappelle que "c'est le soutien populaire qui donne leur pouvoir aux institutions du pays et ce soutien n'est que la suite naturelle du consentement qui a commencé par donner naissance aux lois existantes". 571

D’autres auteurs soulignent qu'au même titre que le vote, la violence peut être liée au sens de la collectivité. C'est-à-dire qu’elle participerait de manière conflictuelle et paradoxale à la structuration sociale, et rentrerait dans un processus de négociations qui en fait un élément du fonctionnement social et, dans sa structure, qu’elle finit toujours par inaugurer un ordre nouveau, une norme nouvelle. 572

Norbert Elias par exemple, soutient ainsi la thèse que la sociogenèse de l’État ("ou phase de socialisation des monopoles de domination" ) 573 repose pour une bonne part sur des combats et des alliances dont l’enjeu est prosaïquement" l’existence sociale de chacun des intéressés". 574  Cet enjeu vital rend en conséquence" inéluctables la compétition et ses suites, dès que la situation de base de la libre concurrence a été instaurée. 575 L’alternative, selon Elias, c’est "ou bien d’être vaincu… ou bien de prendre de vitesse ses rivaux les plus proches et les abattre". Les valeurs de l’alternative sont fort différentes puisque d’un côté il y a soumission ou mort violente et de l’autre jouissance des biens et réalisation de ses désirs. Elias développe alors sa réflexion sur le champ de la "libre concurrence" et avance l’idée selon laquelle cette structure de relations "implique l’expansion". Car "qui n’avance pas reste en arrière". La victoire n’étant jamais complètement stabilisée, l’"‘affrontement avec un rival ayant accédé au même ordre de grandeur’" devient irrémédiable. 576  

Cette conception du conflit comme facteur de développement des structure sociales (ici c’est la création de l’État et la stabilisation relative des rapports sociaux), est une des constantes de l’analyse des conflits depuis Hobbes. 577

À partir des réflexions ci-dessus, ce qui paraît finalement important à retenir et donc à souligner pour le propos qui nous concerne, c’est l’idée générale qu’en tant que valeurs politiques, le vote d’une part, les conflits de l’autre, ont partie liée. Ces deux formes sociales peuvent être présentées autrement comme deux faces opposées d’une même médaille représentant le fonctionnement politique d’une collectivité.

En effet, l’on peut abstraitement situer chacune de ces deux formes sociales aux deux extrémités d’un même spectre continu représentant le fonctionnement d’une collectivité et constater qu’en y évoluant, plus l’on se rapproche de l’une, de même l’on s’écarte de l’autre, et vice versa. D’une certaine façon, l’on retrouve cette idée chez un auteur comme Corcoran, lorsqu’il écrit que l’alternative au discours politique n’est pas l’action, mais bien la violence, selon un continuum qui passe par les divers degrés de la violence verbale ou symbolique. 578

Dans son ouvrage intitulé Masse et Puissance, Elias Canetti montre quant à lui comment le système parlementaire exploite la structure psychologique des armées en lutte pour s’en remettre à l’opinion du plus grand nombre en vue de décider du vainqueur. Aussi, écrit-il que "‘le vote reste l’instant décisif, celui où l’on se mesure vraiment. Il est le vestige de la rencontre sanglante que l’on mime de diverses manières, menaces, injures, excitation physique pouvant aller jusqu’aux coups et au jet de projectiles. Mais le décompte des votes met fin à la bataille’". 579 Voter c'est finalement, comme l'écrit Olivier Ihl, "‘se rassembler dans un collège dont les frontières imaginaires se confondent avec celles d'une communauté politique’". 580

Dans cette partie de notre travail, il est question d’envisager le vote dans une perspective historique générale qui souligne les transformations de l’espace public/politique et donc celles même du vote. Mais, plutôt qu’à une chronique détaillée des événements saisis dans la perspective de l’historien, il est question d'aborder le geste électoral selon une démarche volontairement systématique, c'est-à-dire une démarche qui obéit à une interprétation des faits qu’on peut précisément situer dans le temps et dans l’espace.

Aussi, la conflictualité, dont il ne saurait être question dans ce travail de traiter de façon exhaustive, se caractérise à la fois par des situations d’opposition de groupes d’acteurs engageant des moyens d’opposition manifeste, sans que cela se traduise nécessairement par l’interdiction de modes de fonctionnement collectif, et par la volonté d’en découdre de ces acteurs ainsi que de la représentation qu’ils se font de leur place, de leur mission, de la situation et de leurs chances de gains ou de victoire. Cette conflictualité peut être définie comme la manifestation de l’opposition déclarée, à un projet ou à une situation, voire à un ensemble social, entre acteurs se réunissant sur des bases d’intérêt et de culture, et estimant disposer de moyens pertinents de s’opposer, voire s’imposer, soit par la force, soit par l’arrêt d’un service pour ériger ou tenter d’ériger d’autres règles.

Les conflits procèdent donc, et doivent être compris, à partir des stratégies d’acteurs ou de groupes d’acteurs ayant des enjeux différents et ce, en fonction des situations qu’ils contribuent à créer, même si certaines de ces situations peuvent rendre le conflit plus rationnel que d’autres. Ces situations conflictuelles ne seront pas toujours des situations de conflit ouvert, et le fait que des acteurs aient des intérêts divergents n’impliquera pas à tous les coups un conflit ouvert.

L’intérêt de notre mise en relation du vote et de la violence, en tant que cette violence constitue une conséquence ou une forme extrême de la conflictualité, consiste en ce que non seulement ce rapport nous permet de pouvoir caractériser la forme sociale du vote au Cameroun, mais aussi de montrer son insuffisante institutionnalisation au sein de la population camerounaise. Aussi, le changement dont il est question de rendre compte dans ce travail, sera à considérer comme n’ayant pas encore produit tous les effets que l’on peut en attendre.

En dépit de la régulière organisation des élections au Cameroun, et souvent au prétexte de la revendication de transparence des processus électoraux dans le pays, nombre de groupes sociaux semblent ne pas suffisamment être convertis dans la croyance en l'utilité de la pratique électorale, et préfèrent souvent à la place de ce mode de fonctionnement démocratique d'autres types de mobilisation politique qui privilégient les rapports de force pure et simple et favorisent donc la conflictualité.

L’examen des faits nous permettra de montrer que ces autres manières de participer aux débats ou aux affrontements au sein de la population n’ont pas encore été totalement exclues par l'activité électorale, ni délégitimées et rejetées par elle dans le domaine des pratiques illicites – celles que l'on peut autrement désigner comme "sauvages", non démocratiques, dangereuses ou illégales ou que l'on peut qualifier comme des formes non domestiquées – ou non "civilisées" pour reprendre à notre compte un terme de Norbert Elias – de la participation politique.

En effet, partant du fait que l’objectif de la politique au sein d’une collectivité est d'éliminer la violence, de substituer aux conflits sanglants des formes de lutte moins brutales, il y a lieu de postuler que cette permanence de la forme violence dans l'histoire politique du Cameroun traduit à ce jour, la légitimité non parfaitement acquise du vote, institution dont elle témoigne également.

Un exemple : parmi les périodes de douloureuses convulsions repérables dans l'histoire politique du Cameroun, les mobilisations qui se succèdent de 1990 à 1992, qui concernent principalement les revendications de la tenue d’une conférence dite "nationale et souveraine" qu’il nous faudra examiner dans la suite de ce travail, offrent une illustration de ces pratiques : 581 en séparant les Camerounais en plusieurs camps (les patriotes, les ennemis de la liberté, les corrupteurs, les corrompus...), en exprimant une conception particulière des relations entre les populations du pays et leurs représentants, en étant l'occasion de dénoncer les multiples maux de la collectivité nationale, ces mobilisations revendicatives affirment brutalement dans le même temps, des pratiques politiques qui, en étant très étrangères au jeu électoral, ne peuvent se présenter autrement qu’en termes de violence.

Dans cette étude qui concerne le vote envisagé au travers de la conflictualité, il est par ailleurs question d'examiner la lutte considérée comme un élément structurel du vote en tant que fait social, et le conflit en tant qu'il constitue également un point nodal d'une compréhension de ce fait social, et enfin le combat, parce qu'il nous permet d'intégrer dans notre travail "la réalité de l'hostilité entre les hommes", dont Carl Scmitt affirme qu'elle ne peut être refoulée, 582 cela pouvant signifier notre volonté du rejet d'une vision unanimiste de la société camerounaise. 583

Autrement dit, en abordant le problème de la conflictualité se rapportant à la part d'ombre qui taraude en permanence le corps social au moment particulier qui est celui des consultations populaires au Cameroun, l'objectif à considérer ne consiste pas seulement à constater l'instrumentalisation de la violence par un régime ou par des acteurs politiques pour parvenir à leurs fins, mais surtout, il s'agit à ce niveau de notre étude d'examiner à la fois la réalité de l’appropriation du vote dans le système de relations concurrentielles et/ou complémentaires entre acteurs et groupes politiques.

Pour mieux ce faire, dans cette seconde partie de notre travail, nous nous plaçons d’abord du point de vue de la finalité de la violence, pour ensuite envisager cette forme sociale du point de vue de ses fondements. C'est alors qu'en premier lieu nous présenterons quelques figures et images de la violence dévalorisant le fait électoral, en opérant un retour sur quelques épisodes d’effervescence douloureuse dans le passé politique au Cameroun. Ces passages historiques nous semblent au fond exercer une fonction de rappel, celui d'un exercice continu de la violence dans le champ politique camerounais depuis la décolonisation (CHAPITRE I). En second lieu, avec l'objectif de déterminer les origines de ce phénomène de violence dans le champ politique camerounais, nous procéderons à une longue enquête analytique qui nous ramènera aux origines de la pratique électorale dans le pays, nous permettra d’examiner le phénomène du tribalisme très souvent incriminé comme source unique de la conflictualité politique dans ce pays (CHAPITRE II).

En ayant ainsi traité de la conflictualité, en quelque sorte comme d’une pathologie sociale eu égard aux opportunités véritablement offertes par une compétition électorale normale, nous envisagerons cette dernière réalité par le compte rendu et l’analyse des scrutins législatif (EL) et présidentiel (EP) de 1997 au Cameroun, mais cette fois au travers d’une conflictualité principalement considérée, comme facteur de socialité : une socialité en construction. Précisément, il sera question d’examiner les processus concrets qui contribuent à inscrire le vote dans l’ordre d’une" réalité objective", c’est-à-dire perçue comme extérieure aux individus, s’imposant à eux et régissant leurs comportements (CHAPITRE III).

Notes
568.

Ihl (Olivier), Le vote, Paris, Montchrestien, 1996, pp. 65-70

569.

Braud (Philippe), Le comportement électoral en France, Paris, P.U.F., 1973, pp. 40-55.

570.

Cf. Un homme en trop, Paris, Seuil, 1976, p. 51.

571.

Cf. Du mensonge à la violence, Paris, Presses Pocket-Agora, 1989, p. 150.

572.

Voir par exemple, Touraine (Alain), qui rattache le conflit à la recherche d’une maîtrise de l’historicité, in Production de la société, Paris, Seuil, 1973 ; ou Simmel (Georges), qui fait du conflit et de la coopération, des facteurs de développement des structures sociales, in Conflict, New-York, The Free Press, Glencoe, III, 1955, trad. De K. H. Wolff.

573.

Elias (Norbert), La dynamique de l’Occident, Paris, Fayard, 1991, p. 103.

574.

Ibid., p. 91.

575.

Ibid.

576.

Ibid., p. 92.

577.

Birnbaum (Pierre), "Conflit", in Traité de Sociologie, s. dir. de Boudon (Raymond), Paris, P.U.F., 1992, pp. 227-261.

578.

Cf. Corcoran, in Swanson (D.), Nimmo (D.), (dir.), New directions in political communication, Sage, 1990.

579.

Canetti (Elias ), Masse et Puissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 200.

580.

Ihl (Olivier), op. cit., p. 68.

581.

Après la "perversion" du vote, tel que nous l'examinerons en régime monopartisan, ces pratiques apparaîtront très vite comme étant une tentative de "contournement" du rituel démocratique d'accession au pouvoir, et révéleront ainsi le peu de légitimité accordé à l'élection.

582.

Scmitt (Carl), La notion du politique, Paris, Calmann-Levy, p. 51.

583.

D'une part, comme le montre le professeur M. Kamto," il n'y a pas d'unanimisme négro-africain" (cf. Pouvoir et droit en Afrique noire, op. cit., pp.141-146). D'autre part, la vision unanimiste de la société ne rend pas compte du processus réel de la vie. Il s'agit pour nous, comme le fait Max Weber, de comprendre la violence, non comme un fait anachronique, une survivance des périodes barbares, en pré-civilisées, mais bien comme la manifestation majeure de l'antagonisme existant entre volonté et nécessité. Et quoique l'analyse de Max Weber soit tributaire par bien des aspects de son époque et de divers problèmes contingents, il a su insister sur le caractère spécifique de la violence comme articulation logique s'instaurant dans un affrontement des valeurs (polythéisme ou pluralité des valeurs). Ainsi, Max Weber rend-il compte du jeu de la différence qui ne peut être réduit ou dénié dans un unanimisme de façade, que contredit régulièrement et fortement une réalité empirique fondée sur les affrontements et les conflits de tous ordres. Ceux-ci interdisent de penser qu'il soit possible" d'éliminer la lutte en réalité" car cette lutte est le fondement de toute relation sociale. Cf. les développements de Max Weber sur cette notion de" lutte en réalité", in Économie et Société, Paris, Plan, 1971, p.31 et sq.