Les langages de stratégie quant à eux, donnent à la violence le statut de forme opérable en vue de constituer un réel à partir d'elle. Ils visent à produire des visions du monde social à partir desquelles les comportements des citoyens doivent s’organiser.
Bernard Lamizet montre que "les formes de stratégies sont des langages d'opération, puisqu’ à partir d'elles on peut se donner des règles, des principes et des structures d'action dans le champ (politique). Les langages de stratégie sont les langages par lesquels les acteurs politiques se représentent leurs actions et se les définissent. Les stratégies sont, en quelque sorte, des anticipations de situations auxquelles on sera confronté ou de situation que l'on entend produire par son action. 805
Ces langages de stratégie sont en général un "monopole du chef". Depuis le rétablissement du pluralisme politique, C'est Ni John Fru Ndi qui constitue la figure la plus emblématique, véritable patron, de la Nouvelle Opposition qui exigeait des autorités camerounaises la tenue des assises d’une conférence nationale. Lorsque dans son discours, le Président de la République, Paul Biya, s'interroge sur "‘ceux qui aujourd'hui se réclament à grands cris de la démocratie et des droits de l'homme, et ceux qui ont pris le risque de mettre notre pays à feu et à sang’ , 806 c’est naturellement à Ni John Fru Ndi que nombre de Camerounais nous disent penser en premier. Bien entendu, ces propos du chef de l’État visent également tout le groupe précédemment identifié comme étant le Mouvement autour de ce leader. À preuve, la suite du propos du chef de l’État selon laquelle: "‘sous le couvert de la démocratie, des leaders irresponsables ont poussé dans la rue des innocents afin d'obtenir, par la violence et en dehors du jeu normal des institutions, un changement qui servirait leurs seules ambitions personnelles’ . 807
En effet, les revendications des assises d’une conférence nationale franchirent le seuil d’une véritable violence destinée à faire céder le gouvernement à partir du 26 mai 1990 à Bamenda, lorsque Ni John Fru Ndi y organisa une marche de démonstration au prétexte de l’inauguration des activités de sa nouvelle formation politique, le Social Democratic Front (SDF). 808 À cette occasion deux à six manifestants selon les sources, trouvèrent la mort dans une confrontation avec les forces de l'ordre venues disperser la foule. Le SDF devint dès cet instant la principale formation politique instigatrice d'une campagne de terreur et d'intimidation découlant des directives "Villes mortes", et Ni John Fru Ndi son Président, le véritable chef de cette Nouvelle Opposition, incarnant la ligne dure à la tête d'un cartel de partis politiques et d’associations (ARC-CNS). 809
L'échec final de l’ensemble du mouvement des revendications, comme nous l’avons vu va alimenter l’intransigeance de ce cartel. Non seulement ces acteurs politiques rejettent le passage aux urnes comme pouvant constituer la solution politique au conflit ouvert avec le pouvoir en place, mais lorsque la rencontre "tripartite" aboutit enfin au choix de la voie institutionnelle consistant à soumettre tous les protagonistes au vote des citoyens, à l’occasion des premières élections législatives pluralistes qui se tiennent le 1ermars 1992, ils persistent dans leur attitude consistant à faire exister des pratiques politiques contraires aux principes du jeu électoral : auront lieu des affrontements parfois sanglants contre les forces de l’ordre, des actes de violence perpétrés dans l’espoir , espéraient-ils alors, de faire céder le gouvernement bien mieux et bien plus vite qu’un hypothétique "vote sanction. À ces élections du 1er mars 1992, le SDF appelle ‘" ses supporters, sympathisants, les vrais partis d'opposition, les associations et les forces progressistes de la nation à ne pas participer aux élections (…) et à intensifier la lutte pour la convocation d'une Conférence Nationale Souveraine, qui reste le seul cadre pour l'instauration d'une véritable démocratie au Cameroun’ ". 810
Malgré cet appel au boycottage et le rejet du processus des élections à travers celui des textes qui l'encadrent, Ni John Fru Ndi se présente lui-même aux prochaines élections qui concernent cette fois l’accession à la présidence de la république, et qui sont anticipée au 11 octobre 1992. Mais parallèlement à sa candidature, il fait monter la tension dans le pays en préparant "un front du refus du verdict des urnes" dans le cas où les résultats officiels de cette consultation lui seraient défavorables. Dans un autre communiqué du SDF il est précisé que "‘dans le cas où la Cour Suprême viendrait à ne pas respecter le verdict des urnes, nous invitons le vaillant peuple camerounais à défendre avec la dernière énergie cette victoire durement acquise..."’ ‘ 811 ’
À l'annonce des résultats de ces élections présidentielles le 23 octobre 1992, 812 Ni John Fru Ndi s'autoproclame "Président élu". Dans les régions qui ont majoritairement voté en sa faveur, la violence connaît une recrudescence inégalée : un proche du régime est brûlé vif à Bamenda. La multiplication des émeutes conduit le pouvoir à proclamer l'état d'urgence dans ces régions pendant une durée de trois mois, et à assigner Ni John Fru Ndi à résidence.
S'agissant des élections législatives de mai 1997, Ni John Fru Ndi se transforme cette fois en "défenseur de la loi" : le gouvernement ayant finalement entrepris d'amender la loi électorale que rejeta ouvertement Ni John Fru Ndi, le SDF va considérer ce projet du gouvernement comme une véritable provocation. Et Ni John Fru Ndi adresse une nouvelle "mise en garde" aux Camerounais, dans laquelle il est question comme à l’accoutumé de "bain de sang". 813 Cette "mise en garde" vise surtout les fonctionnaires et agents de l'État, vivement vitupérés. 814
Bien qu’étant un "monopole du chef", le langage de stratégie ou d'opération se retrouve aussi chez certains leaders de formations secondaires de la Nouvelle Opposition. Il en est ainsi de Pierre Flambeau Ngayap par exemple, " Président national " de "la Convention Libérale," qui, au sujet des soupçons de fraude à l'élection présidentielle (1997) qui n’en était qu’au stade des préparatifs, déclarait qu'il croit :
‘"qu’à la violence il faut opposer la violence. Et, poursuivait-il, avec quelqu'un qui ne comprend pas comme Paul Biya, il faut aussi faire comme si on ne comprenait pas. Il est inutile d'être élégant avec une brute "..Concernant cette élection présidentielle de 1997, au stade des préparatifs, la Nouvelle Opposition va aussi ramener au devant du débat politique la question d'une redéfinition des règles du jeu électoral : elle souhaitait (ou mieux exigeait) la mise sur pied d'une Commission Électorale Nationale Autonome (CENA), seule à ses yeux capable d'assurer la transparence. Mais cette proposition/exigence, signifiant que le gouvernement perde simultanément la maîtrise des opérations de scrutin, tant au niveau de l’organisation qu’à celui du contrôle de son déroulement, ne reçoit de la part du pouvoir en place aucune réponse. En conséquence, alors que l'on n’en est encore qu’à s'étonner du côté du pouvoir que dans un parlement se voulant démocratique, une minorité veuille imposer par la force sa volonté à la majorité, 816 le SDF, principalement associé cette fois à l'UNDP et à l'UDC, décide de ne pas aller aux urnes. Ces trois formations politiques laissent surtout entendre leur volonté de pratiquer un "boycottage actif".
Du côté de l'UNDP tout d'abord, les raisons qui sont avancées pour justifier le lancement du mot d'ordre de boycottage, s’appuient sur ce que : "‘la grande majorité des citoyens en âge de voter a été dépossédée de son droit de vote par le biais d'inscriptions sélectives sur les listes électorales ; du refus de délivrance des cartes d'électeurs aux militants et sympathisants de l'opposition ; de violences et d'intimidations empêchant de nombreux électeurs de voter le jour du scrutin (...). Nous avons abouti à la conclusion que la démocratie ne peut plus avancer au Cameroun, par la voie électorale. Le champ institutionnel est définitivement miné par le RDPC (...). Le Conseil Constitutionnel ne saurait donner des garantis de justice (...). Toutes ces choses qui ont fini par convaincre l'U.N.D.P. que participer aux élections dans ces conditions ne sert finalement qu'à cautionner les multiples fraudes électorales, dès lors que le peuple souverain est de facto écarté du choix de ses dirigeants..."’ 817
Mais apparemment, toutes ces raisons ne suffisent pas à lever l'interrogation ni à calmer les inquiétudes, 818 concernant le caractère "actif" du boycottage mis en avant dans ce communiqué. Car en effet, les spéculations se poursuivent dans le pays sur l'idée que l'usage de la violence, voire la lutte armée, redevienne ouvertement la stratégie adoptée par la Nouvelle Opposition pour conquérir le pouvoir. 819 Cet autre communiqué, provenant d’une des sections du SDF participe à confirmer cette crainte dans la population.
‘"... Vu les fraudes grossières et multiples que nous avons tous constatés lors des précédentes consultations électorales ;Certes, à partir de tels discours pris dans l'ensemble, l'on constate que la violence s'est transformée sans jamais disparaître, que la démarche des formations politiques sort de plus en plus de l'exaltation des débuts du retour au pluralisme, et que les stratégies s'éloignent de l'injure gratuite.
Mais, l'on note également qu'une prochaine "intervention sur le réel" demeure possible à tout moment car, ces langages de stratégie ou d'opération en constituent, en fin de compte une forme d'anticipation. Ils représentent donc à ce titre une forme limite de la communication sociale/politique et, par leur mise en œuvre, cette communication rend intelligible pour les sujets sociaux/politiques l'engagement des actions et des pratiques sociales/politiques par lesquelles le champ social/politique devient un champ d'action. 821
Au travers des langages de stratégie, l'on a donc la violence qui parle. Et comme l'écrit Paul Ricœur à nouveau, "‘la violence qui parle, c'est déjà une violence qui cherche à avoir raison ; c'est une violence qui se place dans l'orbite de la raison et qui commence déjà à se nier comme violence’". 822 Elle est alors le plus souvent présentée comme provenant plutôt des autres, de l'adversaire .
Pour illustrer une telle situation au Cameroun, prenons le compte rendu brut et succinct de l’observation d'une soirée, parmi bien d’autres exemples possibles, de passages respectifs des représentants des formations politiques à la télévision nationale, dans le cadre de la campagne électorale de mai 1997. Le parti au pouvoir (le RDPC) et la Nouvelle Opposition, ici représentée par ses deux principales formations (SDF et UNDP), se rejettent l'initiative de la violence :
Cf. Lamizet (Bernard) : op. cit., p. 128.
Discours de politique générale prononcé par Paul Biya, deuxième Congrès Ordinaire du RDPC du 17 au 19 décembre 1996 à Yaoundé ; Cf. L'Action n° 60 du 23 décembre 1996.
Ibid.
Les partisans du SDF se plaisent à traduire ce sigle par Suffer don finish en petit nègre qui voudrait dire "adieu la souffrance" ou "finie la galère". D'autres voudraient plutôt que SDF signifiât "Sangmelima don fall" i.e. "La chute de Sangmelima". Sangmelima est en effet l'arrondissement d'origine du Président de la République en pays bulu. Pour les partisans du SDF qui n'appréhendent la scène politique camerounaise qu'en terme d'ethnies opposées les unes aux autres Sangmelima don fall voudrait dire la fin imminente du pouvoir bulu que l'organisation de Fru Ndi se donne comme objectif à réaliser.
Il s'agit de la coordination nationale des partis politiques et des associations qui deviendra ARC-CNS (Alliance pour le Redressement du Cameroun par la Conférence Nationale Souveraine) et qui comprend entre autres formations politiques le SDF de J. Fru Ndi, l'UDC d'A. Ndam Njoya, l'UFDC de V. Hameni Bieleu, la Convention Libérale de p. Flambeau Ngayap. etc.
Communiqué publié à Douala, le 31 décembre 1991, cité par Banock (Michel) ,:Le processus de démocratisation en Afrique. Le cas Camerounais, Paris, l'Harmattan, 1992, p.75.
Cf. Cameroun Tribune, n° 5242, 22 octobre 1992.
Les résultats officiels seront les suivants :
Paul BIYA : 39,976% ;
John FRU NDI : 35,968% ;
BELLO BOUBA Maïgari : 19,218% ;
ADAMOU NDAM NJOYA : 3,622% ;
EKINDI J.Jacques : 0,793% ;
Emma OTU HPPW : 0,423%.
Considérant que la loi électorale amendée comporte ce qu'il désigne comme "Signals of sparking off bloody conflicts", Ni John Fru Ndi s'adressant aux Camerounais déclare : "We urge (all genuine friends of Cameroon) to use any leverage available to them to support and strengthen the evolution of democracy and not wait until there are bloody conflicts to start bringing in aid and showing concern". Cf. The Herald, n ° 433, Yaoundé, March 17-18, 1997, p. 3.
181 "The population is watching their every move with keen attention and will not forgive them if they allow themselves to be used to perpetrate electoral fraud and, by so doing, frustrate the evolution of democracy in our fatherland". Idem., p. 3.
Cf. Le Front Indépendant, n° 8 du 5 mars 1997, p. 8.
Cf. La Conférence de presse tenue par Augustin Kontchou K., Ministre d'État chargé de la Communication et porte-parole du gouvernement, le 19 septembre 1997. Cf. également Le Messager, Supplément LMJ n° 672 du 04 octobre 1997.
Le messager, supplément LMJ n° 672 du 04 octobre 1997.
Les inquiétudes vont au-delà des frontières nationales. Dans un communiqué de presse de l'ambassadeur des États-Unis à Yaoundé, publié en date du 19 septembre 1997, James Rubin regrette que les principaux partis d'opposition aient décidé de boycotter l'élection présidentielle. Certes, poursuit-il dans le communiqué, c'est entièrement leur droit mais un boycott ne renforcera pas la démocratie au Cameroun. "Nous nous inquiétons particulièrement du fait qu'ils ont appelé à un boycott actif. La violence ne résout rien". Cf. Le messager, n° 667, 22 septembre 1997, p. 4.
Les interrogations sur le caractère actif du boycott provoquent des remous au sein même du S.D.F. tel qu’un responsable de ce parti, le Dr Kafaudh Abath, coordonnateur provincial de l'Est, va démissionner. Dans la correspondance qu'il adresse à cet effet au Chairman du SDF, il note que "le SDF n'a pas à (sa) connaissance de branche armée, (ses) militants ne sont pas entraînés aux actes de sabotage". Il précise alors : "Je suis un professionnel de la santé, et je préserve la vie. Je ne peux donc pas risquer ma vie, celle de mes camarades et celle de leur famille, ainsi que la destruction de leurs biens parce que je "veux sauver le peuple camerounais". Dans la réponse que lui adresse le Secrétaire Général du SDF en guise d'accusé de réception à sa lettre de démission, Tazoacha Asonganyi écrit: "...Nous voudrions que tout le monde comprenne que le SDF n'a pas peur de débattre de l'option militaire. De toutes les façons, avec l'utilisation abusive des forces de l'ordre (militaires, gendarmes et policiers) dans le processus électoral par le régime (intimidation des populations, arrestations arbitraires, bourrage et enlèvement forcé des urnes, etc.) il est difficile de parler d'élection au Cameroun sans s'interroger sur l'implication directe des forces armées".
Bayam-sellam : revendeuses ; sauveteur : vendeur à la sauvette .
Lamizet (Bernard), op. cit., p. 129.
Ricoeur (Paul), op. cit., p. 87.