A – L'érosion progressive du système libéral hérité de la colonisation : la répudiation du modèle démocratique pluraliste

Comme l’indique Jean-François Bayart, "‘dans sa dernière phase, la colonisation a connu une libéralisation politique indéniable qui s'est traduite par l'introduction au sud du Sahara d'institutions représentatives modernes, de partis politiques multiples, d'une pluralité, d'organisations syndicales, d'une presse libre, d'une législation afférente, mais qui s'est aussi distinguée par l'ampleur des manipulations administratives destinées à contenir et à orienter ces transformations’". 596

Au lendemain de l'indépendance, cette parenthèse libérale est vite refermée par la construction d'un régime présidentiel de parti unique empruntant au Cameroun, quelques traits caractéristiques du totalitarisme.

Pour décrire ce phénomène d’un régime de tendance totalitaire au Cameroun, il nous semble utile tout d’abord, de se persuader qu'il n'a pas encore été définitivement expliqué, tant le concept de “ totalitarisme ” est déjà lui-même contesté parmi les historiens et les politologues, de ce fait qu’il serait dangereux d’enfermer dans un même mot des réalités complexes et, de surcroît, changeantes. 597 Au-delà des discussions liées à l’unité ou non de ce phénomène. Il nous paraît également nécessaire de se persuader que le totalitarisme n’est pas intrinsèquement lié à l’histoire de l’Europe, et qu’il peut s’accommoder d’autres cultures.

En effet, sur cette question, ainsi que le rappelle le professeur Kamto, Jean-François Bayart s'était interrogé mais s'empressa de "laver le régime de tout soupçon de totalitarisme". Il semble, écrivait-il alors, que le régime du parti unique ne débouche pas au Cameroun sur le totalitarisme..."La tyrannie a un visage plus aimable au Cameroun que dans d'autres pays africains", concluait-il. Cette conclusion de J.-F. Bayart était pour le moins paradoxale au regard de l'argumentation précédente de cet auteur qui affirmait dans la même étude que "‘d'une manière générale, il règne au Cameroun l'arbitraire complet", que "les manipulations électorales (...), l'emprisonnement des leaders d'opposition torture, camps de concentration à Tcholliré, disparition discrète mais effective des auteurs supposés’", d'attentats existaient bien, en soulignant que sur le plan politique, "‘la législation dirigée contre la subversion dès les premiers pas du régime est à cet égard caractéristique’." 598

La faiblesse de l'analyse de J.-F. Bayart, selon le professeur Kamto, tient précisément en ce qu'il n'a pas confronté les faits recensés avec la théorie des régimes totalitaires. En le faisant, il aurait trouvé dans le régime politique en question, une tendance totalitaire plus marquée, comme en témoignent les faits :

Dès 1961, à l'issue d'un séminaire réuni du 1er au 6 août à Yaoundé, la ligne fasciste de l'Union Camerounaise (U.C.), parti originaire d'Ahmadou Ahidjo, fut clairement affirmée. Le texte du document final adopté par ce séminaire est sans ambiguïté comme en témoigne le passage suivant :

‘"Éviter des accommodements et des concessions. Ne jamais reconnaître ses erreurs. Dissimuler et truquer les nouvelles favorables à l'adversaire. Éviter avec obstination des concessions qui conduisent vers des erreurs parfois fatales. Ridiculiser l'adversaire, soit en pastichant son style et son argumentation, soit en répandant sur son compte des plaisanteries. Faire prédominer un climat de force. Dans une situation comme la nôtre, cela consiste à organiser des milices de jeunes des deux sexes, ne pas hésiter à cet égard, à copier les méthodes fascistes : sections, compagnies, bataillons, régiments, divisions (Allemagne)". 599

Ces mots d'ordre inquiétants qui, comme l’avait bien vu Georges Orwell, procèdent de la volonté de réduire progressivement le langage afin d’asphyxier la pensée, soulignent de manière saisissante l'orientation politique du régime d'Ahmadou Ahidjo dès l'origine, et mettent de la sorte hors de contestation l'application en l'espèce du concept de totalitarisme.

En confrontant par la suite de son analyse divers auteurs qui se sont penchés sur la problématique totalitaire, 600 le professeur Kamto en vient à retenir comme principales caractéristiques de ce système, les cinq critères qui suivent :

  1. "Le postulat de la société unanimiste qui justifie : le parti unique monopolistique ; une idéologie unique érigée en dogme officiel ; le monopole étatique des moyens d'information qui favorise l'envahissement idéologique de la société.
  2. La sanctification du chef (ou de l'oligarchie gouvernante), clé de voûte du système.
  3. d La dévalorisation ou le mépris du Droit.
  4. L'importance des forces répressives (qui facilitent le contrôle politique de la société) et la violence de la répression (qui facilite la domination politique) ;
  5. L'étatisation de l'économie et la politisation des fautes économiques.Ibid., p. 483.

Seulement, loin de vouloir aboutir à une définition du totalitarisme, 602 qui devrait alors emporter avec elle une théorie politique générale, ce qui, n'étant pas notre but, d'emblée serait vain et nous enfermerait dans des difficultés qu'elle recèlerait et dans un système intellectuel dont il s'agit précisément de sortir si on veut les éviter, pour ce qui concerne notre analyse consacrée à la construction du vote, nous partons quant à nous de l'élément qui semble commun à toutes les descriptions du totalitarisme, sur lequel tous s'accordent et qui mériterait d'être nommé le FAKTUM des totalitarismus – la violence s'accompagnant de la terreur qui en résulte.

Par la suite du cheminement de notre réflexion, et s'agissant du Cameroun à partir de la décolonisation, nous constaterons la suppression progressive des libertés résultant de la présence d'une police politique fonctionnant comme une organisation secrète, le maintien permanent d'un état d'exception comme outil de légitimation de la violence dans le pays, la phagocytose des différentes forces politiques en une seule formation, l'U.N.C., enfin, l'institution d'un délit d'opinion. Ce sont autant d'éléments qui constituent le syndrome du mal, qui vont progressivement miner le legs démocratique colonial, et qui rendent possible sinon sa meilleure appréhension, du moins son identification en permettant d'en brosser un portrait.

S'accompagnant de l'élimination des opposants au régime, ce faisceau d'éléments aboutit à la dévalorisation /perversion de la pratique ou de l’institution qui nous concerne : l'élection.

Notes
596.

Bayart (J.-F.), "La problématique de la démocratie en Afrique Noire. La Baule, et puis après ?"... Politique Africaine, 43, oct. 1991, pp. 5-20

597.

Les avis divergent autant que sont nombreuses les typologies sur les régimes politiques africains. (Cf. M. Kamto, op. cit., pp. 471 et sq.) Pour Jean-François Médard, le régime d'Ahmadou Ahidjo, correspond à un autoritarisme dur : "Les autoritarismes durs connaissent un fort degré de violence politique et reposent sur une peur permanente et insidieuse plus que sur la terreur. La gestion de la violence politique y est à la fois implacable et rationnelle. Le souci de la vie humaine n'étouffe pas les dirigeants, mais ils ne gaspillent pas trop, si l'on peut dire, le recours à la violence. Son recours est instrumental plus qu'expressif et vise des cibles déterminées plutôt que l'ensemble de la population ou des secteurs de la population. Ce sont des États qui n'hésitent pas à torturer, à arrêter les gens de façon arbitraire, à les enfermer indéfiniment en prison ou dans les camps de concentrations sans même les juger ; ils n'ont aucun scrupule à liquider les suspects. Tous ces abus font partie des règles du jeu ; les gens le savent, et s'ils en tiennent compte, ils s'en sortent à peu près indemnes sauf bavures assez fréquentes. Ce sont de véritables régimes policiers dans lesquels les services de sécurité et de répression sont les administrations qui fonctionnent le mieux. Le Cameroun d'Ahmadou Ahidjo en est un bon exemple". Si tout ceci paraît incontestable, il nous semble cependant nécessaire de considérer, comme le fait Denis Martin, que cette catégorie "autoritarisme" ne paraît pas suffisamment discriminatoire et pertinente pour comprendre le fonctionnement des systèmes politiques africains. À l'instar du professeur M. Kamto, qui le montre sous l'angle de la dévalorisation du droit et la dépréciation de son rôle, notre position consiste à envisager ce régime d'Ahmadou Ahidjo comme un régime de tendance totalitaire, où le pouvoir politique devient coextensif à la vie en société tout entière, et à l'homme même, où la violence, qui constitue notre principal angle d’observation de ce système possède une place centrale pour en arriver à imposer une obéissance si parfaite et si persistante au citoyen que le vote de ce dernier lui est en fait dicté, et fait donc l’objet d’une construction. Cf. Médard (J.-F.), “ Autoritarismes et démocraties en Afrique Noire ”,Politique Africaine, 43, oct.1991, pp. 92-104 ; Martin (Denis), “ Le stick et le derrick. Problèmes posés par l’analyse des systèmes politiques africains en terme de “ situation autoritaire ”. Contribution à l’article de Guy Hermet ”, RFNSP, Vol. XXV, n° 6, déc. 1975, pp. 1029-1061.

598.

Kamto (Maurice) , pouvoir et Droit en Afrique Noire, Paris, LGDJ, 1987, pp. 469-488.

599.

Ibid., p. 478.

600.

Notamment : Carl J. Driedrich Ed., G. Sartori, H. Arendt ; Raymond Aron, Nicos Poulantzas, Robert Aron, Louis Marlio, etc.

602.

Beaucoup de choses justes ont déjà été dites sur ce sujet pour qu'il ne paraisse pas de prime abord inutile d'en reprendre l'exploration. Cf. Kamto (Maurice), op. cit.