Au cours de la période qui va de 1944 à 1956, qui correspond à la phase d'introduction du vote au Cameroun tel qu’on l’a précédemment vu, plusieurs formations politiques indigènes se succèdent chronologiquement sur la scène politique du pays. Parmi les plus importantes, il y a la JEUCAFRA (Jeunesse camerounaise française), créée sous les auspices de l’Administration coloniale afin de répondre avant la Seconde Guerre Mondiale à la propagande annexionniste de l’Allemagne. En 1945, cette organisation est transformée en UNICAFRA (Union camerounaise française), afin de perpétuer ce rassemblement et de le placer au service du processus de libéralisation coloniale. Au nombre des formations politiques importantes, il y a également le RACAM (Rassemblement Camerounais) et l'UPC (Union des populations du Cameroun). Au grand dam de l'objectif poursuivi par les colonisateurs, en dépassant les clivages de position qui pouvaient opposer celles de ces formations qui ont pu exister au même moment, les Camerounais semblent rechercher le dépassement des différences ethniques et affichent la volonté de ne constituer qu’un seul bloc face au colonisateur au moins, 852 le but étant non seulement de défendre leurs intérêts collectifs, mais aussi de reprendre en main le destin politique de leur pays en ayant conscience de la singularité juridique de celui-ci au plan international.
Or, une telle volonté contrarie évidemment le projet de la France coloniale d'incorporer le Cameroun à la République française, de le rattacher à ses colonies d'AEF, et surtout, cette attitude des Camerounais remet constamment en cause la présence même des colonisateurs sur le sol du Cameroun car, "‘aussi stupéfiant que cela puisse paraître, l’Administration coloniale n’envisagea pas l’accession du Cameroun à l’indépendance comme une possibilité réelle et n’élabora aucun plan d’ensemble en vue de cette issue avant 1958’". 853 D'où la nécessité, pour cet instant, de poursuivre une politique dite des "oppositions africaines", qui tirait parti de la diversité ethnique des Camerounais, en accentuant les clivages entre les indigènes, d'autant plus que si l’on en croit Ruth Schacter Morgenthau, "‘cette politique de l'Administration, qui s'efforçait [donc] de susciter la création des partis ethniques et fractionnels, était en train de prouver ailleurs son efficacité en Afrique coloniale française’". 854
En effet, comme le fait remarquer Jean-François Bayart, "‘aux yeux du décolonisateur, la procédure électorale définissait et délimitait la scène politique légale et légitime : hors de la sanction électorale, point de salut. Or, l’Administration avait la maîtrise de ce site de la lutte politique : elle en fixait souverainement les règles, contrôlait à discrétion l’inscription sur les listes électorales, manipulait les résultats. C’est ainsi qu’elle put priver de toute représentation parlementaire et rejeter dans l’illégitimité de la pratique révolutionnaire l’Union des Populations du Cameroun, parti nationaliste qui persistait en outre à entretenir des liens étroits avec le mouvement communiste international. En corollaire, les groupes sociaux qui acceptaient l’intégralité du jeu électoral étaient pris au piège de la rationalité politique et socio-économique inhérente au processus de libéralisation coloniale’". 855
En somme, pour ce qui concerne les élections, l'Administration coloniale s'employait à susciter parmi les indigènes des candidatures qui lui permettaient de poursuivre son action: tel est le cas de la candidature du premier représentant camerounais dans les institutions françaises, le Prince Alexandre Ndoumbé Douala Manga Bell, 856 ou de celle de l'Abbé Meloné, choisi pour faire barrage au leader nationaliste Ruben Um Nyobé dans la Sanaga Maritime.
Dans la conduite de l’action coloniale, les auxiliaires indigènes, désignés par les nationalistes comme "les valets du colonialisme", sont sollicités. Il s'agit des chefs indigènes et des fonctionnaires.
S’agissant tout d’abord des chefs indigènes, afin de réduire les nationalistes au silence, d’entraver leur essor dans le pays, l'Administration coloniale s'appuie sur cette catégorie d’autochtones qui, selon l'expression du gouverneur des colonies, Delavignette, constitue pour elle "les rouages entre l'autorité coloniale et les populations" alors qu'il ne s'agissait en réalité que de simples fantoches sous l’autorité française : 857 investis par l’Administration coloniale, la plupart de ces chefs furent assez souvent soumis à la vindicte des populations dans la mesure où ils incarnaient l’arbitraire, la violence et une arrogance souvent à la mesure de leur degré d’instruction… Le jugement négatif porté à leur endroit résultait du rôle concret auquel ils étaient assignés. Ainsi par exemple, aux élections partielles du 4 avril 1954 pour le siège de député à l'ATCAM, le candidat de l'UPC, Abel Kingué sérieusement pressenti comme vainqueur de cette consultation populaire, manque d’être élu en n'arrivant finalement en troisième position, à cause d'une concurrence ethnique et nombreuse présentée par les chefs Bamiléké, qui fut évidemment suscitée par l'Administration coloniale. 858
Concernant ensuite les fonctionnaires indigènes, ils sont également mis à contribution dans l’application de la politique coloniale d’ostracisation des nationalistes : vulnérables, parce que menacés chaque fois et à tout moment d'une mutation loin de leur région d'origine, l'Administration obtint par exemple qu'ils prissent la direction de l'UNICAFRA, dans le but de rendre inerte cette formation politique qui exprimait ouvertement son hostilité envers le colonialisme.
Cette politique du colonisateur, tant envers les Africains en général qu’envers ses agents indigènes en particulier, se reflète finalement dans ce passage d'une lettre d'un chef de région, Hubert, à son collègue chef de subdivision :
‘"La meilleure action que nous puissions avoir, c'est de susciterMais, l'action de l'Administration, bras armé de l’État colonial, ne se limite pas à son pouvoir de coercition, aux menaces, pressions et manipulations exercés sur ses agents indigènes. Afin de réduire les nationalistes au silence, l'action de l’Administration va également concerner ses propres procédures; ainsi par exemple, les statuts du RACAM seront refusés, ce qui aura pour effet d’entraîner à terme la disparition de cet autre organisation qui se voulait à sa création, non simplement un congrès de formations politiques indigènes spécifiques, mais l'Assemblée même de l'électorat camerounais tout entier 860 Le 19 février 1955, un décret autorise tous les employés de l'Administration coloniale à "‘utiliser la force pour empêcher ou disperser les réunions susceptibles de troubler l'ordre public’". La combinaison de cette mesure avec la stratégie de l'Administration consistant à encourager les adversaires de l'UPC dans la population indigène à entreprendre des actions contre ce parti débouche finalement sur le résultat longtemps escompté : le nombre de ces affrontements entre partisans et adversaires de la colonisation augmente ; les forces de l'ordre ont donc leurs motifs pour réprimer le mouvement nationaliste se situant à la pointe de ce combat, et à l'égard des membres duquel, des perquisitions et des citations à comparaître ne cessent de se multiplier.
En l'absence d'un grand parti modéré, crédible et capable de faire adhérer les masses au projet assimilationniste de la France, tout en cherchant à accentuer les clivages internes aux nationalistes, 861 l'Administration coloniale encourage aussi toute autre organisation lui paraissant en mesure, çà et là, de "tailler des croupières à l'UPC". 862 C'est ce qu'il en est de l'ESOCAM (Évolution Sociale Camerounaise) en pays basàa, dans les clans hostiles au leader nationaliste Um Nyobé, lui-même ressortissant de cette région du pays. De même il en est de l'INDECAM (Coordination des Indépendants Camerounais), et de la RENAICAM (Renaissance Camerounaise) chez les Maka d'Abong-Mbang.
Finalement face à un corps électoral peu averti et peu expérimenté, la discorde étant semée par le colonisateur entre les groupes ethniques qui le composent, la compétition électorale va peu à peu se dérouler selon des normes tribales.
Cf. Bayart (J.-F.), op. cit., p. 35, qui écrit :" L’antagonisme entre les segments anciens et modernes de l’élite était en fait moins profond qu’on ne le présente habituellement…Le jeu des alliances matrimoniales, les rapports de parenté, une certaine communauté d’intérêts, le souci de promouvoir la position de la collectivité avaient créé et maintenu des liens solides entre anciens et modernes de chaque ethnie (voire d’ethnies différentes) que concourait à cacher aux yeux du colonisateur la subtilité de la tactique politique des uns et des autres ”.
L’objectif ultime de Paris est longtemps resté l’assimilation du territoire sous tutelle au sein de l’Union française, éventuellement par le biais d’une autonomie octroyée sur le mode togolais. Cf. Bayart (Jean-François), L’État au Cameroun, op. cit., p. 29.
Morgenthau (R.S.) , Political parties in French Speaking West Africa, cité par Joseph Richard, op. cit., p. 100.
Cf. Bayart (Jean-François), L’État au Cameroun, op. cit., p. 30.
Joseph (Richard), ibid., pp. 97-103.
Mais il est bien des façons de leur faire jouer ce rôle. Les cas extrêmes sont d'une part le respect de principe de leur rôle de fonctionnaire qui ne laisse à l'Européen qu'une fonction de conseiller, d'autre part leur transformation en véritables fonctionnaires dont les pouvoirs, sous le couvert respecté de la tradition, ne doivent plus rien à l'hérédité, mais tout au colonisateur ; entre ces extrêmes, toutes les nuances trouvent place. De fait, sous l'autorité française, ces chefs indigènes sont de simples fantoches. Cf. Alexandre (P. ), " Chefs, commandants, commis ; leurs rapports de la conquête à la décolonisation "Afrique et Asie, n° 93-94, 1971, pp. 20 et sq. ; Zuccarelli (F.) ; "De la chefferie traditionnelle au canton : évolution du Canton colonial au Sénégal : 1885-1960". CEA, n° 50, 1960, Vol. XIII, pp. 213-238 Delavignette (R.), Les vrais chefs de l'Empire, Paris, 1939, p. 128 ; Lombard (J.) ; Autorité traditionnelle et pouvoir européens en Afrique Noire, Paris, A. Colin, 1967, 292 p.
Cf. La Voix du Cameroun, n° 15, mai-juillet 1954.
Piquemal (Marcel), "Que se passe-t-il au Cameroun ?", Démocratie nouvelle, n° 7, juillet 1955, p. 431.
Joseph (Richard), op. cit., p. 107.
Au sein du mouvement nationaliste, l'on distingue un courant modéré, un courant conservateur et institutionnel et un courant révolutionnaire. Ces différents courants n'ont pas souvent la même appréciation des problèmes, ce que le colonisateur va donc chercher à exploiter. Cf. Gonidec (P. -F.), "les Institutions Politiques de la République Fédérale du Cameroun", in Civilisations, Vol. XI, n° 4 (1961), p. 384.
Cf. Gaillard (Philippe), op. cit., p. 188.