CHAPITRE I : FIGURES ET PRATIQUES DE LA VIOLENCE ÉLECTORALE AU CAMEROUN

Remarques introductives

En parlant de violence électorale, précisons qu’il s’agit d’envisager cette forme sociale en tant qu’elle revient à “ aller à l’encontre de ” la pratique électorale régulière, qu’elle désigne une dénaturation (ou une altération) qui ne va pas dans le sens créateur de l’altérité dans les jeux du pouvoir, et qu’elle consiste à porter atteinte à ce qui devrait être inconditionnellement respecté. La violence électorale se concrétise essentiellement dans un répertoire d'actions politiques fondamentalement opposées à l'exercice libre du droit de suffrage. Notre travail ne consiste pas à cerner totalement cette forme sociale, mais à en déterminer quelques modulations.

  • Sur le dispositif législatif et réglementaire concernant la violence
    Ainsi, notre réflexion ne concerne pas l'étreinte législative et réglementaire qui sans relâche s’exerce sur le déroulement des élections depuis la phase d'introduction du vote au Cameroun, qui, à travers l'organisation matérielle du vote et des bureaux de vote interdit aussi bien les "attroupements", les menaces, "le port d'armes" et autres brutalités, dans le but de faire du vote un moyen de tromper, de domestiquer ou de contrôler la violence, et de l'espace public du vote un lieu pacifié, protégé, neutralisé et affecté au seul "devoir civique." 584
  • Sur la pression sécessionniste d'une partie de la population camerounaise.
    Notre analyse ne concerne outre mesure, les velléités sécessionnistes qui se manifestent souvent dans la partie anglophone du Cameroun, 585 qui se traduisent par des attaques organisées contre les symboles de l'autorité et du pouvoir dans cette région, et qui occasionnent régulièrement de nombreuses pertes en vies humaines, bien que la claire intention de ceux qui sont à l’origine de ces actes consiste clairement à nuire au processus électoral, comme à l'approche des élections législatives de mars 1992 et mai 1997dans les localités de Kumbo, Bamenda, Jakiri ou Ado. Intervenant en périodes pré et post-électorales, ces manifestations sanglantes nous paraissent relever principalement d'une logique qui dépasse largement le cadre qui est strictement le nôtre : celui du vote.
    Pour mettre en exergue la violence électorale dans l'histoire politique du Cameroun en tant que cette forme sociale traduit la fragilité de l’institution du vote, nous envisageons principalement deux périodes : la première est celle du régime monopartisan, qui va de 1962 à 1982 au Cameroun ; la seconde période commence en 1990 et se trouve marquée par le retour au pluralisme politique, qui fut déjà un élément intrinsèque de la période de décolonisation. S'intercalant entre ces deux moments de l'histoire politique du Cameroun, il y a la phase de transition qui va de 1982 à 1990, bien qu’elle ne soit pas directement concernée dans le cadre de notre analyse de la violence électorale au Cameroun, nous la situons comme période au cours de laquelle apparaissent des signes avant-coureurs du changement social et politique qu’il nous importe de souligner dans ce travail.
  • Sur la violence et la période du parti unique aménagé (1982 - 1990).
    En effet, cette phase de transition est à considérer dans une certaine mesure, comme la préfiguration du retour au pluralisme démocratique, à cause des manifestations techniques variées que l'on y observe, bien qu’elles ne changent pas la nature du régime et entérine plutôt un état de fait. Parmi ces manifestations techniques, les plus significatives nous paraissent la révision constitutionnelle de la fin de l’année 1983 qui prévoit désormais la possibilité à l’élection présidentielle de candidatures multiples, indépendantes et présentées par 500 personnalités, puis l'institution en 1985 des élections disputées entre plusieurs candidats au sein même du parti unique. Sur ce fond d’ouverture et de libéralisation du fonctionnement du parti ainsi que de stimulation des compétences et des ambitions, va se développer une dynamique sociale de contestation, de compétition, de concurrence et de rivalité entre les hommes et les idées qu’ils défendent, une dynamique dont l’aboutissement logique, du point de vue d’un fonctionnement démocratique, est l’apparition de clivages plus ou moins nets entre groupes de membres au sein des instances du parti unique, lesquels s’organisent progressivement avec la prétention d’incarner chacun la volonté de la majorité des membres de l’instance partisane. Il s'agit donc d'une phase de parti unique "démocratisé", qui constitue assurément une évolution par rapport à la période qui la précède, marquée quant à elle, par un " monopartisme dur".

Cependant, quelques nuances d’appréciation s'imposent concernant cette période transitoire. En l'absence de compétition électorale dans le pays, c’est-à-dire hors des instances du parti unique, des tensions se développent assurément. Ne trouvant pas d'exutoire, à coup sûr, le centre politique devient peu à peu la cible de toutes les colères, de toutes les irritations qui cependant n'aboutissent pas en faits de violence manifeste avant 1990. En tout cas, Il y a lieu d'inférer que cette phase de transition est également à quelques égards le prolongement du régime précédent (celui d’Ahmadou Ahidjo) pour la juste raison que le parti unique "démocratisé" ne serait démocratique que de façade car la véritable démocratisation n'est pas le fait d'organiser la compétition des personnes, mais celle des programmes ou des objectifs.

Mais dans l'optique de notre étude, ce qui nous semble devoir être souligné et qui justifie notre choix de ne pas avoir à explorer cette période, c ‘est qu’elle est transitoire et consensuelle (or nous proposons de privilégier la conflictualité), car l'aménagement d'un espace minimal de liberté d'opinion ne fût-ce qu’au sein du parti unique de 1982 à 1990 se traduira par une absence notable de la violence, sans doute grâce au "discours du RENOUVEAU" provoquant une décrispation de la société. 586

Finalement, la violence dévalorisant le fait électoral sera ici envisagée sous deux chefs définis selon ses usages : la violence comme technique de pouvoir, dont la tendance totalitaire du parti unique d'Ahmadou Ahidjo est l'illustration, et dont il ne saurait être question ici que d'en signaler quelques lignes de forces essentielles relatives à notre objet (section1) ; la violence comme moyen ou comme défi, telle qu'elle se présente par exemple dans les revendications de la tenue des assises d'une conférence dite "nationale et souveraine", et définissant une approche spécifique et les risques propres d’un fonctionnement démocratique au Cameroun (section2).

Notes
584.

Sur le dispositif législatif et réglementaire concernant la violence électorale, cf. notamment le code pénal camerounais, art. 123, al. 2 ; art. 7 de l'arrêté du 27 avril 1997 ; art. 16 al. 2 et art. al 2 de l'article 11 de l'arrêté du 27 avril.

585.

Au sujet des velléités sécessionnistes des anglophones camerounais, voir la déclaration de Buéa dans Politique africaine, 51, 1993, pp. 140-151 ; Courade (G.) ; "Marginalité volontaire ou imposée ? Le cas de Bakwéri (Kpé) du mont Cameroun", cah-ORSTOM Sci-Hum, 18 (3), pp. 357-388. Il y a également N. Kofele-Kale (dir.), Tribesmen and Patriots : political culture in a Poly-ethnic African State, Washington DC, University Press of America, 1981 ; Mukong (A.) ; The Case of the Southern

Cameroons, CAMFECO, 1990 .

586.

La phase de parti unique aménagé commence au Cameroun avec le changement au sommet de l'État, le pouvoir passant le 6 novembre 1982 d'Ahmadou Ahidjo démissionnaire à Paul Biya le remplaçant. Elle apparaît résulter d'une prise de conscience de l'inadéquation entre le mode de fonctionnement du parti, les besoins et exigences d'une démocratisation de la vie politique exprimés de l'intérieur même de l'appareil partisan. Cette mise en cause fonctionnelle du parti unique va donc aboutir à un mouvement de renouvellement doctrinal caractérisé par une certaine ouverture d'esprit que l'on note par rapport à la période précédente, et dont l'essentiel est contenu dans Pour le Libéralisme communautaire, essai politique où Paul Biya aborde la questionde ce parti unique en termes de problème à résoudre, et non plus de solution définitive. Aussi écrit-il que "La nécessité d'un parti unique dans la phase actuelle de notre histoire et, par conséquent, le rejet provisoire du multipartisme, s'imposent au sens patriotique de tout Camerounais réellement soucieux du destin de son pays". Au parti unique, Paul Biya confie une mission pédagogique : "Après avoir façonné l'esprit unitaire du peuple camerounais et inscrit dans les faits sa marche triomphante vers la démocratie, le parti unique apparaîtra, le moment venu, comme ayant été le meilleur laboratoire d'une véritable démocratie pluraliste au Cameroun, l'antichambre nécessaire du multipartisme dont l'avènement mesuré, méthodique et responsable, constituera une étape dans la réalisation de notre projet démocratique". Entre 1982 et 1990, de telles considérations qui font donc partie du "Discours du RENOUVEAU", participent sans doute à l'apaisement ressenti dans le pays après une période de dictature implacable. Cf. Biya (Paul), Pour le Libéralisme communautaire, Paris, Favre/ABC, 1987, p. 51.