2. – la caractérisation des faits par recours aux représentations théoriques des mouvements sociaux : une tentative de coup d'État civil au Cameroun.

L’analyse des expressions collectives, tel ce mouvement de revendications des assises d’une conférence dite “ nationale et souveraine ” au Cameroun a donné lieu, en sociologie, à de nombreuses interprétations qui varient selon la perspective d’observation retenue. Au-delà de la diversité de ces paradigmes sociologiques destinés à rendre compte de l’action collective, il est de rigueur d’opposer deux démarches : la première insiste sur le caractère structurel des conflits ; la seconde définit les mouvements sociaux comme l’agrégation d’intérêts spécifiques poussant à accéder à l’espace politique. La première problématique s’inscrit dans une tradition européenne, alors que la seconde, axée sur la mobilisation des ressources, s’est plutôt déployée aux États-Unis.

L’intérêt d’un rapide détour à effectuer par ces différentes interprétations des conflits sociaux consiste à repérer dans celles-ci quelques traits dont on pourra retrouver les traces au Cameroun, par-delà les particularismes structurels ou discursifs. Le but de cette démarche consiste à invalider les thèses qui tendent constamment, sinon à marginaliser l’Afrique, du moins à situer hors de l’histoire du monde les réalités qui se produisent dans ce continent.

Dans la tradition “ européenne ”, le conflit social projeté dans les mouvements sociaux est de nature structurelle, voire au fondement d’un type de société – féodale, industrielle, post-industrielle. Cette lignée, fortement associée à l’histoire du mouvement ouvrier, est déjà à l’œuvre chez Marx, pour qui la lutte des classes correspond à la contradiction centrale du mode de production capitaliste. Pour Touraine, le mouvement social définit un type spécifique de lutte sociale, visant à prendre en charge les conflits et la culture, l’historicité, d’un type déterminé de société. Certes, ce conflit central s’exprime à différents niveaux et donne lieu à diverses formes d’action collective – revendications, pressions institutionnelles, ruptures révolutionnaires, mouvements sociaux proprement dits. Néanmoins, toutes les autres conduites, quelle que soit leur autonomie réelle, portent en elles la marque de ce conflit central. Les acteurs défendent leur identité et leur mode de vie, s’opposent à des formes de domination sociale et de contrôle culturel et en appellent à l’autonomie des sujets. Le conflit structurel caractéristique des nouveaux mouvements sociaux se déplace vers les formes inédites de domination exercées par les industries culturelles et les grands appareils de contrôle social. 770 Avec des variantes, cette vision est partagée par nombre de sociologues qui insistent sur le fait que les nouveaux mouvements sociaux se situent dans ces lieux de la société où s’exerce la plus forte pression et les plus grands investissements symboliques sur les individus afin qu’ils s’adaptent aux “ nécessités fonctionnelles ”. 771 Dans tous les cas, c’est l’existence d’un conflit structurel majeur qui commande la logique de ce type d’analyse.

La tradition “ américaine ” fait quant à elle l’économie d’une hypothèse structurelle des conflits. Ces théories conçoivent l’action collective comme l’effet d’une crise ou d’une désagrégation sociale. La relation établie entre le processus de transformation sociale et la naissance de l’action collective est le dénominateur commun de ces théories. Généralement, l’action collective résulte d’un “ mauvais fonctionnement ” des institutions, elle est le produit des perturbations causées, dans l’équilibre social, par le changement historique. Les conflits sont perçus comme une série de problèmes, et l’action collective est “ déduite ” plus ou moins directement du type de fracture sociale observé. 772 Le conflit est donc la conséquence de diverses frustrations relatives, résultant elles-mêmes de tensions sociales perçues par les individus en termes de tensions personnelles. 773 À la suite de changements externes, une dysharmonie s’installe entre les situations et les attentes des acteurs et, quand le dysfonctionnement institutionnel dépasse un certain “ seuil ” de tolérance, l’action collective se déchaîne. De manière différente, pour les tenants de la “ mobilisation des ressources ”, les tensions sociales sont considérées comme étant plus ou moins constantes, et ce sont alors les différences relatives aux capacités de mobilisation des ressources qui donnent naissance aux actions collectives. 774 L’action n’est alors que la capacité d’un acteur, guidé par le calcul des coûts et bénéfices, à mobiliser des ressources à l’intérieur d’un système d’échanges. 775 Les libertés politiques diminuent les “ coûts ”de l’action collective et les entrepreneurs de la mobilisation s’efforcent de rendre l’action peu “ coûteuse ” pour ceux qui s’y engagent. 776 La protestation devient une affaire de gestion de ressources diverses, économiques, politiques, culturelles, communautaires…Dans cette vision, l’acteur passe à l’acte quand ses possibilités de succès augmentent. Dans ce cadre, l’origine de l’action collective se déplace du niveau de la crise vers celui de l’action rationnelle d’animateurs politiques ou intellectuels. La protestation s’explique par ses opportunités. 777 Il s’agit de rendre compte des diverses stratégies de mobilisation et de pression développées par les acteurs sociaux en raison des conditions et des structures d’opportunités, 778 ou encore en rapportant les diverses formes de mobilisation au type d’État. 779 Mais, dans la plupart des cas, les mobilisations collectives sont définies comme des actions non institutionnelles répondant à une défaillance des systèmes d’intégration et d’adaptation sociale, et guidées par la volonté d’accéder au système politique.

En demeurant sur une scène sociale africaine, en l’occurrence la scène camerounaise, cette dernière tradition, la tradition “ américaine ”, est celle qui nous paraît la mieux indiquée à pouvoir fournir, comme nous le verrons, des éléments d’analyse permettant d’appréhender les faits de revendications au Cameroun et pouvoir par la suite caractériser ces faits. Mais dans cette tradition “ américaine ”, il y a le fait que des oppositions explicatives, 780 des perspectives analytiques franchement antithétiques, doivent être transcendées pour parvenir à une intelligibilité globale. C’est autrement dire que pour comprendre le mouvement de revendication au Cameroun, notre objectif consiste ici à fonctionner selon une double démarche : retenir l’approche rationnelle mais reconnaître à la fois les processus affectifs et collectifs influent sur les individus, par lesquels les mouvements s’engagent dans l’action. C’est, comme on peut le constater, une tentative de réconcilier deux démarches opposées, sans les confondre, chacune étant retenue à un niveau donné de l’analyse (jamais en même temps) ; le but de cette tentative consiste à arriver à des points de rencontre entre les approches micro et macro. Évidemment, l’entreprise n’est pas sans risques, puisque ces approches sont souvent jugées incompatibles. Avant toute chose, rappelons que le contexte de ces revendications est celui d’une crise aux multiples visages – et les conséquences de cette crise au niveau économique radicalisées par des “ remèdes ” libéraux – signifiant, comme nous l’avons précédemment vu, la rupture historique dans la division sociale du travail qui organisait jusqu’alors la société en plongeant ses racines dans des traditions très anciennes. Avant cette crise en effet, les mécanismes de l’intégration des individus à la société passaient, par la redistribution opérée par les détenteurs du pouvoir et de la richesse, par des relations de dépendance personnelle et les échanges intra-communautaires réglés par “ la loi de la dette ” (cf. supra). Le clientélisme post-colonial d’État s’inscrira dans cette longue continuité “ culturelle ” centrée sur un principe d’intégration verticale et hiérarchique rivant les individus à leur lignée et à leur communauté locale ou d’origine, les incluant ainsi dans la société globale par niveaux successifs d’intégration coiffés en dernière instance par la redistribution étatique.

La crise ayant engendré des insatisfactions dans la population, ces deux ordres complices, organiquement liés qui, jusque-là garantissaient la sécurité des individus en échange de leur consentement à la domination (celle de la hiérarchie gérontocratique communautaire, aussi bien que celle de l’État patrimonial et clientéliste) vont eux aussi se retrouver plus ou moins directement remis en question.

Dans le contexte de cette crise, il est analytiquement difficile, de se livrer à une lecture moniste et globale des faits de revendication ci-avant relatés. Deux niveaux d’enjeu, de signification ou de compréhension nous semblent devoir être dégagés des multiples interprétations possibles.

Lorsque l’on considère tout d’abord la base du mouvement de revendication au travers des facteurs relevant du citoyen anonyme pris isolément, puisque nous considérons dans ce cadre que ce qui vaut pour les individus pourrait valoir pour l’action collective, la perspective positiviste et psychologique développée par la théorie classique ne nous semble pas totalement irrecevable : l’émergence du mouvement de revendication au Cameroun trouve dès lors quelques explications dans la combinaison ou la conjonction de “ multiples dynamiques du dehors ” et des facteurs défavorables internes : la chute du mur de Berlin, la conversion de l’Algérie au multipartisme, la libération de Nelson Mandela en Afrique du Sud, le renversement télévisé de la dictature de Ceausescu, la conférence nationale béninoise, sont autant de facteurs externes auxquels viennent s’ajouter sur le plan intérieur les transformations de la réalité économico-sociale jouant contre les acteurs de la base : les changements quant à la logique de la solidarité redistributive et anti-individualiste minée par la monétarisation généralisée dans un contexte de raréfaction des ressources ; la logique d’intégration clientéliste et de domination totalisante mise en cause par la crise économique (cf. chap.2, 1 ère Partie ) ; le sentiment de privation au plan politique remontant au régime présidentiel de parti unique d’A. Ahidjo; la peur d’être exclu ou de le devenir réactivant parfois diverses marques d’appartenance populaire, diverses identifications locales et “ tribales ” contre les “ autres ”. Et tout ceci vient compléter les signes de faiblesse de la part des autorités en place, et les défenses de celles-ci se révélant de moins en moins efficaces face à la pression de plus en plus forte s’accumulant en périphérie.

Mais, comme nous l’avons également vu plus haut, ces transformations n’aboutissent pas généralement à une rupture définitive des liens communautaires traditionnels, ni n’engendrent une “ société de masse ” d’après la formulation classique de la théorie des masses. 781

À partir des transformations énumérées ci-dessus, le mouvement de revendication paraît constituer un grief social global procédant du constat de la problématisation de l’ordre social, et donc de la menace de déchéance sociale pour quelques-uns. Ce mouvement de revendication s’avère une traduction du sentiment d’exaspération des Camerounais éprouvant pour la plupart la même insatisfaction, le même désarroi social ou les mêmes inquiétudes devant une situation jugée défavorable pour eux – la raréfaction des flux redistributifs arrivant de moins en moins jusqu’à eux –, et le rejet des modes hiérarchique et autocratique de gouvernement dans le pays, puisque dans le cadre de ce mouvement de revendication, l’on prônera plus fortement une brisure radicale avec le passé. Ce mouvement de revendication constitue donc une tentative consistant à déchirer le tissu institutionnel en place ; et de faire apparaître de nouveaux “ réalisables parce qu’en voie de réalisation ”, en agressant l’ordre public établi. 782 De ce fait, la rupture que constitue également ce mouvement par rapport à la pratique électorale est assortie d’une certaine violence latente : cette violence est à la fois instrumentale, puisqu’elle sert à provoquer une brèche dans l’ordre institué, et existantes. Elle consiste également à agir dans le sens de la construction de nouveaux modes d'organisation et d'action collective.

Concrètement, l’action de la Nouvelle Opposition s’avère être une entreprise de contournement du système politique par l’" extérieur ", l’objectif politique à réaliser étant la prise du pouvoir politique. Ainsi, au détriment des élections, cette entreprise de conquête du pouvoir politique va privilégier la violence comme méthode ; autrement dit, la Nouvelle Opposition va d’une part, avoir recours à des atteintes directes, corporelles, contre les citoyens, et d’autre part, adresser des mises en demeure au Président de la République. En procédant de la sorte, cette action constitue une tentative de coup d'État civil. 783

De fait, la Nouvelle Opposition se saisit de l’expérience béninoise comme d’une aubaine, chercha ensuite à la rééditer dans l’ensemble du pays en l’interprétant comme le procédé devant lui permettre de s'emparer du pouvoir politique sans avoir à recourir aux élections dont on peut croire que l'issue lui paraissait bien incertaine.

Au plus fort de l’agitation provoquée par les revendications en effet, tous les nouveaux acteurs apparaissant sur la scène politique au Cameroun 784 s'entendirent constamment rappeler par le régime en place le principe selon lequel l'élection est en démocratie la meilleure jauge des forces en présence, le révélateur incontestable de leadership, et par conséquent, que c'est à l'électeur, et à lui seul qu'il revenait de désigner les porte-parole ou porte-drapeaux des citoyens, cela d'autant plus qu'en son article 2, alinéa 2, la constitution du Cameroun stipule bien que "les autorités, chargées de diriger l'État tiennent leurs pouvoirs du peuple par voie d'élections, au suffrage universel direct ou indirect".

Mais, le refus de la Nouvelle Opposition de se soumettre à l'épreuve du passage par les urnes confirme ses revendications comme étant le prétexte d'une entreprise de conquête du pouvoir. Présumant également de la faiblesse des défenses du pouvoir en place, cette entreprise ne consistait pas seulement à ébranler le gouvernement, plus encore à le faire tomber à la suite des flambées de violence sans précédent dans l'ensemble du pays, à provoquer la panique des dirigeants et enfin s’emparer aisément du pouvoir politique.

Les objectifs fixés pour la conférence nationale par les dirigeants du Mouvement se ramenaient essentiellement à la faire jouer comme une instance de transition vers la démocratie , à permettre à travers ses assises l'élaboration des conditions et autres dispositions pour des élections authentiquement libres, à servir comme forum ou sorte de tribunal où se serait exercé une " justice populaire directe ". Mais en réalité, ce qualificatif de direct impliquait le non-recours aux normes et aux procédures constituant le cadre formel et informel auquel l’on se conforme coutumièrement dans le pays. Ce qualificatif de direct signifie donc le rejet explicite des rituels jusque-là institués. Enfin, la conférence nationale devait constituer le cadre d’une dénonciation des dirigeants politiques en place, soupçonnés de multiples malversations financières au sein de l'État. Là aussi, le but était, disait-on, d’obtenir un rapatriement des fonds frauduleusement déposés à l'étranger. 785

Mais à l’analyse, l'on note, pour ce qui concerne l'objectif électoral tout d’abord, l’instrumentalisation par le Mouvement des tristes souvenirs relatifs aux élections "sans choix" jusque-là organisées dans le pays. (cf. supra) : les résultats de ces " pseudo consultations populaires ", comme nous l’avons vu, étaient pratiquement connus à l'avance ; ils ne descendaient jamais en dessous de la barre de 90% de suffrage en faveur des seuls candidats du parti unique au pouvoir. L’on peut comprendre que la crainte légitime des manifestants soit une repétition/perpétuation de cette pratique, ainsi que leur volonté de rompre avec l’ordre apparemment complet, compact, hermétique, résultant de cette pratique moniste. La conférence nationale sera donc présentée comme le cadre devant servir à l’élaboration de solutions diverses pour atteindre cet objectif.

Cependant, si les assises de la conférence pouvait bien atteindre cet objectif, il reste à craindre, comme le faisait alors remarquer le pouvoir en place, qu’en n’étant pas mandatés par le peuple, et qu’en étant manifestement intéressés, que les participants à cette réunion, c’est-à-dire les mêmes qui la réclamaient dans la rue, ne puissent se retrouver en position de juge et partie. De plus, il est à observer qu’au cas où la Nouvelle Opposition serait parvenue à prendre le pouvoir par ce procédé de la conférence nationale, le problème de la régularité des élections n’aurait pas été résolu, mais se serait à nouveau posé plus tard par le parti antérieurement au pouvoir et entre temps devenu à son tour l'Opposition politique. D'où un cercle vicieux de contestations perpétuant l’état de violence politique latente dans le pays.

Se proposant en outre d'instituer une période dite transitoire, l'interrogation demeure quant à la probabilité que le dit "transitoire" issu des assises de la dite conférence ne durât autant d’années que le régime monopartisan d’A. Ahidjo : à l’origine, ce régime d’A. Ahidjo se voulait transitoire. Après avoir assis son pouvoir au Cameroun, A. Ahidjo se proposait d'en venir à une "démocratie véritable" après que le peuple camerounais ait accédé lui-même à la maturité, 786 mais avec à la charge du bénéficiaire du pouvoir dans ce régime d'apprécier le moment et le niveau requis nécessaires pour l'instauration d’un régime de libertés. Seulement, comme nous l’avons également vu, le régime de tendance totalitaire d’A. Ahidjo aura vécu une vingtaine d’années signifiant, pendant tout ce temps , l’absence des libertés politiques au Cameroun (1962-1982). 787

Au total donc, les assises de la conférence "nationale" ne réunissant que des individus manifestement intéressés en personne, affichant par ailleurs ouvertement leur désir d’ " en découdre ", et la possibilité de recourir à la force, il paraît dès lors évident que si cette conférence était parvenue à tenir ses assisses, cette sorte de " forum/tribunal " qu’elle aurait constitué, aurait sans aucun doute dévié en véritable procès et règlements de compte aboutissant au même résultat que le moyen utilisé à l’origine pour l’obtenir : la violence.

Quitte à être insistant sur ce point, l’on peut dire que les revendications de la tenue d’une conférence nationale furent un stratagème destiné à rallier le plus de monde possible autour d'un projet dont la base du mouvement n’avait aucune connaissance. Beaucoup de ceux qui faisaient partie de ce Mouvement, censé représenter le peuple, s’en trouvaient éloignés en réalité. Nombre d’entre eux ont autrefois exercé des responsabilités dans le régime présidentiel de parti unique qu'ils désignaient soudainement à la vindicte populaire, après en avoir été les principaux bénéficiaires. 788

D’un point de vue historique, la fin de la rencontre tripartite constitue l’instant où le pouvoir en place, un moment vacillant, va commencer à rétablir son emprise sur les comportements dans le pays, à colmater en quelque sorte la brèche créée dans la normativité sociale et politique par ces revendications. Mais cette restauration ne sera pas totale.

En effet, depuis le 17 novembre 1991, date à laquelle s'achève donc la rencontre "tripartite", seulement une partie de la Nouvelle Opposition est passé du côté de l’ordre institué, en consentant de privilégier la voie institutionnelle ( i.e. les élections) pour désormais régler les conflits politiques dans le pays, plutôt que la voie insurrectionnelle pour parvenir à ce résultat. Si l’on n’est pas revenu à l’état ancien de l’ordre institué au Cameroun, le changement par rapport à la période passée consiste désormais dans la transformation de la texture du tissu institutionnel. Celui-ci n’a plus la même coloration, la même configuration qu’auparavant : le rapport d’adhérence qui existait entre le Mouvement et ses membres a fait place à un écart, à un décalage, à une béance entraînant le retour de l’hétéronomie. Depuis lors, se trouve désormais en présence au Cameroun au moins deux logiques différentes – l’une qui tend à l’ordre, à l’unité, à la totalisation, l’autre qui pousse au désordre, à la diversité, à la dispersion –, et au moins deux attractions contradictoires – l’une centripète, l’autre centrifuge. Dans tous les cas, et cela ne paraît pas être une régression, un réseau pluraliste d’institutions couvre désormais le champ individuel ainsi que le champ social et politique au Cameroun. Ce changement modifie sans aucun doute la nature des affrontements sociaux et politiques ultérieurs.

L’Opposition se disant radicale (celle qui rassemble les formations politiques comme le SDF, l’UFDC et l’Union des forces démocratiques du Cameroun de Victorin Hameni Bieleu) ayant rejeté la participation aux élections législatives de mars 1992, appelant les populations à faire le même choix en vertu de l’opération dite " zéro vote ", ces élections ne marqueront pas moins la fin d’une époque au Cameroun, celle des votes à 99% des suffrages favorables au pouvoir en place: le RDPC n’obtiendra qu’une majorité relative : 88 sièges sur les 180 mis en jeu. Aussi, pour avoir une majorité de gouvernement, le parti au pouvoir devra s’allier au MDR (Mouvement pour la défense de la République) ayant obtenu six députés, et à l’UPC (l’Union des populations du Cameroun) ayant enlevé 18 sièges.

Anticipée au mois d’octobre 1992 et marquée par un contentieux électoral ainsi que par une forte tension politique dans l’ensemble du pays (cf. infra), l’élection présidentielle mettra en lice six candidats : 789  là aussi s’achève au Cameroun le système de la candidature unique aux élections. Seulement 40% des votants, et non plus 90%, permettront la réélection du Président sortant.

Quant aux élections municipales du 21 janvier 1996, ils consacrent le retour au pluralisme politique dans le pays. Sur 336 communes dans l ‘ensemble national, le RDPC en contrôlera 219, le SDF 62, l’UNDP 29, le reste allant aux petites formations.

Encore en matière de changement, deux autres constats sont à faire. Il y a tout d’abord le changement de figure de la violence au Cameroun : s’étant généralement définie auparavant par l'usage matériel de la force, depuis le 17 novembre 1991, cette violence a largement perdu ce caractère pour de plus en plus devenir une "violence parlée" et dirigée, non plus vers le citoyen ordinaire, mais à l'adresse du pouvoir en place.

Ensuite, partant du champ d’observation offert par le fonctionnement de la démocratie, dans lequel les gouvernements sont très directement placés sous la pression de l’opinion publique, les débats électoraux permettant dans ce régime de liberté d’évaluer la réalité du désir de changement, il y a désormais lieu de dire qu’au Cameroun le tournant est résolument pris en direction de ce système, tant dans le pays le langage politique tend généralement à avoir l’opinion publique (nationale et internationale) pour enjeu. On peut dorénavant dire que si au Cameroun "la violence parle," elle "‘a son sens dans son autre: le langage. Et réciproquement’". 790

Notes
770.

Touraine ( Alain), Production de la société, op. cit.; idem., La Voix et le Regard, Paris, éd. du Seuil, 1978.

771.

Cf. parmi bien d’autres, Habermas ( J. ) , Théorie de l’agir communicationnel, op. cit.; Melucci(A.), Nomads of the present, Philadelphie, Temple University Press,1989 ; idem., Challenging Codes, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

772.

Smelser ( N. ), Theory of Collective Behavior, New York, Routledge & Kegan Paul, 1962.

773.

Davies ( J.C.), “ Toward a Theory of Revolution ”, American Sociological Review, XXVII, février 1962 ; Gurr (T.R.), Why Men Rebel, Princeton, Princeton University Press, 1970.

774.

Pour une présentation de cette école, cf. Chazel (F.), “ Mouvements sociaux ” , in Boudon ( R.), éd., Traité de sociologie, Paris , PUF, 1992 ; Mc Carthy (J.), Zald (M.), “ Resource Mobilization and Social Mouvements : A Partial Theory ”, American Journal of Sociology, 1982, 6 ; Craig Jenkins (J.), “ Resource Mobilization Theory and the Study of Social Mouvements ”, Annual Review of Sociology, 6, 1983 ; Lapeyronnie (D.), “ Mouvements sociaux et action politique ” , Revue française de sociologie, n° 29, 1988.

775.

Mancur (O.), Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978 ; Oberschall (A.), Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973 ; Fireman (B.), Gamson (W.), “ Utilitarian Logic in the Resource Mobilization Perspective ” , in Zald (M.), Mc Carthy (J.), éd., The Dynamics of Social Movements, Cambridge, Winthrop Publishers,1978.

776.

Freeman (J.), “ Resource Mobilization and Strategy : A Model for Analyzing Social Movements Organization Actions ”, ibid..

777.

Pour un approfondissement de cette distinction, cf. Craig Jenkins (J.), “ Resource Mobilization Theory and the Study of Social Movements ”, art. cit.

778.

Tarrow (S.), Democracy and Disorder. Protest and Politics in Italy 1965-1975, Oxford, Clarendon Press, 1989.

779.

Klandermans (B.), Tarrow (S.), “ Mobilisation into Social Movement ”, in Klandermans (B.), Kriesi (H.), Tarrow (S.), From Structure to Action, Connecticut, Greenwich JAI Press, vol. 1, 1989 ; Birnbaum (p. ), “ Mouvements sociaux et types d’États : vers une approche comparative ”, in Chazel (F.), éd., Action collective et Mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993.

780.

L’on distingue principalement entre : la théorie classique d’une part, et la théorie de la mobilisation des ressources de l’autre part. Toutes deux ont successivement marqué la recherche américaine sur les mouvements sociaux, la première dans les années 1950 et la seconde dans les années 1970. Elles partagent une démarche fonctionnaliste propre à la tradition scientifique américaine, bien que leurs perspectives respectives soient antithétiques. Privilégiant la question des mécanismes conduisant à une action collective, ces théories font assez peu de cas de la structure particulière, culturelle, propre peut-être à une époque historique, des mouvements étudiés. Cet aspect de la recherche se rencontre par contre dans les milieux scientifiques européens. La théorie classique perçoit une corrélation étroite, binaire, point par point entre les transformations de la réalité économique et l’émergence de l’action collective. Pour elle, les transformations économiques et sociales créent des situations de frustrations relatives (“ relative de privation ”) au sein de portions de la population. Ces frustrations s’articulent cependant en mobilisations sociales par le biais de la psychologie des acteurs collectifs. Les individus, en quelque sorte, sont soumis à une situation de stress et les émotions, contenues jusque-là, pareilles à une éruption volcanique, submergent la rationalité et poussent les individus à investir la rue. Ce modèle classique comporte également une réflexion sur les organisations, notamment dans la théorie des masses, pour montrer une corrélation entre l’absence d’organisation et l’action collective. Dans cette formulation classique, Kornhauser s’attache à démontrer que l’urbanisation, en rompant les liens communautaires traditionnels, a engendré une “ société de masse ” dont le trait constitutif réside dans la soudaine absence d’organisations intermédiaires capables de médiatiser les intérêts entre l’élite politique devenue directement accessible à l’influence des individus, et ces individus mobilisables directement par celle-là. Sur toutes ces questions, voir Kornhauser (William), The Politics of Mass Society, Glencoe, Free Press, 1959, p. 39 ; Mc Adam ( Doug), Political Process and the Development of Black Insurgency, 1930-1970, Chicago, University of Chicago Press, 1982.Voir également Tilly (Charles), From Mobilisation to Revolution, Addison-Wesley, Reading, Mass, 1978 ; Gamson ( William), The Strategy of Social Protest, Wadsworth Publishing Company, Belmont, California,1975 ; Mc Carthy (John D.), Zald (Mayer N.), “ Resource Mobilization and Social Movements : A partial Theory ”, American journal of Sociology, n° 82 (1977), pp. 1212-1241.

781.

Kornhauser (William), The Politics of Mass Society, op. cit.

782.

À ce propos justement, A. Touraine note que tout mouvement social a, à la fois, un “ côté prophétique ”, en tant qu’il cherche à détruire l’ordre établi et un “ côté sectaire ”, en tant qu’il annonce un ordre nouveau.

783.

Voir à ce sujet Benchemane (Mustapha) , Les coups d'État en Afrique, Paris, Publisud, 1983, p. 8.

784.

Le nombre de partis politiques va très vite augmenter dès la libéralisation en 1990 et dépasser la centaine pour se stabiliser aux alentours du chiffre de cent quarante (au 30 juillet 1997, ils étaient au nombre de 146). Aux premières élections législatives pluralistes en février 1992, trente-neuf formations politiques participent à la compétition. Ce nombre de participants sera de quarante et cinq aux élections législatives du 17 mai 1997.

785.

Concernant la crise financière déjà évoquée, Jeune Afrique, n° 1524 du 19 mars 1990, ajoute en page 30 que "depuis trois ans, l'hémorragie – i.e. la sortie des fonds du pays – a en effet atteint des proportions inquiétantes ; plus de la moitié des quelques trois cent milliards de francs CFA sorties de la zone d'émission de la BEAC (Banque des États d'Afrique Centrale) en 1989 proviennent en effet du Cameroun et l'on estime que plus de 80% des capitaux exportés le sont frauduleusement".

786.

À remarquer que la réponse est la même que faisait le colonisateur, seul juge de l'opportunité du moment d'octroyer leur liberté aux peuples soumis à sa dépendance.

787.

Il faut se rappeler que le régime d'A. Ahidjo se caractérisant par un présidentialisme de parti unique commence véritablement, non pas en 1958 lorsqu'il accède au pouvoir comme Premier Ministre, mais bien en 1962 quand l'ordonnance n°18 du 12 mars 1962 portant répression de la subversion, va de fait instituer un délit d'opinion.

788.

"Qui sont-ils ces ambitieux qui retrouvent sur le tard une virginité démocratique ? Qui sont-ils ces démagogues qui n'ont rien construit, ... qui ne peuvent s'entendre que pour détruire et dont l'ambition personnelle est le seul programme politique ? Nous ne laisserons pas les spécialistes de la diffamation, de la désinformation, de la division et de l'agitation précipiter notre pays dans le désordre et remettre en cause les acquis de notre jeune démocratie". Ces propos du Président de la République au deuxième Congrès Ordinaire du RDPC, bien des années après la fin du mouvement de revendications sont significatifs des intentions du pouvoir sur ceux qui sont visés, c'est-à-dire les mêmes qui se trouvaient aux commandes des revendications de la conférence nationale, et qui se trouvaient à la tête de l'opposition quand ce discours est prononcé.

789.

Paul Biya ; A. Ndam Njoya ; Bello Bouba Maïgari ; Jean-Jacques Ekindi, Emah Ottou et John Fru Ndi.

790.

Ricoeur (Paul) , La violence, Paris, éd. Desclée de Brouwer, 1967, pp. 87-88.