Au moment de son indépendance le 1er janvier 1960, le Cameroun reçoit un triple héritage de la part du colonisateur français : un cadre politique d'inspiration libérale, une période de campagne électorale durant laquelle s'opposent généralement plusieurs partis et un esprit de concurrence quant à l'attribution des postes de direction au sein du nouvel État. Mais, à partir de 1962, où par ailleurs de grands maîtres de la science politique affirment que la démocratie est de toute façon impossible dans la grande majorité des États du Tiers Monde, comme se sentant en quelque sorte légitimé par ces considérations développementalistes, 587 et en les instrumentalisant, Ahmadou Ahidjo change cette donne. Il instaure progressivement dans le pays, un régime au sein duquel le pouvoir tend à mettre sous son seul contrôle toutes les formes d'activité pouvant être déployée dans le pays : “ ‘le projet de société (…) qui est l’expression de notre vision du Cameroun de demain, affirmera-t-il plus tard, est un projet global qui vise tous les domaines de la vie nationale’ ”. 588 À l'observation de ce régime, on est frappé par la proximité existant entre le pouvoir et la violence, qui nous semble insuffisamment soulignée par nombre de spécialistes qui se sont intéressé à ce régime. 589 En effet, toujours en quelque façon sous le gouvernement d’Ahmadou Ahidjo, le pouvoir utilise la violence, mais l’affronte également, 590 ce qui en retour exprime cette forme d'exercice du pouvoir : le régime présidentiel de parti unique fondant la suprématie du Président de la République (l’omnipotence du Président), et confondant tous les pouvoirs à son profit (la prééminence et l’omniprésence présidentielles). 591
En effet, ce régime présidentiel de parti unique semble poser en principe un axiome, à savoir que les opposants doivent être punis, anéantis et jetés en prison. Dans ce régime, le recours, pourrait-on dire, à "la lettre de cachet", 592 conçu comme un droit légitime du gouvernement, semble découler du postulat de base selon lequel l'opposition est en fait "illégale" et pernicieuse par définition, de sorte que l'État doit intervenir comme il le juge bon pour la réduire à néant. Les citoyens qui ont (ou sont soupçonnés d'avoir) critiqué le gouvernement sont arrêtés, incarcérés, battus, assassinés. 593 C'est une chose qui va de soi. Plus encore : dans ce régime existent d'extraordinaires accointances entre pouvoir et violence, des liens si étroits tenant tellement à leur structure, qu'on en vient à penser que le seul vrai problème du pouvoir c'est la violence, et que la seule finalité véritable de cette violence, c'est le pouvoir.
Dans ce régime présidentiel de parti unique, la violence est donc identifiée au pouvoir comme lui érigée en fin suprême. En effet, sous le gouvernement d'Ahmadou Ahidjo, la violence du pouvoir instaure le pouvoir de la violence visant à instituer, non pas vraiment "l'État" ou "l'alliance hégémonique", si l’on tient compte uniquement de ce qu’écrit Jean-François Bayart, mais plutôt nous semble-t-il, comme l'écrit George Orwell, "‘un monde de crainte, de trahison, de tourment. Un monde d'écraseurs et d'écrasés (...),’" 594 dans lequel la terreur que le pouvoir parvient à faire régner sur les populations, qu’il distille dans les esprits, 595 impose une obéissance si parfaite et si persistante que le vote supposé libre de la part du citoyen ne constitue en fait qu’une construction indirectement élaborée par le régime en place. Ceci nous semble bien traduire un des aspects du phénomène d’“appropriation ”, car ce vote n’est en réalité que la ratification /confirmation – à 99% de suffrages – de la volonté d’un seul homme, le chef de l'État, chef du parti unique : l'Union Nationale Camerounaise. Toute chose évidemment opposée à un fonctionnement véritablement démocratique.
Cf. l’introduction de la thèse.
M. Ahidjo, “ discours de clôture du IVe conseil national de l’UNC ”. L’Unité, 616, 26 février 1977.
Tout au contraire, on semble excuser cette violence en arguant qu'elle révèle le "manque de maturité" politique de l'Afrique ; pour ce qui concerne le Cameroun qu’elle permet de pacifier le pays en proie à la guerre civile ; on excipe que c'est une nécessité pour faire pièce aux ingérences extérieures ou au tribalisme. Lorsqu'ils font quant à eux allusion à la violence du régime d'Amadou Ahidjo, les mots tels "coercition", "reprise en main" que J.-F. Bayart et Michel Prouzet utilise prennent figure d'euphémisme comparés à la réalité vécue par les citoyens. Cf. Bayart’J.-F.), L'État au Cameroun, op. cit. ;voir également Prouzet (M.), Le Cameroun, op. cit.. S'agissant justement de cette réalité, J.-F. Médard souligne "qu'il faut remarquer que la presse française ne nous a informés sur la véritable nature du régime d'Ahidjo qu'après son départ du pouvoir" (in Politique Africaine, 43, oct. 1991, p.99). Confirmant l’aveu ci-dessus de J.F. Médard, il y a par exemple l’article de Pascal Krop dans L’Événement du jeudi n° 19, du 10 au 16 juillet 1986, publié quatre années bien après qu’Ahmadou Ahidjo ait quitté le pouvoir : “ Peuhl musulman, nordiste, formé par l’Administration coloniale, l’ancien télégraphiste Ahidjo avait dirigé son pays d’un gant de fer. De son palais de marbre blanc, qui domine toujours orgueilleusement la capitale, Yaoundé, le dictateur avait droit de vie ou de mort sur tous les citoyens. Même la nuit, dans le frou-frou des boubous, on n’obtenait qu’à grand-peine qu’un Camerounais vous confie ses états d’âme. Une simple dénonciation à la CND (Centre National de Documentation), la police secrète, pouvait signifier la mort. Dans le Nord, les lamibés (chefs locaux) exerçaient eux-mêmes la justice et avaient fait construire des prisons privées. Ces pratiques fort courantes étaient couvertes par l’Administration. Pour diriger, Ahidjo s’appuyait essentiellement sur les “ Enamarques ”, les anciens élèves de l’École d’administration et de magistrature de Yaoundé. Tout partait du palais et revenait aussitôt. Le “ Vieux ” comme on l’appelait, contrôlait l’État, le parti et la presse. Comme aux temps féodaux, les petits sultans étaient tenus de lui prêter chaque année allégeance. ”
À partir de 1955, l'Administration coloniale d'abord, le gouvernement camerounais par la suite, tous deux appuyés par des troupes françaises, affronteront en une véritable guerre civile la rébellion armée, dans une partie du pays qui restera très longtemps sous état d'urgence. Ces troubles occasionnés par les "maquisards", "terroristes" ou subversifs", selon les termes des autorités, fourniront à ces dernière une part de la justification de leur violence. Mais en dehors de cette violence-là, il faut mentionner les arrestations et emprisonnements dans le cadre de l'action menée par la police secrète politique du régime qui instaure un climat permanent de méfiance et de suspicion dans l’ensemble du pays.
Kamto (Maurice) , pouvoir et droit en Afrique Noire, op. cit., pp. 278-291.
“ D’après la législation, en vigueur, toute personne supposée dangereuse pour l’ordre public, peut faire l ‘objet d’une décision administrative d’internement, indépendamment de tout jugement émanant de l’autorité judiciaire. En 1971, un ancien élève de l’école Polytechnique de Paris, M. J.-J. Ekindi, fut ainsi interné malgré une décision antérieure de relaxe prononcée par le juge pénal ”. Cf. Prouzet (M.), Le Cameroun, op. cit. p. 262.
C'est le cas en 1976 par exemple, avec l'arrestation et la détention de plusieurs centaines de personnes, sympathisants semble-t-il du Manifeste National pour l'Instauration de la Démocratie (MANIDEM), mouvement proche de l'U.P.C... Ces personnes auraient critiqué le régime et la personne d'Ahmadou Ahidjo dans des tracts jugés "subversifs" par le régime de ce dernier.
Orwell (G.), 1984 (1948), Paris, Gallimard, Coll."Folio", 1980, p. 377.
“ Un agent de l’état qui ne fera pas preuve du prosélytisme politique requis ou que l’on soupçonnera de ne pas adhérer à l’ordre moral voulu par le régime n’aura aucune chance de promotion. Pour peu qu’il déplaise dans l’entourage de la présidence et il risquera d’être mis à pied ; on lui retirera les responsabilités qu’il exerçait… ” Cf. Prouzet (M.), Le Cameroun, op. cit. p. 262.