CHAPITRE II : DES ORIGINES DE LA CONFLICTUALITÉ ÉLECTORALE  À LA CARACTÉRISATION ACTUELLE DU VOTE AU CAMEROUN.

De nos jours, il est difficile d'envisager la perception de la réalité politique d'un pays d’Afrique Noire sans être aussitôt submergé ou confronté à la force des préjugés qui concernent le "continent noir" dans son ensemble, préjugés qui furent forgés par la colonisation pour se justifier (cf. supra chap.1, 1 ère partie), et qui sont nourris par le fantasme persistant en Occident d'une violence africaine primitive, mal domestiquée, toujours prompte à surgir. Si le racisme, 833 qui naguère nourrissait ce fantasme juridiquement condamnable, 834 et stigmatisé comme signe d'inculture et socialement déconsidéré, n'a plus d'expression officielle en Europe, ce qui ne signifie pas pour autant sa disparition dans les réflexes de pensée, en revanche d'autres discours qui n'ont nullement besoin de schèmes raciaux et ne sont d'ailleurs pas tenus par des racistes, imputent à la fatalité du "tribalisme" la violence que l’on peut de nos jours observer en Afrique : ils fondent la certitude que les haines ethniques ancestrales, irrémédiables, sont la raison des pires violences sur le continent. 835 Ainsi, nul besoin d'une idéologie raciste pour expliquer la violence dans le champ politique/social de nombre de pays africains : la structuration de ces sociétés africaines en communautés ethniques est le fait primordial ; elle confère leur dimension essentielle aux tragédies qui s'y déroulent parfois. 836

Certes, dans une optique comparative prenant en considération la violence privée tout d’abord, cette thèse a bien des arguments pour elle. Il faut reconnaître que dans les sociétés africaines, la force physique reste encore admirée.

Dans son essai sur le passé historique, l’organisation sociale et les normes éthiques des anciens Bëti au Cameroun, Philippe Laburthe-Tolra montre que" ‘la tradition bëti est nette sur les traits de caractère qui vont permettre à un individu de s’imposer comme chef. Le premier, qui n’est pas suffisant, mais qui est commun sans être obligatoire, est sa force physique, nécessaire d’ailleurs à tout garçon pour être un" vrai homme". Les chefs que rencontrèrent les premiers explorateurs étaient généralement grands et puissamment bâtis, ils leur en imposaient par leur présence (…). Ce qui de nos jours encore fait respecter un garçon dans un groupe est sa capacité de régler leur compte à tous les autres (d’où la vogue actuelle des sports de combat en pays bëti), et les romans de Mongo Bëti font souvent référence à des héros de ce type. Mais cette force plébéienne paraît avoir été surtout requise de ceux qui s’élevaient en partant de rien’". 837 Ajoutons que la force physique garantit aujourd’hui aussi le respect et l'embauche, dans ces sociétés pour certaines toujours peu mécanisées.

Par contre, dans les sociétés occidentales, tertiaires et bureaucratiques, si "jadis, comme l'écrit Georges Sorel au début du siècle, existaient des habitudes d'une très grande brutalité dans les usines, et surtout dans celles où il fallait employer des hommes d'une force supérieure auxquels on donnait le nom de "grosses culottes", de nos jours les machines ont supprimé leur "prestige", 838 et ce culte-là, celui de la force physique, est remplacé par celui de l'intelligence.

Ainsi malheur à celui qui échoue aux tests ou aux concours. La violence individuelle est devenue absurde ; elle devient aussi non-sens ; bien plus, elle condamne ou stigmatise aux yeux d'autrui. L'usage de la force – sauf peut-être au sein de quelques cercles extrémistes où il est encore prisé – est donc rejeté avec horreur. Il devient honteux, indigne; il consacre chez ceux qui l'emploient, une conduite d'échec, le retour à un comportement primaire, régressif.

En Occident, c’est la généralisation de l'instruction de base qui, en dotant les individus de capacité de discussion semble avoir constitué l'atout le plus décisif du recul de cette violence, dans un lent mouvement séculaire.

Ensuite, s'agissant de la violence collective qui nous concerne au premier chef, celle qui met en mouvement des groupes humains et qui obéit à ses règles propres, elle nous semble au contraire aussi présente tant en Occident qu’en Afrique pré-coloniale et traditionnelle, aussi loin qu'on puisse remonter le temps et l'espace, à travers civilisations et siècles.

Faut-il ici rappeler que les civilisations les plus honorées en Occident, celles des Égyptiens, des Grecs et des Romains par exemple, étaient fondées sur la tyrannie ? La société grecque antique était établie sur l'esclavage du plus grand nombre, et l'Empire romain ne s'est étendu qu'au prix de multiples massacres. Ces deux civilisations pour ne citer que celles-là, n'ont reculé devant aucune pratique sanglante, et la torture en particulier, y était d'un usage constant. Et même, bien après ces périodes historiques de l’Occident, comme nous le fait observer Norbert Elias, "‘dans la société du Moyen Âge, la violence était encore inscrite dans la structure même de la société. La classe dirigeante était celle des guerriers. L'existence, c'était la rapine, le combat, la chasse à l’homme et à l'animal. Les documents suggèrent d'inimaginables déchaînements affectifs où chacun, quand il le peut – à quelques rares exceptions près –, s'abandonne aux joies extrêmes de la férocité, du meurtre, de la torture, de la destruction et du sadisme..."’ ‘ 839

Plus proche de nous encore, aux États-Unis cette fois, lors des émeutes raciales ou des manifestations contre la guerre du Viêt-nam, on se bat très violemment sur les campus universitaires ou autour des usines. Les heurts entre partis politiques sont monnaie courante. Rares sont les rassemblements électoraux où la voix de l'orateur n'est pas étouffée sous les huées et les vociférations du public, tant les assistances sont déchaînées et bagarreuses. Lors de ces grands meetings politiques, on se défoule, on décharge sa colère, on hurle sa misère. Il n'est que peu d'élections où, le soir du scrutin, les partisans des différents candidats n'en viennent à s'empoigner au sortir du bureau de vote, l'allégresse des uns déchaînant la suspicion ou la colère des autres, les services d'ordre étant régulièrement débordés. Alors qu'il est si proche, ce temps-là paraît lointain parce que les mœurs et le langage politiques ont perdu de leur intolérance, de leur violence et de leur rudesse dans ces pays.

En effet, le combat pour le pouvoir a perdu en Occident le caractère sanglant qu'il a si longtemps eu. L'assassinat du prince n'y est plus l'obsession de l'opposition, les affrontements physiques sont rares ; la violence – si tant est qu'on puisse encore parler de violence – est désormais feutrée, symbolique ; le calcul stratégique passe avant la capacité de contrainte physique, voire avant l'ardeur polémique; les élites guerrières des siècles précédents sont remplacées par des élites technocratiques ; les conflits sont médiatisés, ritualisés.

En Occident, la dialectique de l'affrontement est donc morte ou du moins, condamnée par l'ensemble du corps social/politique, ce qui est loin d'être le cas en Afrique, à cause, semble-t-il, de "la fatalité du tribalisme", et ce discours est repris de l'intérieur même des pays africains (cf. supra : Les discours de la violence).

Or, l'on ne peut ainsi raisonner sans nuance sur une notion aussi complexe que celle du tribalisme. Il n'est guère de domaine où l'interférence entre la réalité et le mythe n’est aussi grande, 840 où la nécessité de démêler les faits des croyances ne s'impose avec autant de force.

À y regarder de près, objectivement le tribalisme est une "construction", une "cristallisation" de la colonisation, 841 réappropriée et instrumentée par la société politique autochtone mais, principalement en tant que stratégie de lutte pour la conquête du pouvoir d'État. En revanche ce sont les abus de la politique coloniale de division et d’exclusion dans le champ électif qui ont donné lieu au premier déclenchement de cette violence dont les effets sont jusqu’à nos jours patents sur la crédibilité de l’acte électoral.

Ceci dit, empressons-nous de préciser par rapport au phénomène que nous avons précédemment décrit dans le cadre de la détermination de la logique de base de l’acte électoral au Cameroun (cf. supra chap. 2, 1 ère partie) – ce phénomène consistant pour chaque communauté traditionnelle à n’accorder plus de priorité qu’aux moyens de sa protection et de sa reproduction, en organisant un principe interne d’unité et un ensemble de clivages ou d’oppositions nécessaires à l’intégration communautaire de chacun de ses membres, tout ceci étant inculqué aux sujets communautaires de générations en générations successives –, qu’il n'est pas concerné. La logique de la dette communautaire ou dette de solidarité n’est pas à l'origine du type de violence désignée : la violence électorale ; car, s’il est possible que l’on puisse dire des ethnies au Cameroun qu’elles existent les unes malgré les autres, ou inversement, il faut également souligner que ces différentes ethnies s’informent en revanche et prennent leur sens dans leurs rapports réciproques ; et que dans tous les cas, ce phénomène communautaire que nous avons cerné au travers de l’analyse du discours de la mobilisation électorale, n’a jamais ouvertement abouti à quelque menace réelle et identifiable d’affrontement entre communautés infra-nationales ou même à la problématisation de leur cohabitation dans le pays.

En réalité la violence politique disqualifiant le vote commence à l'époque de la colonisation, vers laquelle à présent, nous re-orientons notre réflexion illustrée par des faits historiques permettant d’appréhender les racines du mal.

Notes
833.

Comme nous l'avons précédemment montré (cf. supra, 1 ère partie, chap.1), le racisme envers les indigènes pendant la colonisation est en partie responsable du retard de leur accession aux droits de la citoyenneté.

834.

À titre d’exemple, l’actuelle législation française réprime la diffamation, l’injure raciale, et la provocation à la discrimination et à la haine raciale (lois des 29-7-1881 ; 1-7-1972 et 13-7-1990).

835.

Vue d'Europe, en dehors de quelques milieux instruits, l'Afrique est ainsi souvent considérée comme un bloc monolithique sans importance pour ses différentes nationalités.

836.

Cette manière de décrire l'Afrique Noire politique est à la source des stéréotypes sur le Rwanda par exemple, acceptés et reproduits en France par des hommes de pouvoir et par certains médias. Ils influencent considérablement l'opinion ou en sont l’expression. Sur cette construction de l'Afrique politique par les médias dans le cas du Rwanda, cf. "Les politiques de la haine. Rwanda, Burundi, 1994-1995", Les Temps Modernes, 583, juillet-août 1995. S'agissant des préjugés, cf. également dans le cas du Rwanda , Le Monde des livres, 7 juillet 1995, où Serge Marti dans "Le cauchemar géopolitique" écrit : "chacun a en tête le drame de l'ex-Yougoslavie retournée à ses querelles ancestrales (...), ou encore les horreurs du Rwanda, caractéristiques d'une Afrique post-coloniale où les nations ne sont en fait que des conglomérats d'ethnies". L'on admirera combien le préjugé sur l'Afrique parle littéralement dans ces lignes : en Europe se déroule un "drame", noble euphémisme, au Rwanda se produisent des "horreurs", appel racoleur à la répulsion et qui vaut pour tout le continent puisque ces horreurs seraient "caractéristiques" de l'Afrique. L'on remarquera aussi au passage comment la brutalité du verdict se drape dans une pseudo politologie, dévoilant la réalité ("en fait") des nations africaines, ces "conglomérats d'ethnies".

837.

Laburthe-Tolra (P.), Les seigneurs de la forêt, op. cit. p. 359.

838.

Sorel (Georges) , Réflexions sur la violence, Paris, 1908, p. 242.

839.

Elias (N.), La Civilisation des mœurs , Paris, nouvelle édition," Pluriel", p. 440.

840.

Au sujet du mythe, paradigme central en sciences sociales, par-delà les multiples sens que l’on confère à ce terme, notre approche ici est qu’il constitue un récit nécessaire à la pérennité, à la reproduction et à l’irrigation de représentations et des cultures. Il se sédimente en une infinité d’énoncés homologues (mais différents), au point d’apparaître (illusion à laquelle ont succombé quelques anthropologues) comme l’émanation d’une société tout entière, voire le produit d’un "système" social. Nous renvoyons à deux classiques: Barthes (R.), Mythologies, Paris, Seuil, 1957; Girardet (R.), Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986.

841.

Cf. Bayart (J.-F.) dont l'analyse rejoint le sens de notre inspiration, in Politique Africaine, 43, oct. 1991, p. 7. Partageant également l'essentiel de l'inspiration qui sous-tend notre analyse, le professeur Kotto Essome de l'Université Paris VIII s'interroge sur l'existence d'une quelconque réalité tribale au Cameroun. Dans un journal local, Challenge hebdo., n° 39 des 10-17 juillet 1991, p. 7, il écrivait : "...Mais si le tribalisme se réduit à ce que Apthorpe nomme une invention pragmatique de l'Administration coloniale sans aucun rapport avec une quelconque réalité tribale, on en vient à se demander si le vocable "tribu" offre encore une portée scientifique". Le professeur Kotto Essome attire ensuite l'attention sur les recommandations de l'anthropologie appliquée de Malinowski, "qui a toujours marqué dans les actes officiels et spécifiquement dans les états civils la "race" des sujets d'un même État n'étant rien d'autre en l'occurrence que ce qu'on imagine être la tribu. C'est ainsi que tel morceau de l'Afrique dont la population n'atteint pas 8 millions d'habitants, compterait à lui seul deux centaines de "races", c'est-à-dire de tribus. Force est de constater que les objectifs visés sont parfaitement atteints, puisque le sujet africain grandit avec la certitude d'appartenir à une "race" qui n'est pas celle de son voisin. Au nom de quoi tous les affrontements sont permis. Or, les dernières vérifications de l'anthropologie physique ruinent définitivement et sans appel ce bariolage de l'Afrique en grandes races, races, sous races".