S'agissant tout d'abord des élections présidentielles, il est évidemment exclu qu'une compétition atteigne le centre même du système politique ainsi concerné : le chef de l'État. Il vaut mieux ne pas y songer. 677 Au sein de l’appareil de l’UNC, la remise en question de la primauté de M. Ahidjo est impensable : “‘ il est d’ailleurs significatif qu’aucune procédure de mise en minorité et de renversement du Président national ne soit explicitement prévue dans les statuts ou le règlement intérieur ’”. 678 En dehors des structures partisanes, ceux qui osent enfreindre cette règle non-écrite mais connue de tous, attirent sur eux, l'ire et l'opprobre du régime dont le fonctionnement, rendant impossible l'alternance au pouvoir, permet en outre de le caractériser. 679 Par ailleurs, autre caractéristique du régime d'A. Ahidjo, aucun talent ne peut se révéler qui ne soit aussitôt objet de suspicion, et l'originalité un péché. Tout ce qui peut distinguer est rabaissé, 680 dès lors trône inévitablement la médiocrité, satisfaite et répressive; la détermination va naturellement apparaître comme un vice, le courage comme un fléau. De fait, il doit être clair pour tous que le chef de l'État se situe toujours au-dessus de toute concurrence, fut-elle électorale : le Président est toujours le candidat unique du parti unique à la magistrature suprême. Ainsi , comme l'écrit donc J.-F. Bayart, "l'investiture de M. Ahidjo en 1965, 1970 et 1975 ne semble avoir fait l'objet d'aucun débat contradictoire au sein du Bureau politique, 681 ce qui est théoriquement supposé devoir se faire, selon le respect des procédures au sein de cet organe du parti unique également évoqué par Paul Tessa, qui écrit, à ce propos s'agissant des élections présidentielles et des élections législatives, que : "‘le choix des candidats est l'œuvre non des électeurs, ni même des organismes de base du parti, mais du Comité Directeur, présidé par le chef de l'État’". 682
Au niveau des élections législatives, la sélection des candidats uniques est préparée par les rapports qu'envoient concurremment des différentes régions du pays, les autorités politiques, les autorités administratives, mais aussi et surtout la police secrète politique s'appuyant sur son réseau d'indicateurs, véritable base du régime. Une commission restreinte de l'organe directeur du parti prend le relais et dresse une première liste des candidatures suffisamment sérieuses pour être envisageables. Selon les dispositions d’une loi du 7 décembre 1973, il est prévu que les candidats ne puissent être que des membres de l’U.N.C.. Or, l’U.N.C. est le parti unique, il a donc le monopole de présentation des candidatures. Les seules qualités requises sont évidemment celles qui assurent l'émergence mécanique du chef du parti lui-même : A. Ahidjo. Le conformisme s’avère la valeur suprême, dans ce régime où il n'est pas fait d'admiration pour qui sait mieux, mais de l'admiration pour qui fait davantage au goût du pouvoir. Par la suite de la procédure de sélection des candidatures, le Président de la République, chef du parti unique, opère un choix souverain parmi les noms qui lui sont présentés, à l'issue d'un débat supposé devoir se tenir au sein de l'organe directeur; cette dernière instance approuve finalement la liste unique ainsi établie de ceux qui deviendront députés ; car, le choix des candidats investis par le parti entraîne leur élection automatique, le nombre de noms sur la liste unique étant exactement celui des sièges à pourvoir.
Il est à noter que pour les dirigeants de ce régime non pluraliste, la liste unique n'est évidemment pas, le signe de la tyrannie que l'on pourrait y trouver. Bien au contraire, elle est la marque de l'unité que l'on souhaite ainsi marquer. La liste unique symbolise aux yeux du régime en place la communion populaire ; de même, le parti unique, l'UNC n'est pas lui-même le fruit de la " machination" que suggérerait le processus de sa constitution . Pour ses dirigeants, la légitimité que revendique est réputée être née du libre consentement de toutes les formations et de la libre adhésion de “ ‘l’immense majorité des Camerounais. Aussi, le règlement intérieur et les statuts de cette formation prévoient un mode d’organisation démocratique. L’UNC répond donc à l'identité des aspirations du peuple qui s'expriment dans son chef, A. Ahidjo, qui l'incarne.
Concernant les élections municipales cette fois, la liberté accordée à la base paraît plus grande : le choix des candidats est effectué par les sections départementales du parti, mais sous réserve de l'approbation du bureau politique national, là encore présidé par le même homme, Ahmadou Ahidjo. Il s’agit donc d’une liberté surveillée et déléguée : “ le chef de l’État peut intervenir directement et expressément : il semble avoir interdit à M. Tokoto, maire de Douala dont il déplorait la gestion, de faire acte de candidature aux municipales de 1967’ ”.
683
Au total, l'ensemble du corps politique se retrouve régi par une seule tête. 684 Le recrutement de l’ensemble du personnel politique constitue le fait du prince. Pourtant, “ ‘historiquement, le pouvoir de M. Ahidjo et de l’UNC n’est pas né des urnes : les manœuvres de l’administration française, les négociations partisanes ont précédé les consultations populaires, tôt truquées (dès 1960 dans le Nord et 1961 dans le Centre-Sud)’ ”. 685 Mais parvenu à la tête de l’État, “ ‘M. Ahidjo est devenu la source de tout pouvoir. L’une de ses premières tâches fut d’étouffer les foyers autonomes et virtuellement concurrents de légitimité, et ainsi de contrôler les canaux de recrutement du personnel dirigeant’ ” 686 . Ainsi, ce régime monopartisan d’A. Ahidjo s'apparente à ce que Bertrand De Jouvenel nomme "le principat". 687 Jean-François Bayart note par ailleurs que M. Ahidjo, "‘à la tête d'un État fortement centralisé et peuplé de seulement sept millions d'habitants a une connaissance directe de tous les cas individuels d'influence locale et d'accumulation de richesses’". 688
Qu'en ce régime présidentiel de parti unique le système électoral ne soit pas ouvert à tous, et que les candidats/vainqueurs aux élections soient longtemps connus à l'avance, désignés puis imposés aux électeurs, comporte au moins deux types de conséquence à souligner :
En fait de liberté, aux analyses ci-dessus s'ajoute que ce vote n’est avant tout que le résultat d'une construction par usage de la contrainte indirectement exercée sur l'ensemble de l'électorat.
Par exemple, au cours des contrôles multiples et rafles de police qui caractérisent le fonctionnement de ce régime, 694 en dehors de ses pièces d'identité et de la preuve de son paiement d'impôt qui lui sont demandés, tout ressortissant camerounais doit obligatoirement et systématiquement présenter non seulement sa carte d'adhérent au parti unique, mais aussi sa carte d'électeur sans lesquelles il s'expose à de graves ennuis. Cette dernière carte doit en règle générale être estampillée du cachet du bureau de vote où son détenteur devra normalement avoir rempli ses dernières "obligations de citoyen".
Pour revenir à la procédure de cooptation des dirigeants, une fois sélectionnés et investis, il leur est interdit, en tant que candidat de faire personnellement campagne : "[‘le parlementaire] n'a aucune action indépendante à entreprendre localement sans l'accord préalable du représentant local du parti’". 695 Toute initiative individuelle dans ce sens soulève aussitôt la méfiance pathologique du régime. Les élus n'assurent donc qu'une fonction instrumentale et seconde de communication et ne disposent d'ailleurs d'aucune ressource en propre qui leur permettrait de poursuivre un projet politique autonome. De même, “ ‘les ministres ne peuvent avoir qu’un rôle technique d’exécutants des volontés présidentielles. Les arrêtés qu’ils prennent ne concernent jamais que des questions d’intérêt très sectoriel. Il ne leur est d’ailleurs même pas reconnu le droit de décider d’eux-mêmes de l’organisation de leur propre cabinet. Depuis 1965, en effet, c’est un secrétaire général, nommé par la présidence dans chaque ministère, qui remplit les fonctions normalement dévolues au cabinet ministériel’ ” 696 .
Le droit de parole est donc rigoureusement distribué, mais surtout le contenu des interventions apparaissent eux-mêmes plus prévisibles, comme si un même discours se répétait à l’infini sans subir d’inflexion notoire. Ainsi le locuteur devient dans ce régime l’instrument de ce discours, et non l’inverse : “ ‘Il ne peut y avoir de nouvelles, il n’y a que des signes qui confirment l’application de la ligne politique du moment’ ”. 697 La campagne électorale est menée par le parti lui-même, autrement dit par l’ensemble du système puisque le parti est partout, 698 qui demeure "l'organisateur et le maître de l'État", 699 qui recueille enfin le bénéfice des suffrages. Ceux-ci doivent “ normalement ” être de l'ordre de 99% car, comme l'explique encore Moussa Yaya Sarkifada, l'un des principaux idéologues du régime, "‘(...) la participation électorale telle qu'il faut l'entendre dans la vie politique actuelle de notre pays doit nécessairement (...) se situer au moins au-dessus de 90% (...) cette nouvelle exigence (...) exclut sans réserve l'abstention volontaire des militants aux élections. Elle fait de l'élection non plus seulement un droit ou une fonction, mais un devoir concurrence dans l'espoir d'obtenir le plus fort taux de participation. L'Administration n'étant pas en impérieux.’ ‘ 700 ’ ‘ "À partir de là, les cadres politiques livrent leurs départements respectifs à la reste, l'on a donc l'appel de certains préfets en vue d'une élection des candidats à " 150 % des suffrages’". 701
Sous ce régime d’Ahmadou Ahidjo, il est à noter que “ ‘les autorités administratives, le parti et la police fabriquent les résultats de la consultation, compte tenu de la volonté exprimée par le chef de l’État, même si celui-ci ne formule aucune consigne explicite de manipulation, voire à son insu ’”. 702 Il est aussi à souligner que ces mêmes autorités administratives, relais du gouvernement, détiennent clairement un certain pouvoir exécutif s’accompagnant d’un pouvoir bureaucratique dont l'essentiel est un pouvoir de surveillance et de contrôle, formes subtiles d'une délation virtuelle, constante. Le rôle spécifique de ce pouvoir bureaucratique consiste à agir, comme une sorte de haut-parleur qui ne proclame jamais que deux choses : d'une part le règlement du régime, d'autre part les manquements au règlement du régime. Le meilleur moyen d'échapper à la violence du régime consiste simplement à ne pas donner à ce dernier l'occasion de la manifester, c'est-à-dire pour tout groupe et pour tout individu, avoir nécessairement à se conformer spontanément aux règles et injonctions : par exemple, voter selon les vœux du régime.
En dessous d’une moyenne de 90% de suffrage favorable obtenu dans une localité à l'issue d'un scrutin, dans ce régime non pluraliste où la moindre fausse note a des résonances émotionnelles considérables, le gouvernement estime avoir à faire face à un acte éminemment politique : un fait de "subversion", un affront ou encore, une expression dramatique qui met en cause ses fondements, et nécessite donc une réponse vigoureuse et rapide, qui se traduit immédiatement et naturellement en une opération de "reprise en main" ne signifiant jamais qu’une seule chose: la violence.
En ce sens, le témoignage d'Eyinga Abel dans son ouvrage, Mandat d'arrêt pour cause d'élections, Paris, éd. L'Harmattan, 1978, 250 p. Cet auteur fut condamné à mort pour s'être déclaré candidat à l'élection présidentielle en 1970.
Cf. Bayart (J.-F.), ibid.
Lanciné Sylla, "Flux et Reflux des dictatures civiles et militaires en Afrique Noire" in Mort des dictatures, op. cit.
C'est bien ce qui nous semble ressortir des différents rapports du parti, comme de celui concernant le Séminaire de l'U.C. dont la brochure publiée est intitulée : “ Premier stage de formation des Responsables de l'Union Camerounaise du 1er août 1961 à Yaoundé ” ; cité par Kamto (M.) ; op. cit., p. 478.
Le souhait de M. Ahidjo de ne pas briguer un nouveau mandat en 1975 et de se retirer au bénéfice de son inamovible ministre des Forces Armées, M. Sadou Daoudou, peut apparaître comme une manœuvre à mettre sur le compte de la ruse ou du subterfuge politique visant à jauger les réactions de son entourage, à tester son aura personnel dans la population ou à mesurer l'attachement des siens à sa personne. Cette annonce fait partie de la mise en scène caractéristique d’un régime qui veut montrer son dirigeant prétendument désintéressé du pouvoir, quand on sait tout le soin qu'il mis à éliminer ses rivaux et opposants les uns après les autres, et le mal qu'il se donna pour reprendre ce pouvoir à la faveur d'un coup d'État lorsqu’il sembla s’être rendu compte que son départ tout autant que son arrivée à la magistrature suprême, avaient été organisés par d'autres que lui-même : les Français ? Les dernières révélations de Jacques Foccart paraissent bien attester de cette volonté de reprendre le pouvoir par la force et confirment pour le moins ce souhait de départ en 1975 comme une opération purement destinée à tester son entourage immédiat. Et lorsque l’on faisait partie de cet entourage, peut-être valait-il mieux faire semblant de s’opposer à cette proposition du chef de l’État. Voir Foccart (Jacques), Gaillard (P.), Foccart parle. Entretiens avec Philippe Gaillard, Paris, Fayard/Jeune Afrique, tome1&2 1995 et 1997. Voir également Bayart (J.-F.) in CEAN/CERI ; Aux Urnes, l'Afrique ! Élections et pouvoirs en Afrique Noire, Paris, Pedone, 1978, p. 195.
Cité par Eyinga (Abel), op. cit.
Bayart (J.-F.), L’État au Cameroun, op. cit., p.145.
Pierre Flambeau Ngayap a évalué l'ensemble de la classe dirigeante au Cameroun à un millier de personnes qui allaient, venaient, montaient et descendaient, échangeaient leurs places, sans jamais sortir du cercle. Il s'agit des hommes politiques, des hauts fonctionnaires exerçant un pouvoir réel. Cf. Cameroun qui gouverne ? d'Ahmadou Ahidjo à Paul Biya, Paris, l'Harmattan, 1983, 352 p.
Cf. Bayart (J.-F.), L’État au Cameroun, op. cit., p. 143.
Ibid.
Jouvenel (Bertrand de), Du principat et autres réflexions politiques, Paris, Hachette, 1972, p. 131.
Cf. Aux Urnes, l'Afrique ... op. cit., p. 196.
Ngayap (P.-F.) ; op. cit.
Gicquel (Jean) ; "Le Présidentialisme négro-africain : l'exemple camerounais" in Mélanges offerts à G. Burdeau, Paris, LGDJ, 1977, p. 705. Dans le même sens, Yannopoulos (T.) et Martin (Denis) ; "Régimes militaires et classes sociales en Afrique Noire. Une hypothèse". RFSP, vol. XIII, n° 6, déc. 1973, p. 760.
Conac (G.), Rapport au Colloque de Bordeaux de 1976, cité par M. Kamto, op. cit., p. 455.
Ibid.
Ibid.
Les “ laissez-passer ” pour se déplacer d'une ville à une autre ne seront supprimés qu'en 1975.
Exposé du secrétaire politique de l'UNC., cité par J.-F. Bayart, op. cit. , p. 201.
Prouzet (M.), Le Cameroun, op. cit., p. 247.
Cf. Thom (F.), La langue de bois, Paris, Julliard, 1987.
Ngapet, cité par Asso (Bernard) ; op. cit., p. 134.
Conac (Gérard) ; "Les Constitutions des États d'Afrique et leur effectivité", in Dynamiques et Finalités des droits africains, Paris, Economica, 1980, p. 406.
Moussa Yaya, cité par Bayart (J.-F.), op. cit., p. 206.
Ibid.
Ibid., p.178.