1. – L’activation des tensions entre formations sociales indigènes.

L’Afrique noire est tout de suite apparue à l’Administration coloniale comme un réservoir de coutumes, de traditions et de cultures, dont il fallait évidemment opérer l’inventaire. D’ailleurs," la connaissance du milieu" faisait partie intégrante du cahier des charges des administrateurs coloniaux à leur arrivée sur le sol africain. Aussi, les agents de l'Administration coloniale manifestèrent un zèle classificatoire à l’égard des populations indigènes assujetties. Nombre d’entre eux se mirent donc à l’ethnologie et produisirent quelques-uns des plus remarquables travaux de type" fondamentaliste" de cette période, qui s’inscrivent dans la perspective évolutionniste jusque-là dominante, et selon laquelle les sociétés sont toutes projetées sur un axe historique unique, et que les peuples africains sont" primitifs".

Ainsi, l’État colonial, en tant qu’"État ethnographe", fixera les délimitations territoriales sur la base de distinctions ethniques largement arbitraire, en ce que ces délimitations territoriales cristallisaient des entités ethniques, parfois en créaient artificiellement, là où n’existaient auparavant que des ensembles géopolitiques ou des "pays" insérés dans des courants d’échange à longue distance.

En s’accommodant plus tard, faute de mieux, de ces frontières très souvent arbitraires, l’État africain indépendant héritera de toutes les contradictions latentes entre les ethnies, les langues et les religions. La construction de la nation, la réalisation d’un consensus nécessaire pour gouverner, que nombreux se plaisent parfois à souligner, vont donc se heurter à des obstacles que beaucoup de jeunes pays ne parviennent pas aisément à surmonter.

Concernant par exemple l'Ouest du Cameroun, "‘en 1935 H. Richard, chef de subdivision à Bangangté, entreprend des recherches sur le peuplement de cette région. Après lui, d'autres travaillent selon la même méthode (...). A. Reynaud pour la subdivision de Bafang, les administrateurs H. Relly et Delarozière pour la subdivision de Bafoussam, et Geay pour Dschang’". 846

Les enquêtes que mènent ces agents de l’Administration coloniale sont censées étayer le pouvoir discrétionnaire qui est le leur et, de l'étude des structures politiques et sociales indigènes, ces fonctionnaires coloniaux n'en déduisent jamais la nécessité de respecter pour elles-mêmes ces structures, plutôt ils les voient avant tout comme des obstacles au progrès ou comme des entraves au projet dont ils sont les porteurs : le projet de la colonisation. Les mentalités des indigènes qu’ils découvrent leur apparaissent donc comme curieuses et aberrantes.

Tout en renforçant donc une vision "patrimoniale" et quelque peu intemporelle des cultures africaines étudiées, cette analyse politique qui découle des recherches coloniales se limite le plus souvent à l'appréciation du rapport de force entre différentes tribus ; 847 et pour certaines, leur donne un regain d’existence et, plus encore, une identité qu’elles n’avaient pas nécessairement auparavant.

Un autre exemple : analysant la "colonisation" du Mungo par les Bamiléké y ayant immigré en venant de l'Est de cette région, Idelette Dugast conclut qu'il ne fait aucun doute qu'ils sont la race de l'avenir du Cameroun que, bientôt, ils tiendront serré dans les fils de leur toile". 848 L’on comprend aisément qu’une telle considération, de nature à flatter l’amour-propre du Bamiléké, soit aussi à la source de multiples inquiétudes pour d’autres ethnies et qu’elle puisse dès lors déboucher sur l'ostracisme de ce groupe ethnique ou sur des actes de violence de part et d'autres entre ces communautés camerounaises devenant rivales.

Le fait que les communautés camerounaises se soient rendues à des relations beaucoup plus étroites et beaucoup plus fréquentes les unes avec les autres que par le passé au sein des frontières tracées par les colonisateurs, ne favorise pas seulement les rapprochements et la compréhension mutuelle. Bien au contraire, ce sont les différences qui finissent par ressortir et ce sont les comparaisons du colonisateur qui deviennent la source de frustration génératrices de ressentiments.

Cette réaction devient pathologique et conflictuelle quand il s’agit d’un modèle culturel centralisateur que les colonisateurs imposent à l’ensemble du pays, et que ce modèle en vient à paraître menaçant pour l’identité des groupes dont le système de valeurs semble ne plus être reconnu comme tel ou se retrouve réduit à l’état de folklore : d’où la résurgence assurée des revendications susceptibles de provoquer l’éclatement de l’ensemble de la communauté nationale et des tensions ethniques qui menacent ou affaiblissent la formation du consensus national, compte tenu également de la combinaison entre eux de ces facteurs pouvant créer des situations explosives.

Au résultat de ces pratiques coloniales, il y a de nos jours l’obligation pour l’État indépendant de faire face simultanément aux oppositions politiques (normales et souhaitables) et aux revendications ethniques et sécessionnistes qui réduisent la marge d’initiative des gouvernements et entravent souvent l’exécution des projets souhaitables. Si l’État africain est donc plus faible et plus vulnérable que ne le laisse supposer l’étalage de son appareil bureaucratique, et si son fonctionnement démocratique est rendu difficile par sa confrontation avec des groupes organisés récusant sa légitimité et parfois celle de la loi du nombre, la colonisation ne peut être exempt d’une part de responsabilité dans ce constat.

La tribu ou l’ethnie, dont on sait aujourd’hui qu’elle constitue un construit social, que l’identité ethnique est relative, fluctuante, en partie situationnelle et négociée, 849 n’est déjà plus à l’époque coloniale le coup de force de l’Administration coloniale seulement. En étant encouragés, les intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire les indigènes, vont dorénavant participer aux processus de sa construction et de sa naturalisation, les substrats linguistiques locaux par exemple, y ont leur part. Mais il reste que l’enfermement du travail des administrateurs coloniaux dans un cadre ethnique dévoile la volonté d’activer ce phénomène qui sera ensuite instrumentalisé.

Encore un exemple : les noms que se donnent très souvent à elles-mêmes certaines de ces ethnies camerounaises signifient le plus souvent : "les hommes" ; et même si fondamentalement elles ne dénient pas leur caractère d'être humain aux ressortissants d’autres groupes ethniques, ces noms et surtout leur connotation valorisante pouvaient autoriser à les traiter comme s'ils ne l'étaient pas. Les colonisateurs se saisiront de ce détail pour l'exploiter.

Concernant les Bëti, 850 pour ne prendre que le cas de ce groupe indigène le plus important à avoir collaboré avec les Français, Joseph Richard note que l'on peut suivre pendant toute la période coloniale l'action des Français pour renforcer l'image que les ressortissants de cette communauté ont d'eux-mêmes et écrit : "‘les colonisateurs encouragèrent les Bëti à croire à un certain nombre de mythes concernant de prétendues origines "éthiopiennes", une physionomie différente de celle des autres habitants de la forêt, etc’." 851

De la même façon que dans le champ social en général, cette politique coloniale de construction ou d'activation des tensions entre les indigènes se poursuit aussi dans le champ politique.

Notes
846.

Dugast (Idelette), Inventaire ethnique du Sud-Cameroun, Mémoire de l'IFAN, série Populations, tome 1, Centre du Cameroun, 1949, p. 116.

847.

Pour chaque tribu recensée, ses caractéristiques culturelles, linguistiques et même somatiques, évidemment différentes d'un groupe à l'autre, sont également décrites ; ibid.

848.

Ibid., p. 122.

849.

Cf. dans la littérature francophone, Amselle (J.-L.), Mbokolo (E.), éds. , Au cœur de l’ethnie. Ethnies,tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte,1985 ;Chrétien (J.P. ), Prunier (G.), Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala,1989 ; Pouttignat (P. ), Streiff-Fenart (J.), Théories de l’ethnicité, Paris, P.U.F., 1995.

850.

"Bëti" est le pluriel de "Nti", un terme de civilité qui s'utilise au sens des mots français "Monsieur", "Citoyen", "Notable", "Homme respectable", "Homme digne", "Homme civilisé" ou encore et exceptionnellement "Homme supérieur". Très souvent, l'unique traduction de ce mot par celui de "Seigneur" en Français, dénote une arrière-pensée certaine. Pour une analyse sémantique du terme Bëti et ses difficultés de sens, voir Laburthe-Tolra (Philippe), Les seigneurs de la forêt. Essai sur le passé historique, et l’organisation sociale et les normes éthiques des anciens Beti du Cameroun, op. cit. pp. 47-52.

851.

Joseph (Richard) , Le mouvement nationaliste au Cameroun, Paris, Karthala, 1986, p. 149.