1. – Le désir de communion ou de refondation sociale se traduisant par la violence.

En effet, dans la contestation politique de l'ordre établi que traduisent les langages de la violence que nous venons ci-avant d’examiner, l'on peut évidemment voir l'appel à une meilleure rationalité de cet ordre établi, ou encore un rappel de ses origines. Si ce fait a souvent été souligné, les réformes religieuses ou les révolutions politiques en donnent maints exemples. Sous cet aspect contradictoire, la violence renvoie à une symbiose de forces, d'énergies qui créé ou renouvelle la structuration sociale. 825

Ainsi, lorsque Georges Sorel souligne le rôle fondateur de la violence, il nous semble indiquer par-là que celle-ci est "signifiante" du donné social/politique, et que c'est grâce à elle que le social tient et se régénère. 826

Depuis l'échec des revendications de la tenue d'une conférence nationale au Cameroun, comme nous l’avons montré, la violence s'exprime désormais dans le pays à travers la parole. Avant ces événements, du fait que cette parole était contenue dans de strictes limites, il y a possibilité de parler de régénération sociale. Mais dans ce processus, le grand usage fait de la parole contestataire la rend aussi dangereuse pour l'institué : en rejouant, en disant l'instituant, elle le met en danger. 827

Dans la circulation de la parole en effet, l'important nous paraît être aussi bien dans le contenu que dans l'échange lui-même, et c'est à partir de là qu'on peut la saisir comme moyen de la violence car elle ouvre le champ, l'échange sans fin, à la circulation des idées et des informations ; elle est donc mythe, c'est-à-dire point de départ de multiples pensées ; "‘comme elle ne livre pas (toujours) la vérité, elle n'arrête pas la discussion. Elle renvoie, à cause de son opacité, à d'autres discussions, à d'autres discours’". 828 Cette opacité est en fait l'expression même du corps social et, de ce fait, le renouvelle et le développe. C'est donc cette fonction dynamique que sans doute Georges Sorel attribue au mythe dans la lutte sociale. Le primat de la parole ou du mythe ainsi compris tient à la mouvance de son contenu, à sa fonction énergétique.

Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss a bien montré que c'est à partir de la circulation sans fin des échanges que se fonde la vie collective. Plus précisément que cette vie n'existe que par l'échange. 829 Or, l'échange généralisé se médiatise par la parole qui remplit dès lors une double mission de "rassembler les hommes et de briser les liens qui les unissent". 830 Ajoutons à cela que l'échange ne signifie pas ici la transparence des consciences, il est même parfois, comme l'affirme Michel Maffesoli, fondé sur la cruauté, et l'efficace de la parole ne tient pas forcément à sa fonction démonstrative, mais à sa faculté d'émouvoir.

Pour partie donc, la violence s'achève, s'épuise ou aboutit dans ce qu'on peut appeler le collectif ou l'échange symbolique. Cela revient à dire que la violence n'est en fait qu'une expression paroxystique du désir de communion. L'instinct acquisitif dont parle la psychologie sociale n'épuise pas la socialité où l'échange prend des formes multiples. L'activité communicationnelle qui se médiatise par la parole se retrouve et s'épanouit dans le collectif. Et le collectif se présente alors comme la concrétisation d'une violence fondatrice toujours et à nouveau en acte. L'on peut dire en effet, comme le fait Georges Balandier, que la socialité "n'est pas seulement un être en-soi (objet/représentation) mais aussi un être pour-soi (volonté). Elle n'est groupe – c'est-à-dire praxis unifiée – que dans certaines circonstances : dans et par l'action". 831 C'est dans et par l'action en effet, pouvant se jouer au niveau des passions ou pouvant se cristalliser dans les périodes d'effervescence qu'un collectif tend à se structurer. Ainsi, ce que l'on appelle collectif est toujours précaire, et toujours soumis à l'aléa: un "vouloir vivre" se cultive et surtout s'exerce, même et particulièrement en y intégrant son contraire, à défaut c'est ce contraire qui l'emporte avec ses conséquences.

Notes
825.

Cf. Maffesoli (Michel) , Essais sur la violence banale et fondatrice, Paris, Librairie des Méridiens, 1984, p. 26.

826.

Nous n'entendons pas développer ici les autres thèses de cet auteur qui fait l'éloge de l'agressivité prolétarienne, dont communistes et fascistes se sont longtemps disputé la mémoire mais, qui écrivait que la violence était une "chose très belle et très héroïque... au service des intérêts primordiaux de la civilisation". Cf. Sorel (G.), Réflexions sur la violence, Paris, M. Rivière, 1947, p. 236 et sq.

827.

Cf. Maffesoli (Michel) : op. cit., p. 69.

828.

Braun (L.), Histoire de l'histoire de la philosophie, Paris, Ophrys, 1973, p. 16.

829.

Cf. les remarques en ce sens de Duvignaud (J.), l'Anomie, hérésie et subversion, Paris, Anthropos, 1973, p. 163 et sq.

830.

Clastres (Pierre) , La Société, contre l'État, Paris, éd. de Minuit, 1974, p. 110 et sq.

831.

Cf. Balandier (Georges), Anthropo-logiques, Paris, P.U.F., 1974, p. 157.