B. – la cooptation des dirigeants sous simulacre d'élection et l'encadrement politique des populations : le vote à 99% de suffrage.

Dans ce régime présidentiel de parti unique, la hiérarchisation préside à la prise de décision. Arrêtée au sommet de la pyramide – c'est-à-dire par le chef de l'État –, la décision circule du haut vers le bas sans jamais rencontrer d'obstacles. Il en est ainsi du choix des dirigeants :"le peuple est absent du jeu politique", constate le professeur Gonidec; 666 il est évacué du centre de l'univers politique vers sa périphérie, au profit du parti unique, l'UNC, mais en réalité au bénéfice du chef de ce parti, A. Ahidjo, comme le confirment ces propos d'Énoch Kwayeb devant le conseil national de l'UNC en 1967 : "‘La primauté du parti existe peut-être dans certains pays, mais pas chez nous’". 667 En d'autres termes, l'organe dirigeant de l'UNC est un lieu de concertation, jamais de décision à laquelle sa contribution est faible. Il tient cette fonction, non de ce qu'il est un organe du parti, mais de ce qu'y siègent la plupart des personnes dont le chef de l'État souhaite seulement entendre les avis, à la suite de quoi il décide à lui seul, et ainsi jouer également à lui tout seul, le rôle dévolu à l'électorat en régime démocratique : la désignation des détenteurs de position de pouvoir à l'occasion des échéances électorales, après que lui aient été soumises les différentes candidatures : c’est la domination d’un seul individu entouré d’une petite minorité.

À ce niveau de notre analyse, revenons un court instant sur la dimension historique coloniale qui, évidemment ne constitue pas la seule explication mais sans doute celle sans laquelle ne peut totalement être appréhendée cette concentration du pouvoir aux mains d’un seul homme.

Très souvent, des auteurs font référence à la mystique africaine du chef selon laquelle l’exercice du pouvoir ne se partage pas. Dans le contexte africain en effet, explique-t-on, le détenteur de l’autorité est auréolé d’une certaine mystique empreinte de vénération. Traitant des facteurs qui déterminent la personnalisation du pouvoir en Afrique Noire, Jean Buchmann écrivait à cet égard que : “  ‘Cette image spécifique de la nature de l’autorité politique et du chef comme incarnation de tous les intérêts du groupe façonne, ou du moins conditionne, les représentations et les attitudes politiques de la plupart des Africains de la génération actuelle… La population africaine, marquée de traditionalisme, considère bien son élu comme un représentant, mais aussi comme un chef, à qui elle doit obéissance et confiance à cause de son rôle particulier et de son habitude des affaires publiques’ ”. 668 Non seulement nous nous inscrivons en faux par rapport à une telle analyse qui justifie l’autoritarisme et dénote une ignorance certaine des réalités africaines d’autant plus qu’elle concerne une société qualifiée par les anthropologues comme étant de type segmentaire, nous pensons pouvoir attribuer une part de responsabilité d’une telle situation à la colonisation : “ ‘Avant la libéralisation coloniale, écrit Daniel Bourmaud, les classes politiques africaines ont d ‘abord côtoyé l’autoritarisme du colonisateur ’”. 669

Le régime colonial présentait en effet la particularité qu’un homme seul, représentant de l’État colonial symbolisât aux yeux des indigènes le pouvoir. Très souvent, il s’agissait d’un homme jeune, grisé par les pouvoirs considérables qui lui étaient confiés, et facilement porté à en abuser. 670 C’était “Monsieur le Commandant ”, à la fois le Dieu de la brousse , 671 le symbole de la domination des Blancs et de la supériorité européenne,  la cheville ouvrière de tout le système, l’homme-orchestre, le Maître-jacques chargé de préparer les décisions et de les faire lui-même exécuter.

Dans ce compte rendu de l’apprentissage de la démocratie au Cameroun, il faut garder en mémoire notre proposition selon laquelle le mimétisme constitue une marque profonde du genre humain. Ainsi, partant de la réalité coloniale l’on peut comprendre qu’à l’accession à l’indépendance, l’idée ait resurgit très rapidement au sein des États africains que le pouvoir n’est pas une institution ou une série d’institutions, mais un homme souvent considéré comme doté d’un pouvoir charismatique quasi surnaturel . C’est dans le cadre colonial en effet, que nombre de dirigeants africains qui prendront la succession du colonisateur firent leur classe en politique.

Joint au fait que cet homme est à la fois le chef de l’exécutif mais également le chef du parti unique, ce système contribuera à davantage renforcer la prééminence de ce dernier. Les candidatures aux élections étant subordonnées à leur présentation par le parti unique ( cf. la loi du 7 décembre 1973 au Cameroun), ceci signifiera que le parlement soit nécessairement composé de députés qui devront leur carrière à l’appareil du parti et plus précisément au chef du parti, chef de l’exécutif. Cela signifiera également que ce dernier soit assuré de l’appui inconditionnel des parlementaires, qui lui devront donc leur carrière.

Par ailleurs, “ ‘il n’est pas d’autorité politique ou économique qui ne relève, directement ou indirectement, de M. Ahidjo (…) le principal atout du Président de la République, dans la maximisation de ses soutiens, fut son pouvoir de nomination’ ” 672  : selon la prérogative qui lui est reconnue par l’article 8 de la Constitution de 1972, le chef de l’État “ nomme aux emplois civils et militaires ” 673 . “ ‘Son champ d’intervention est quasiment illimité. Dans cet ordre d’idées, il n’y a pas à proprement parler de “ domaine réservé ” à l’action du chef de l’État, comme il put y en avoir un du temps du mandat présidentiel du général de Gaulle. En ce sens, il n’y a pas de distinction à faire entre les problèmes politiques fondamentaux et les simples problèmes “ d’intendance ”, puisque tous sont tranchés par le président lui-même en dernier ressort ’”. 674 De même, les Chambres consulaires, les entreprises étrangères et les plus importantes firmes nationales, les syndicats, les principales associations et, dans une moindre mesure, les églises contactent discrètement la présidence avant de choisir leurs secrétaires généraux, Présidents, directeurs et responsables, ou avant d’annoncer officiellement leurs décisions en ce domaine ”. 675

Au plan des élections qui nous concerne en particulier, s’il est vrai que la démocratie est un système de choix, la liberté de choisir s’avère ici totalement restreinte. Et même au sein du parti, “ ‘les élections ne sont pas toujours libres et les cadres répugnent à se soumettre à la volonté de la base’ ”. 676 En toute hypothèse, il n’y a pas d’alternance politique possible puisque les partis d’opposition sont en pratique exclus.

Notes
666.

Gonidec (P.-F.), Les systèmes politiques africains, 2 ème partie. "Les réalités du pouvoir", Paris, LGDJ. 1974, p. 7.

667.

Gaillard (P.) , op. cit., tome 2, p. 65 ; J.-F. Bayart rappelle que "ce sont le parti, l'Administration, le régime qui sont issus de la personne du chef de l'État, non l'inverse". Cf. L'État au Cameroun, op. cit.

668.

Buchmann (Jean), L’Afrique Noire indépendante, Paris, L.G.D.J. 1962.

669.

Bourmaud (Daniel), La politique en Afrique, op. cit., p. 75.

670.

Girault (A.), op. cit., p. 400.

671.

Ki-Zerbo (Joseph), Histoire de l’Afrique Noire, Paris, Hatier, 1978, pp. 429-430.

672.

Bayart (J.-F.), L’État au Cameroun, op. cit., p. 147.

673.

Ibid., p. 146.

674.

Prouzet (M.), Le Cameroun, op. cit., p. 246.

675.

Ibid.

676.

Ibid., p. 143.