À partir de la définition qu’en donne Bernard Lamizet, ces langages "‘visent à produire de l'information en rendant circulable, échangeable, le réel dont ils procèdent et dont ils constituent une image’". 793 En ce sens, ces langages de la description ou de la représentation sont au Cameroun le modèle de l'information dans les journaux ou dans les discours à prétention scientifique. Pour le sujet qui est le nôtre, ils visent à structurer négativement les attitudes populaires face aux élections dans le pays. 794
En période électorale en effet, le citoyen camerounais est assaillis par les "informations" politiques amplifiées par la rumeur. Le foisonnement incessant de ces " informations " ne peut laisser le citoyen indifférent quant à son univers politique et social qu'il paraît ne plus saisir qu'au travers de ces bribes de réalités jetées au petit bonheur de l'actualité.
Ce qui paraît devoir être souligné, c’est la récurrence du thème de la violence dans ces "informations" de la presse, ainsi que le montre la fréquence des métaphores guerrières et militaires qu’on y trouve: " ‘le parcours du combattant de ; la chasse aux électeurs ; x électrise les foules ; le défi de x contre y ; y affronte x ; les conquérants sont lâchés ; la guerre de succession de x à ; y à l'assaut de ; x parti recrute de force à ; x autre parti en première ligne à.. ; coup de force de x contre y ; tirs croisés sur x ; y installe la terreur à.. ; x manœuvres à ; Veillée d'armes à ; éviter la rwandardisation du Cameroun ; exactions à ; électeurs molestés à ; fraudes et intimidations à; situation explosive à ; l'opposition affûte ses armes de combat ’ " etc.
Si l'on ne s'en tenait qu’à ces formules journalistiques qui dans l'ensemble décrivent à chaque élection une montée des périls, un embrasement imminent serait toujours à prévoir au moment des élections au Cameroun. Mais, faut-il le souligner, la violence qui constitue le dénominateur commun à toutes ces formules, et donc du réel dont elles procèdent, n'est pas dans la langue elle-même. Elle se trouve plutôt dans le discours journalistique qui l'utilise car, comme l’affirme Paul Ricoeur "‘la langue est innocente, la langue, outil, code, parce qu'elle ne parle pas mais est parlée’". 795 Le caractère courant de cette pratique au Cameroun emmène à considérer que quiconque veut être entendu, remarqué, commenté, pris au sérieux, discuté, voir critiqué (et la critique vaut toujours implicitement reconnaissance) semble devoir ne plus s'exprimer que dans ce langage de violence qui fait illusion (et impression) auprès de tous, ceux qui le pratiquent et ceux qui ne le pratiquent pas.
Ainsi, Mario Messiah, rapportant une étude de sociologie faite par Francis Nyamjoh sur la presse camerounaise du début des années 1990, 796 en arrive à la conclusion selon laquelle : ‘"le comportement de la presse est blâmable, car au lieu d'inculquer une culture démocratique idoine dans la conscience collective du peuple, elle se substitue à qui mieux mieux à l'opposition ou au gouvernement en fonction du bord où on se trouve. Le choix étant surtout motivé par des raisons tribales".’ 797
Cette analyse est corroborée par l’indignation de Jean Mandengue Epee, qui, du fait que dans ce discours de violence la réalité soit trop souvent refondue, écrit :
‘"N’eût été mon attachement à la valeur de l'homme et à cette dignité, j'irai jusqu'à demander le châtiment corporel pour ces pseudo journalistes qui se prennent pour des justiciers noirs alors qu'ils ne sont que des mercenaires au service d'une basse besogne tribale.
Concernant à présent le discours à prétention scientifique, dans la même catégorie que celle des langages de la description concernant la violence, ils proviennent des "intellectuels" 799 critiques, ainsi considérés du fait qu’ils sont censés maîtriser le langage politique et " comprendre " mieux que d’autres les enjeux et la portée des conflits . Ces intellectuels sont aussi à prendre comme des professionnels de la production des idéologies et des schémas d’interprétation de la société, parce qu’ils sont directement branchés sur les luttes sociales, dans lesquelles parfois ils jouent un rôle de mobilisation.
Au Cameroun en effet, la plupart des interventions de cette catégorie d’acteurs censés être à l’écoute des mouvements sociaux au nom desquels ils parlent, n'a habituellement de leitmotiv qu’une certaine dénonciation du tribalisme alors envisagé sous divers angles comme un danger pour la démocratie naissante dans le pays. 800
Seulement, si ces différentes interventions constituent des actes d'accusation apparemment dressés contre l'État, dans le fond et de façon plutôt déguisée, il s'agit d'une défiance manifestée envers la tribu bëti, abusivement identifiée à cet État. Et l’on souligne alors la mainmise supposée des membres de cette communauté sur le patrimoine national. Cette posture des "intellectuels" peut s'illustrer avec ces propos d'Achille Mbembe en 1991, qui furent récuperé pour devenir le thème d'une campagne concernant la "‘colonisation rampante, puis ostentatoire (cas de la nomination récente des préfets et gouverneurs) de l'État, de l'Administration centrale, des banques, des médias officiels, de la diplomatie et de l'Armée, par une élite régionale arrogante, peu au fait des questions d'argent et davantage portée vers l'éthos de la magnificence et de la vanité qu'à la productivité. Le gâchis qui en est résulté est venu s'ajouter au sentiment qu'à l'État-Parti (mais redistributeur) de la période d'Ahmadou Ahidjo, s'était substitué un État tribal brut et sectaire."’ ‘ 801 ’
.
Si l'objectif déclaré de ces "intellectuels camerounais" consiste à dénoncer le tribalisme au Cameroun, ils ne parviennent au mieux, nous semble-t-il, qu'à aggraver l’inquiétude des populations, en postulant l’existence d’une telle réalité dans la société camerounaise, en la cautionnant, en se proposant de l’expliquer et par-là à la naturaliser à force donc de prétendre la stigmatiser : le langage ne construit jamais qu’en prétendant décrire.
Dans le travail des " intellectuels " qui consiste à dénoncer le tribalisme, on peut remarquer que " ‘l’association qui confond tribu et danger s’applique toujours à la tribu d’autrui ! La tribu de l’accusateur, comme le souligne Melchior Mbonimpa, est quant à elle inattaquable parce qu’inoffensive. L’accusateur se prétend détribalisé : sa tribu n’existe pas, et par conséquent, il ne peut être accusé de tribalisme. Si la tribu dangereuse est nécessairement celle des autres, eux seuls peuvent pratiquer le tribalisme’ " 802 .
Ainsi, le discours d'Achille Mbembe est-il marqué au coin de l’exagération et de l’extrémisme idéologique qui croissent d’autant qu’on ne parvient pas ou qu’on ne sait pas établir de liens avec les groupes sociaux susceptibles d’être mobilisés dans le cadre d’un vaste " mouvement social ". 803 Achille Mbembe voudrait sans doute marquer son opposition aux pratiques de l'État et dénoncer l’injustice des rapports sociaux au Cameroun. Mais son intervention paraît ouvertement dirigée contre les ressortissants de l'ethnie bëti en même temps qu’elle atteste parfaitement de la réalité du "combat" qui s’avère de jour en jour être le sien : la réhabilitation d’une communauté ethnique, évidemment la sienne, 804 qui n'en demande certainement pas tant, et donc la dévalorisation de celle des autres. Mené sous le couvert d’une pseudo-analyse objective de la situation camerounaise, ce "combat" n’est donc qu’un plaidoyer partial et passionné qui s’inscrit en faveur de ceux à qui les effervescences douloureuses au Cameroun durant la période de décolonisation donnent encore mauvaise conscience parce qu'ils se sont mordicus impliqués et identifiés à des causes dont ils ont mis du temps à admettre qu’elles étaient d’avance perdues et, persistant des années durant quel que fût le régime en place dans le pays, auront fait perdre inutilement la vie à de milliers de civils et de soldats tout en faisant du Cameroun qu'ils prétendaient ainsi servir et défendre, un champ de batailles interminables.
Lamizet (Bernard) , Les lieux de la communication, Liège, Coll. Philosophie et langage, Mardaga, 1992, p. 127.
Pour Axel Bayiga par exemple, dans un vocabulaire typique de la plupart des journaux camerounais, les élections au Cameroun ne sont que des "mômeries d'arriérés mentaux" et cela depuis la libéralisation en 1990. Cf. Le Front Indépendant, n° 13, du 22 avril 1997, p. 4.
Ricoeur (Paul), op. cit., p. 88.
Cf. Gerddes Cameroun , La Démocratie à l'épreuve du tribalisme, Yaoundé, Éditions Terrains.
Cf. Génération, n° 102. Semaine du 1er au 8 mars 1997, p. 12.
Muendi, n° 2 du 5 mars 1997, p. 2.
Les plus remuants qui se définissent comme tels se réunissent autour du GERDDES Cameroun, dont d'illustres noms comme ceux de Fabien Eboussi Boulaga, Daniel Etounga Manguelle, Ambroise Kom, Achille Mbembe, Célestin Monga, Mongo Beti. La veille des élections du 17 mai 1997, dans un discours savant, conçu de manière sophistiquée et pour le moins inaudible ou incompréhensible du citoyen ordinaire auquel il semble être adressé, lançaient un appel à la mobilisation générale, à ce qu'il paraît, pour des élections transparentes. Cf. cet appel dans Génération, n°102, Semaine du 1er au 8 mars 1997.
Cf. Gerddes Cameroun , La Démocratie à l'épreuve du tribalisme, op. cit.
Mbembe (Achille) , "Dix notes en vue de la Conférence nationale", in Challenge Hebdo. n° 39. 10-17 juillet 1991, p. 8.
Mbonimpa (Melchior), Ethnicité et démocratie en Afrique Noire, op. cit., p. 28.
Sur l’extrémisme idéologique, voir Wieviorka ( Michel), Société et terrorisme, Paris, Fayard, 1988.
C'est ainsi qu’il faut appréhender la plupart des publications de cet auteur, qui se couvrent d'un voile scientifique caractérisé par une parfaite maîtrise du langage des sciences humaines; Cf. notamment : "La violence dans la société basaa du Sud Cameroun. Essai d'étude historique", mémoire de maîtrise d'histoire, Université de Yaoundé, 1981 ; "La palabre de l'indépendance : les ordres du discours nationaliste au Cameroun, 1948-1958, R.F.S.P., Vol. 35(3), juin 1985, p. 458-486 ; "pouvoir des morts et langage des vivants, Politique Africaine, 22, 1986.