3. – La politique de masse appliquée aux populations camerounaises.

La suprématie précédemment soulignée d’A. Ahidjo dans la conduite des affaires de l’État au Cameroun entraîne par voie de conséquence la nécessité d’avoir recours à la propagande.

Les différentes organisations satellitaires de l'UNC, à savoir l'OFUNC ( Organisation des femmes de l’Union Nationale Camerounaise), la JUNC ( les Jeunesses de l’Union Nationale Camerounaise), l'UNTC (l’Union Nationale des Travailleurs Camerounais) conçues pour renforcer le pouvoir que pour donner la parole à la base, et d’autres organisations inféodées au régime en place comme la FENEC dans le milieu estudiantin, embrigadent toutes les composantes de la population camerounaise, en ayant pour mission dans le domaine des élections en particulier, de même d'ailleurs que les différentes Administrations du pays, bien qu’apparemment sollicitées dans une mesure moindre, de veiller à la réédition aisée du score de 99% de suffrages à chaque consultation électorale. Afin de réaliser cet objectif, les instruments de communication des idées deviennent également des "courroies de transmission" efficaces de la volonté des gouvernants aux gouvernés : “ Vous êtes les haut-parleurs du gouvernement", disait en 1973 le Ministre de l'Information et de la Culture, 724 aux agents de la radiodiffusion nationale . “ C’est [donc] en termes de profond respect que journalistes de la presse écrite et parlée parlent du Chef de l’État. Les portraits du Père de l’indépendance, du Héros de la nation, figurent en bonne place, non seulement dans les édifices publics, mais aussi dans les demeures des particuliers. Son effigie apparaît aussi sur les boubous des hommes, sur les parures des femmes, sur les billets de banque, les timbres-poste…Les slogans vantant les mérites du “ ‘Grand Camarade El Hadj Ahmadou Ahidjo ” et les souhaits de longue vie se lisent fréquemment sur les banderoles ou sur les murs des rues. Les déplacements officiels et les apparitions publiques du chef de l’État se déroulent dans le faste, selon un protocole solennel et après de minutieux préparatifs. La foule est invitée à se masser longtemps à l’avance sur le parcours devant être emprunté par le président : elle est même conviée à organiser des processions folkloriques pour rendre hommage au Premier magistrat de l’État. Pour inciter la population à ovationner son président, il n’est pas rare non plus qu’un ordre de fermeture des bureaux et des usines soit lancé ’”. 725

Que ce soit l’O.F.U.N.C, la J.U.N.C. ou l’U.N.T.C., la mission de ces différentes structures se concrétise dans la propagande du gouvernement faite auprès des populations. Il s’agit en effet de vaincre toute velléité d'indifférence, d’organiser le consensus, c'est-à-dire l'acceptation populaire des gouvernants, en suivant apparemment en cela les préceptes du fondateur du "national-socialisme" d’après lesquels: "‘La propagande est un art, elle doit toujours et uniquement s'adresser aux masses’". 726

Au Cameroun, cette politique de masse est également à rapprocher de ce que Silone nomme " la mystique du troupeau," 727 caractéristiquement observable dans ce régime présidentiel de parti unique, en la récitation psalmodiée au cours des réunions publiques des propos stéréotypés extraits des discours du chef de l'État. "‘Le fait que personne ne croie à ces discours ne veut pas dire qu'ils sont inefficaces : ils monopolisent et balisent le terrain de la parole publique autorisée et constituent de plus un rite de soumission doué d'une certaine efficacité pour ceux qui doivent s'y soumettre’". 728 Mais l'obligation faite également aux gens de ne s'exprimer publiquement qu’au travers de cette “ langue de bois ” s'ils ne veulent pas être marginalisés, semble les déconsidérer à leurs propres yeux, les détruire moralement et les transformer en cyniques prêts à pactiser avec le pouvoir.

Dans ses manifestations concrètes, cette "mystique du troupeau ”, consiste à répéter en chœur des slogans du parti, des chansons simplettes du genre de celle-ci :

  • Un orateur/animateur entonne : Qui Vive ?
  • Et la foule lui répond en chœur d'une même voix chantée et rythmée: AHMADOU AHIDJO
  • Le même orateur/animateur reprenant à la suite : Qui Vive ?
  • Et la foule de la même voix chantée et rythmée de répondre : UNION - NATIONALE - CAMEROUNAISE.

Aux écoliers l’on fait également ânonner des couplets en boucle du même style :

‘Vive, vive Ahmadou Ahidjo
Vive, vive l’apôtre de la paix
Vive, vive l’Union Camerounaise
Vive la République fédérale du Cameroun.’

Il s'ajoute aussi dans l’observation de la “ mystique du troupeau ” des marches toujours en chantant lorsque l'occasion se présente, des défilés et parodies. Au moindre événement qui touche le chef de L'État, c'est par milliers que lui sont adressées des motions de soutien. Celles-ci rivalisent par l’originalité de leur contenu mais surtout par le caractère flagorneur des propos qui y sont tenus. Et la radio nationale les diffuse pendant des heures. De fait, tout cela correspond en l'espèce, au résultat du fonctionnement d’une “ politique moutonnière ” dont Alain propose le tableau suivant :

‘"Le mouton est mal placé pour juger ; aussi voit-on que le berger de moutons marche devant, et que les moutons se pressent derrière lui ; et l'on voit bien qu'ils se croiraient tous perdus s'ils n'entendaient plus le berger, qui est comme leur dieu. Et j'ai entendu conter que les moutons que l'on amène à la capitale pour y être égorgés meurent de chagrin dans le village, s'ils ne sont pas accompagnés par leur berger ordinaire. Les choses sont ainsi par nature ; car il est vrai que le berger pense beaucoup aux moutons et au bien des moutons ; les choses ne se gâtent qu'à l'égorgement ; mais c'est chose prompte, séparée, et qui ne change point les sentiments. Les mères brebis expliquent cela aux agneaux, enseignant la discipline moutonnière, et les effrayant du loup. Et encore les effrayant du mouton noir, s'il s'en trouve, qui voudrait expliquer que le plus grand ennemi du mouton, c'est justement le berger." 729

Récapitulons : pendant la période de la décolonisation et jusqu'en 1962, la configuration politique qui l'emporte au Cameroun est le pluralisme s'inscrivant dans un contexte de compétition électorale. Après 1962, le régime présidentiel de parti unique qui se met progressivement en place suspend ce pluralisme, le répudie et lui succède. Comme il a été dit plus haut, ce régime s'accompagne de l'étiolement de l'activité politique ; le vote n'est plus libre, mais construit. Il s’agit d’un vote sous contrainte. La compétition s'effectue ailleurs, notamment au niveau de l'obtention des investitures dans le parti unique, autant dire en dehors du cadre véritable de l'élection. Dès lors, ni les présidentielles, ni les législatives ou les municipales ne sont en réalité disputées le jour des opérations de scrutin ou pendant la campagne électorale. La crédibilité des résultats n'en est qu'aléatoire. Le vote perd également sa signification fondamentale : l'opportunité qu'il procure à l'électeur de trancher entre des équipes rivales. 730

S'étant donc substitué à l’électeur, le pouvoir, engagé dans la recherche de la cohésion et de l'unité sociale quasi totales, affecte aux élections des rôles particuliers qui se caractérisent dans leur nullité de la fonction de sélection. D'où la dévalorisation du vote, à travers des élections de pure forme :

  • Sur le plan externe, en régime présidentiel de parti unique ces élections ne sont plutôt qu’un moyen de légitimation internationale par la preuve qu'elles semblent apporter que les dirigeants nationaux agissent selon un minimum de respect des "règles démocratiques" et notamment du principe représentatif". 731 En effet, depuis "la révélation de l'holocauste hitlérien et du goulag stalinien", être défini comme une dictature est devenu infamant, aussi, ce mot déplaît-il aux gouvernants africains. Soucieux d'honorabilité, ils ne conviennent pas de l'exercer dans leur pays, car dans un monde désormais sensible au respect des droits de l'homme et des peuples, tout régime suspecté de dictature devient bien vite "illégitime" dans l'opinion et la communauté internationales. De plus, afin de bénéficier des avantages consentis par certaines institutions internationales à caractère économique, organiser régulièrement des élections "sans risque", ne consiste qu’à se conformer au "code de bonne conduite" élaboré par les pays occidentaux qui dominent ces organisations ;
  • Sur le plan interne, ces élections rétablissent certes le contact avec les foules, mais elles ne peuvent fournir d’informations objectives sur la popularité de celui qui en sort vainqueur, ni à tester la popularité réelle des hommes et des institutions ; elles ne constituent en réalité que des appareils de contrôle social, et à ce titre contribuent à la diffusion du discours idéologique du régime. 732 les élections impliquent en effet, un effort particulier d’agitation politique, et donc de diffusion des normes du système politique en place, 733 d’où la banalisation de la fréquentation régulière des urnes, seul élément méritoire que nous pourrions retenir de la part du régime d’A. Ahidjo, compte tenu du processus de l’apprentissage de la démocratie à appréhender.

Si du fait de leur caractère non concurrentiel, ces élections n'ont aucune fonction sélective, elles constituent en revanche l'occasion du recrutement par cooptation au sein du groupe dirigeant, dans un jeu subtil d'appréciation du potentiel de dissidence et du rapport de force établi entre groupes sociaux et/ou ethniques avant la consultation même; elles fournissent donc l'alibi de l'élimination politique : Assalé en 1965 ; Jua en 1968 ; Foncha en 1970. 734

Il reste qu'en dehors des périodes électorales, qui constituent notre situation sociale de référence, et lorsque tous les opposants déclarés au régime d’A. Ahidjo furent donc d'une manière ou d'une autre éliminés, s'accompagnant de la terreur, la violence ne s'arrête pas. Elle se perpétue indépendamment de ces finalités que l'on pouvait croire qu'elles étaient les seules à lui être assignée : l'élimination des opposants au régime, l'obtention de l'assentiment populaire se traduisant concrètement dans les votes à 99% de suffrage électoral pour faire bonne figure au plan international par exemple...

Afin d’expliquer dans un régime totalitaire le phénomène d'une terreur permanente et totale, se perpétuant au-delà des objectifs électoraux du pouvoir en place, Hannah Arendt établit premièrement le fait qui constitue le point de départ de son analyse : la spécificité de la terreur totalitaire à la fois considérée comme le fait crucial pour la compréhension même de ce type de régime 735

Pour Hannah Arendt en effet, cette terreur est l'essence même du régime totalitaire ; elle en est le signe spécifique. Ce qui la distingue des autres terreurs est "‘qu'elle continue d'être (donc) utilisée... même quand ses buts psychologiques ont été atteints : sa réelle horreur réside dans le fait qu'elle règne sur des populations complètement soumises".’ ‘ 736 ’ ‘ "Elle a cessé d'être un simple moyen de suppression de l'opposition, bien qu'elle soit aussi utilisée à cette fin, (...) Elle devient indépendante de toute opposition’". 737

Poursuivant sur le même sujet, Hannah Arendt écrit que la terreur totalitaire a une rationalité interne, elle est la transcription au plan politique de cette loi fondamentale des choses qui veut que rien ne soit et que tout devienne, que rien ne soit qui ne soit simple moment dans un devenir qui seul est l'essence, ce que Marx et Darwin présentaient déjà : le Mouvement. 738

Malheureusement, cette analyse que fait H. Arendt nous semble davantage constituer une exégèse de la terreur (ou de la violence) que son explication. Poursuivant néanmoins, elle invoque cette fois l'idéologie.

Pour elle, comme pour Raymond Aron d'ailleurs, 739 au même titre que la terreur, l'idéologie est un concept clef du totalitarisme. Il s'agit d'une construction purement logique, c'est-à-dire analytiquement tirée de ses prémisses, sans aucun contact avec le réel ou l'expérience, et dont l'important est moins la source, l'idée mère, que les conséquences entraînées en pratique par son application. Pour H. Arendt, il est ainsi question de l'attitude déréelle encouragée par l'organisation matérielle des individus, le parti jouant le rôle d'écran entre la réalité et eux. 740

L'on voit ainsi apparaître la thématique du fanatisme car, ce dont il s'agit concerne le conditionnement intellectuel et moral qui serait aussi une dénaturation de l'esprit et de la volonté par une idéologie. H. Arendt fait en effet coïncider idéologie et idolâtrie du Mouvement, celui-ci imposant de briser tout ce qui peut en l'homme l'interrompre, c'est-à-dire l'homme lui-même.

En pensant, en agissant, l'homme veut en effet faire quelque chose, penser quelque chose ; il vise sa propre réalisation comme homme, alors que le Mouvement doit devenir fin en soi, Mouvement pour Mouvement. Il faut donc retirer à l'homme la capacité de penser, la capacité d'agir, il faut lui retirer sa liberté pour que le Mouvement s'accomplisse, il faut lui retirer son individualité : le camp de concentration représente alors le type idéal actualisé de la terreur. Le Mouvement c'est la déshumanisation, c'est la terreur.

Bien que ces intuitions de Hannah Arendt soient éminemment édifiantes pour être ici soulignées, elles peuvent aussi malheureusement paraître plus tautologique qu'explicative d’un autre côté. En effet, le culte du Mouvement pour le Mouvement rendrait compte de ce qui se passe mais encore faudrait-il le justifier. Il est possible que les hommes soient fous : toute la question est de savoir comment ils le deviennent

Si l'idéologie peut donc s'avérer ici comme un délire logique, ce qui reste à connaître est la cause du délire, phénomène pathologique dont il faudrait également retracer l'étiologie. L'on peut donc dire que ce raisonnement est contradictoire, parce qu’il consiste à expliquer la terreur par la conviction. Or, le mécanisme de fonctionnement de l'idéologie tend à en éliminer tout contenu : "‘le contenu réel de l'idéologie qui a fait naître l'idée (...) est dévoré par la logique avec laquelle "l'idée" est exécutée’." 741 En d'autres termes, plus l'idéologie réussit, et moins elle fait appel à la conviction : "‘l'élimination obstinée de la conviction comme mobile d'action est devenue l'article de foi depuis les grandes purges (...) le but de l'éducation totalitaire n'a jamais été d'instiller des convictions mais de détruire la capacité d'en acquérir’". 742

Afin d’appréhender la perpétuation de la terreur totalitaire au Cameroun, sans avoir nécessairement recours à la finesse du discours fastidieusement élaboré de spécialiste, il nous semble devoir tout d'abord constater que dans un régime d'insécurité sociale tel celui d'A. Ahidjo, et comme le souligne le professeur Duverger, 743 le pouvoir ne peut se prévaloir d’une légitimité démocratique, celle qui découle des urnes. À ce sujet justement, s'agissant de quelques États africains au nombre desquels figure le Cameroun de l’époque d’Ahmadou Ahidjo, M. Deboste fait remarquer "‘qu'on ne peut ignorer qu'en 1980, le suffrage universel n'est pas encore une source de légitimité [de ces] pouvoirs qui se cherchent [donc]dans des nations toujours en voie de création’." 744 Dès lors, le recours à la violence qui finalement devient "l'essence du régime", va s’analyser comme l’expression de l’incertitude d’un pouvoir dépourvu de fondements légitimes et se présenter comme l'unique procédé de gouvernement, le seul moyen dont dispose le pouvoir en place, pour asseoir ses bases, les stabiliser et enfin réaliser ses desseins.

La plupart des théories politiques rejoignent le sens commun lorsqu’elles distinguent deux types de rapport au pouvoir chez les individus, selon la nature du régime en particulier. Le rapport de sujétion, ou d’“obéissance subie ”, 745 est caractérisé par une attitude générale de soumission résultant de la crainte qu’inspirent les appareils coercitifs ; la peur garantit ici la docilité. Le rapport de consentement, ou d’ ”obéissance volontaire ”, suppose un acquiescement des individus, une acceptation du pouvoir et de ses manifestations. En fait, la distinction n’est pas toujours aisée à établir . De surcroît, le terme de consentement peut désigner des rapports au pouvoir multiples, chargés de significations différentes. L’individu peut “ consentir ” dans le sens où il se résigne à l’existence d’appareils politiques spécialisés, les perçoit comme inévitables, y acquiesce par habitude ou parce qu’il en attend, pour lui et ses concitoyens, des avantages. Il peut enfin s’en faire le soutien parce qu’il souscrit personnellement aux croyances et aux valeurs dont le régime et les dirigeants se réclament. La légitimité d’une forme de pouvoir est, dans cette perspective, de l’ordre des croyances partagées par un grand nombre : ‘“ Pour obéir à un commandement ou à une règle alors qu’on pourrait impunément désobéir, il faut croire en la légitimité de ce commandement ou de cette règle, et partager cette croyance avec l’ensemble de la communauté politique à laquelle on appartient.’ ” 746 C’est un trait commun des dirigeants que d’espérer un renforcement de ces croyances par l’usage de procédures variées destinées précisément à susciter le consentement et à développer le soutien des membres de la communauté politique ; la légitimation du pouvoir peut ainsi s’analyser comme la production d’un ensemble d’actes et de discours dont les dirigeants attendent une légitimité accrue. 

Autrement dit, tirant son origine et sa légitimité du consentement de tous, si le pouvoir fait appel à la violence, c'est sans doute qu'il n'a pas ou a simplement perdu cette propriété essentielle : quand l'autorité du pouvoir se trouve récusée au lieu d'être l'objet du consentement, c’est alors qu’émerge la violence. Tout autant que le parti unique qui apporte un semblant de certitude et de consolation, la pratique de cette violence consiste en ce qu’elle “ sécurise ” les détenteurs du pouvoir qui, après l’avoir conquis referment ainsi les vannes en dressant des barrages devant la liberté du choix des citoyens, sachant que ce choix leur serait difficilement favorable.

Ceci dit, il nous faut quelque peu rectifier ce qu’écrit Jean-François Bayart concernant le fonctionnement du régime d’Ahmadou Ahidjo, que c’est de l’exercice même du pouvoir qu’il a progressivement tiré sa légitimité. 747 Non pas que cette affirmation ne soit pas fondée après qu’il ait à juste titre constaté qu’ “ historiquement, le pouvoir de M. Ahidjo et de son parti ne procède pas des urnes, mais des manœuvres de l’administration française et des compromis scellés au niveau des états-majors partisans, que l’électorat a ratifiés par la suite, région par région, obéissant en cela aux injonctions des notables. Les résultats des consultations électorales n’ont d’ailleurs pas tardé à être manipulés (dès 1960 dans le Nord et 1961 dans le Centre-Sud ), les autorités camerounaises renouant avec la tradition coloniale ” 748 . Ce qui nous paraît devoir être rappelé à ce propos est que c’est aussi par l’exercice de la violence comme technique de pouvoir que le chef de l’État a pu progressivement asseoir son autorité.

Cette violence désigne alors les diverses formes de recours à la contrainte matérielle dans la vie politique camerounaise, tout autant qu’elle est “ ‘l’une des manifestations caractéristiques du pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir du gouvernement’ ”. 749 Pour le sujet qui nous concerne, cette violence consiste en ce qu’elle “ va à l’encontre de ” la liberté du choix des citoyens, de la souveraineté résidant à titre incommutable dans le peuple et la nation et qu’elle ne peut donc être conçue que comme une dénaturation (ou une altération) de la volonté populaire seule habilitée à désigner ses représentants, et qu’elle s’oppose au sens créateur de toute altérité dans les jeux du pouvoir.

Les instruments de cette violence à la fois psychologique et physique sont l'armée (que l’on fait par exemple donner à Élig-Mfomo, cf. supra), la milice du parti (dont le véritable rôle de ses membres consiste à fonctionner en tant qu’indicateurs de la police politique) ; mais à coup sûr, le principal instrument à l’efficacité inégalée de cette violence est la police (secrète) politique elle-même, soutien véritable du régime d’A. Ahidjo..

Cette violence se traduit entre autres finalités, par l'élimination physique ou psychologique des opposants réels ou supposés, l'obtention des suffrages dans le sens et le niveau souhaité par le pouvoir en place. Mais, tel que nous l'enseignent aussi les psychanalystes, il y a ce fait à prendre en considération qu'au bout d'un certain temps de conduites violentes pour réaliser ces objectifs politiques qu’on sait ne pouvoir atteindre par la voie démocratique ou le passage par les urnes, on prend inéluctablement plaisir et goût à la violence ; on entre alors dans l'agressivité. Les régimes de tendance totalitaire, à l'instar de celui d'A. Ahidjo entre 1962 et 1982 au Cameroun, offrent bien l'exemple de cette confusion possible entre attitude violente et fonctionnement agressif exclusivement dirigés vers "l'ennemi de l'intérieur".

Cependant, la violence jusqu'ici envisagée, n'est pas l'apanage du seul environnement monopartisan dans un régime de tendance totalitaire que nous venons succinctement d'examiner. On la retrouve également en œuvre dans un contexte marqué par le pluralisme officiellement rétabli au Cameroun à partir des années 1990.

Notes
724.

Tudesq (André Jean), La radio en Afrique Noire, Paris, Pedone, 1983, p.151.

725.

Prouzet (M.), Le Cameroun, op. cit., p. 249.

726.

Hitler (A.) , Ma doctrine, texte traduit et établi par Françoise Dauture et Georges Blond ; cité par Kamto (M.), op. cit., p. 347.

727.

Silone (Ignazio) , l'École des dictateurs, Paris, Gallimard, 1964, 303 p.

728.

Médard (J.-F.) , "Autoritarismes et démocraties en Afrique Noire", Politique Africaine.

729.

Alain, Politique, Paris, P.U.F., 1962, (1951), p. 94.

730.

Schumpeter (J.A.), Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Paris, Payot, 1990, 1ère éd., 1942, p. 262. Cette approche sera prolongée par Anthony Downs faisant du vote un moyen de contrôle du pouvoir, et Seymour M. Lipset faisant de l'ordre démocratique, celui dans lequel la population peut exercer le droit de "choisir les prétendants aux fonctions politiques" ; voir également Ihl (Olivier), op. cit., p. 66.

731.

Faure (Y.A.), cité par Kamto (M.), op. cit., p. 453.

732.

Comme le montre Maurice Kamto, op. cit., pp. 325-351, "asseoir l'État " et "construire la nation" sont les fondements de ce discours idéologique. "L'idéologie de l'État et de la construction nationale" se ramène à deux composantes essentielles : d'une part, la composante unité nationale : c'est celle de l'intégration nationale ou de l'édification de la nation qui signifie en même temps édification de l'État, car la Nation n'est conçue que par rapport à l'État. Étant entendu – et c'est désormais un truisme –

qu’en Afrique, l'État moderne précède la Nation (dans le sens qui lui est donné par les penseurs européens du XIXe siècle). Celle-ci est produite par l'État, lequel est lui-même une projection de la Nation : c'est l'État-Nation. D'autre part, la composante développement national ou composante "développementaliste"... Dans cette perspectives, le concept "développementaliste" ne traduit plus seulement l'idée de développement politique, mais aussi celle du développement tout court".

733.

Cf. les études présentées par le CEAN /CERI sous le titre : Aux Urnes, l'Afrique ! op. cit.

734.

Ibid., pp. 187-216.

735.

Arendt (Hannah) ; op. cit., p. 468.

736.

Ibid., p. 344.

737.

Ibid., p. 464.

738.

Ibid., pp. 461-466.

739.

Aron (Raymond) , Démocratie et totalitarisme, op. cit., pp. 275 et sq. Cf. également du même auteur, L'opium des intellectuels, pp. 165 et sq.

740.

Arendt (Hannah), ibid., pp. 470-471.

741.

Ibid., p. 472.

742.

Ibid., p. 468.

743.

Duverger (M.) , Institutions politiques et droit constitutionnel, op. cit., p. 129.

744.

Deboste (M.) ; "pouvoir moderne ou sacré traditionnel ? L'Afrique au Carrefour...", Le mois en Afrique, n° 180-181, déc. 1980 – jan. 1981, p. 97.

745.

Voir à ce propos Eckstein (Harry), The Evaluation of Political Performance. Problems and Dimensions, Beverly Hills, Sage, 1971.

746.

Lapierre ( Jean William), Vivre sans État ? Essai sur le pouvoir politique et l’innovation sociale, Paris, Seuil, 1977, p. 54.

747.

Bayart (J.-F.), “ Espace électoral et espace social au Cameroun ”, in Aux Urnes l’Afrique, op. cit., p. 194.

748.

Ibid.

749.

Arendt (H.), Du Mensonge à la violence, Paris, Presses Pocket-Agora, 1989 (1972), p. 145.