2. – Le tribalisme comme instrument de conquête du pouvoir au plan national.

Après les émeutes de mai 1955 et la mise hors-jeu de l'UPC par son interdiction décidée au sommet du pouvoir colonial, le projet de réforme de Gaston Defferre, qui devint la Loi-Cadre de juin 1956, inaugura la perspective d’une évolution du Cameroun vers un statut d'État autogouverné ou indépendant, avec un embryon de pouvoir exécutif aux mains des autochtones. Aussitôt, s’ouvrit entre les ténors de la scène politique locale, une course vers le pouvoir national.

En effet, sachant les autorités métropolitaines, à travers la personne du Haut- Commissaire Pierre Messmer, à la recherche d'un interlocuteur pour remplacer le transfuge Paul Soppo Priso, André-Marie Mbida leur adressa une correspondance restée célèbre, 868 dont l’extrait suivant :

‘"J'estime qu'il est indispensable de vous rappeler, Excellences, que je suis actuellement non certes le seul, mais le premier interlocuteur valable du Cameroun en tant que le seul et tout premier député entièrement autochtone du Cameroun à l'Assemblée Nationale française (...)
En outre, je suis encore le seul député qui représente une masse de population économiquement puissante : c'est dans la circonscription du Centre, en effet, que le taux de l'impôt personnel ou de capitation est le plus élevé.
Par contre, M. Paul Soppo Priso est le plus petit, le tout dernier interlocuteur valable (...) Aussi, au point de vue ethnique, M. Soppo Priso représente une toute petite race – les Duala – de 20.000 à 25.000 à peine (…)
Les Douala sont si peu nombreux que je me demande si leur ancêtre n'est pas par hasard, un esclave(...). Il est à retenir que les Duala n'ont jamais apporté aucune contribution à l'économie du territoire ni à aucun travail sérieux d'équipement. Ils vivent grâce aux régions et au détriment de ces dernières. Ce qui est choquant. Il faut également ajouter qu'il n'y a presque pas d'anciens combattants parmi eux (...)
Ce territoire n'est donc dans aucune impasse. La Loi-Cadre, surtout n'a rien de mauvais pour le Cameroun. Au contraire, elle va permettre un grand pas en avant.
Le nom "bëti" signifie les "Seigneurs", les "Maîtres" (...)
Les populations bëti qui forment le groupement principal de ma circonscription électorale sont donc des races de seigneurs très libres, de nobles, d'hommes loyaux, francs, honnêtes, justes, aimant et disant la vérité, ennemis du mensonge, décidés, courageux, inébranlables, d'une énergie et d'un caractère indomptable sans peur ni reproche".’

Traduisant en quelque sorte un "heureux" aboutissement des efforts de l'Administration coloniale de semer la discorde parmi les indigènes, cette correspondance d'André-Marie Mbida montre clairement en quels termes, arguments et état d'esprit s'effectuait dorénavant la compétition dans le champ politique camerounais. En tout cas, cette correspondance qui traduit en quelque sorte l’adoption du mode de pensée tribaliste avait pour objectif d'attirer et de consolider la bienveillance des autorités de tutelle sur la personne de son auteur ou au profit de la position politique qui était alors la sienne.

André-Marie Mbida se trouvait en effet, à la tête d'une coalition composée des anti-nationalistes. 869 Cette coalition soutenait les réformes françaises de 1956 et regroupait des hommes politiques du Nord et du Centre du pays. Cependant, rien ne nous fournit l’indication que tous les membres de la dite coalition partageaint les vues tribalisantes de leur leader qui chercheait évidemment à mieux discréditer son compétiteur direct Paul Soppo Priso, aux yeux du colonisateur, 870 et donc à lui "damer le pion".

Ressortissant Duala, Paul Soppo Priso est quant à lui le premier autochtone à avoir accédé au plus haut poste dans le territoire du Cameroun. : la présidence de l'Assemblée territoriale. Depuis 1947, il était reconnu dans le territoire pour le rôle modérateur qu'il jouait dans la vie politique locale. Mais en juin 1956, contre toute attente, il rompt avec les Français suite à l'adoption de la Loi-cadre et créé "Le Courant d'Union Nationale" qui, s'opposant à la coalition menée par A.-M. Mbida, transcendait les différences ethniques de ses membres, mais surtout comblait le vide politique laissé par l'interdiction de l'UPC en date du 13 juillet 1955.

Sous la direction de son fondateur Paul Soppo Priso, cette nouvelle organisation rassemblait les différents groupes nationalistes et fesait siennes leurs revendications à savoir : ‘"le rejet des propositions concernant le Cameroun et figurant dans la Loi-cadre promulguée le 23 juin 1956 ; la dissolution de l'Assemblée Camerounaise et sa reconstruction sur la base du suffrage universel et d'un seul collège électoral ; l'amnistie générale pour toutes les personnes impliquées dans les émeutes de mai 1955 et enfin, l'unification du Cameroun’". 871

Mais, sur la question concernant l'amnistie générale naquit un conflit entre l'UPC réduite à la clandestinité, et ce Courant d'Union Nationale qui lui servait de "couverture" à un fonctionnement "semi-public". Ce conflit va consacrer la défaite du Courant d'Union Nationale de Soppo Priso face aux anti-nationalistes proches du Haut-Commissaire et menés par André-Marie Mbida, chef de file des démocrates camerounais s’appuyant sur le clergé et les associations catholiques du diocèse de Yaoundé.

En effet, lors du second Congrès de cette formation dirigée par Paul Soppo Priso, les 3 et 4 novembre 1956 à Dibombari (dans le Mungo) alors que se rapprochaient les dates des élections, la tension se cristallisa entre l'UPC voulant proclamer le boycottage de ces élections si l'amnistie n'intervenait pas en temps utile pour permettre à ses candidats de participer à la compétition, et les autres qui entendent être présents dans une Assemblée aux pouvoirs élargis. Mais in extremis la scission fut évitée : dans une résolution commune qu'ils votèrent à l'unanimité, 872 les congressistes convinrent de participer d’abord aux élections municipales prévues quinze jours plus tard, et de prendre part également aux élections pour la nouvelle Assemblée camerounaise programmées pour le mois de novembre, à la seule condition que ce scrutin ait lieu deux mois après la promulgation de la loi d'amnistie qu'ils attendaient et espèraient obtenir de la part de l’Administration coloniale. Ils prévoyaient également que "dans le cas où l'amnistie totale ne serait pas intervenue avant les élections, un Congrès extraordinaire sera convoqué en vue de prendre la position répondant à la circonstance". 873

Malgré ces résolutions prises au congrès du Courant d’Union Nationale à Dibombari, unilatéralement, l'UPC lança quelques jours plus tard, un mot d'ordre de boycottage des élections municipales : le 18 novembre ; 88% d'abstentions furent constatées à Douala, 61% à Yaoundé et 26% à Nkongsamba, les trois communes de plein exercice au Cameroun.

S'agissant des élections à l'Assemblée, lorsque le 8 novembre 1956 le gouvernement français repoussa leur date du 18 novembre au 23 décembre afin de permettre leur organisation et qu'il retarda dans le même temps la mesure attendue par les nationalistes, à savoir la loi d'amnistie, il apparu aussitôt évident aux nationalistes que le pouvoir colonial ne respectera pas les conditions fixées par le Congrès de Dibombari.

Rappelons, d’après les écrits d’Eugène Wonyu, 874 la position du gouvernement français vis-à-vis de la nouvelle formation politique créée par Paul Soppo Priso. Selon l’extrait d’une lettre du ministre des colonies Gaston Defferre, adressée à Pierre Messmer, alors gouverneur des colonies en poste au Cameroun, cette position consistait à considerer que "l’Union Nationale de Soppo Priso n’est autre chose que l’UPC sous un autre jour (…) Ce qui nous inquiète, écrit le ministre, c’est la position de l’UPC vis-à-vis de ces élections. Si l’UPC présente des candidats, quel que soit le cas, ils passeront. Le Sud, tout le Sud, est acquis soit à la politique de l’UPC, soit à celle de l’Action Nationale qui n’agit que sur les directives de l’UPC qui agite le pays dans la clandestinité… Je répète que ce qui nous inquiète, c’est que si l’UPC réussit à faire admettre quelque 15 représentants dans l’Assemblée, nos projets échouent et ils peuvent par là réussir à avoir la majorité par leur maturité politique et, de ce fait, ils peuvent faire de cette Assemblée une Constituante en proclamant l’indépendance…"

Suite donc aux décisions négatives du gouvernement français concernant la participation électorale des nationalistes, deux courants de pensée se manifestèrent parmi ces derniers : "le premier demanda la réunion d'un congrès extraordinaire pour décider de la nouvelle stratégie que le mouvement nationaliste devait adopter. Le second, essentiellement upéciste, s'opposa à la réunion de ce congrès sous prétexte que la demande du mouvement pour une "amnistie appropriée" n'avait pas été entendue et que, par conséquent, le boycottage des élections s’avérait normal. 875

Mais ultimement, "‘les 28 et 29 novembre 1956, un Congrès extraordinaire est réuni par Soppo Priso à Ambam (Ebolowa) mais dégénère vite en une violente joute verbale entre les délégués UPC présents et les participants dont Soppo Priso, qui prend position pour la participation aux élections à venir’". 876 Cette dernière opinion s'avérant majoritaire dans l'ensemble des congressistes, les représentants de l'UPC y virent simplement la trahison de leur cause nationale et l'abandon selon eux, de l'objectif fondamental du Courant d'Union Nationale, d'où la tentation du recours à la violence, ultima ratio . 877

En effet, à côté de l'abstention aux élections du 23 décembre 1956, "dans le calme et la sécurité" à laquelle plusieurs sections de l'UPC invitèrent leurs militants, il y eut cet autre appel, grave de conséquences sur le Vote, qui survint à l'issue d'une réunion de l'aile jeune du parti qui eut lieu du 7 au 9 décembre 1956 sous la présidence d'Abel Kingué à Kumba, et qui fut entendu et par la suite exécuté. Il provenait d'un délégué de la région du Wouri, bénéficiant du soutien de ses collègues délégués de l'UPC :

‘"La situation actuelle est très sérieuse, par suite du changement de position de Soppo Priso qui s'est dévoilé au dernier Congrès d'Union Nationale d'Ebolowa. Si nos centres observent l'abstention totale dans le calme (...) Qu'en résultera-t-il ? Une éclatante victoire des colonialistes et de leurs valets. Nos aspirations nationales légitimes seront alors à jamais étouffées. Il reste une solution, une seule pour sortir de l'impasse et vaincre le danger. Il faut saboter, massacrer les bureaux de vote. C'est le devoir des sections et des comités, chacun dans leur zone". 878

Finalement, cette situation électorale de décembre 1956 au Cameroun marque dans l'histoire du pays, le coup d'envoi à la violence relative aux opérations électorales. Mais de façon immédiate et générale, comme l'écrit si bien Joseph Richard, "la rébellion du "Kamerun" avait commencé". 879

À partir de tout ce qui précède, il paraît pertinent de mettre en relation la politique coloniale et la violence électorale : cette politique coloniale explique le passage des nationalistes aux actes répréhensibles de violence qui constituent la réaction au déni de leur droit de vote et d’éligibilité – ces actes de violence seront par la suite mimétiquement reproduits, occasionnant donc comme nous le verrons, la pérennisation de la forme violence dans le champ politique camerounais (cf. infra).

Pour le dire autrement, les actes de violence commis par les nationalistes sont la conséquence directe d’un refus du gouvernement français d'accorder une amnistie promise avant le scrutin de décembre 1956, dans le but de permettre la participation à ces élections aux bénéficiaires de cette mesure administrative qui étaient en majorité des nationalistes. Pour mieux le comprendre, une récapitulation succincte des faits à partir de l’année 1956 nous semble s'imposer.

En effet, lorsque s'achève cette année 1955 marquée par de douloureuses épreuves au plan national, on a d'un côté l'UPC, réduite à la clandestinité, retranchée derrière son programme de réunification et d'indépendance et refusant de discuter des relations entre la France et le Cameroun autrement que sur la base d'une concession française sur ces deux points. De l'autre côté, on a le gouvernement français qui ne semble même pas considérer ces deux points avancés par l'UPC comme objet de discussion. Entre ces deux parties, tout se passe comme dans un dialogue de sourds, chacun accusant l'autre d'obstination.

Puis arrive janvier 1956 : les élections à l'Assemblée Nationale Française ont lieu. Suite à ces élections, une certaine détente s'installe dans l’ensemble du territoire, sans toutefois que cette situation ait débouché sur un dialogue entre l'UPC et l'Administration coloniale. Mais, la répression envers les nationalistes s'adoucit de façon évidente.

En mars 1956 : des membres de l'UPC emprisonnés sont relâchés.

En juin 1956 : la Loi-cadre est adoptée ; Paul Soppo Priso rompt, comme nous venons de l’indiquer, avec les Français et créé le "Courant d'Union Nationale" auquel s'oppose la coalition menée par André-Marie Mbida.

Cette opposition entre les deux formations peut ainsi se résumer : d'un côté, le Courant Union Nationale veut ramener l'UPC dans la légalité, et forcer le gouvernement à satisfaire les revendications de cette formation nationaliste; la stratégie de ce Courant d’Union Nationale repose donc sur l'espoir d'un accord suffisamment rapide sur une amnistie accordée par le gouvernement français, afin de permettre la participation des nationalistes aux élections prévues pour le mois de novembre : de l'autre côté de l’opposition, il y a la coalition Mbida. Elle se présente comme l’alliée des autorités françaises pour étouffer la revendication d'indépendance des nationalistes et maintenir le Cameroun dans le giron de l'Union française.

En juillet 1956 :cinquante neuf autres militants nationalistes sont libérés.

En août 1956 : le gouvernement français annonce sa décision d'appliquer l'amnistie au Cameroun, afin de permettre la participation de tous aux élections en préparation. L'UPC accueille la nouvelle avec scepticisme en déclarant que "c'est une promesse trop belle pour être vraie". 880

En novembre 1956 : le gouvernement français dissout donc l'Assemblée du Cameroun. et repousse les prochaines élections du 18 novembre au 23 décembre. Le projet de loi concernant l'amnistie est également retardé. Il est finalement voté le 11 décembre 1956 mais trop tard, puisque les élections auront lieu dans moins de deux semaines, et la date pour le dépôt des candidatures est dépassée.

Les faits ainsi rappelés montrent en définitive que le gouvernement français a clairement décidé que ses intérêts dans le territoire du Cameroun seraient davantage menacés par une probable présence, d'un important contingent de députés nationalistes dans la nouvelle Assemblée, que par l'exclusion maintenue de ces nationalistes comme électeurs ou comme candidats.

Et l’on connaît la suite : le sabotage des lieux du vote ou la violence électorale.

Notes
868.

Cette lettre intervint à la suite des contacts qu'il avait déjà eu au Palais Bourbon avec les autorités métropolitaines, qui étaient dans cette affaire en position évidente de juge et partie, cf. La Presse du Cameroun, 10 juillet 1956. La lettre d'A.-M. Mbida est également reproduite dans La Presse du Cameroun du 29 et 31 octobre 1956.

869.

À la manière dont les autorités de tutelle multiplièrent les contacts pour renforcer la coalition anti-nationaliste qui le conduira ensuite au poste de Premier ministre du Cameroun, en application de la Loi-Cadre de juin 1956, l'on peut dire que la stratégie de Mbida invoquant le tribalisme, fut payante. Sur les démarches du Haut-Commissaire Pierre Messmer, cf. Joseph (Richard); op. cit., p. 336 et sq.

870.

Faut-il ajouter que ces deux hommes les plus en vue du moment au Cameroun, se connaissaient bien. Il semblerait qu'ils aient collaboré dans le passé, à en croire Ateba Yene, selon la version plausible duquel Mbida aurait aidé Soppo Priso à accéder à la Présidence de l'ATCAM en faisant battre Louis-Paul Aujoulat auquel il succéda. Mais Joseph Richard fait entendre que cette victoire de Soppo sur Aujoulat est due à l'UPC. Cf. Ateba Yene (T.), Mémoire d'un colonisé ...; Joseph (Richard), ibid., p. 335.

871.

Cf. Joseph (Richard), ibid., p. 328.

872.

Cf. La Presse du Cameroun, 5 novembre 1956, p. 1 ; Afrique France Presse - Spécial Outre-Mer, 8 novembre 1956 ; Inter-Afrique Presse, 14 décembre 1956.

873.

Cf. La Presse du Cameroun, 1er -2 déc., 1956, p. 1.

874.

Cf. De l’UPC à l’UC…, pp. 52-53.

875.

Cf. Joseph (Richard), op. cit., p. 343.

876.

Ibid.

877.

Effectivement, l'UPC va se préparer dès ce moment à la lutte armée : "au cours d'une réunion tenue les 2 et 3 décembre à Makai, dans la Sanaga-Maritime, les militants votèrent la formation d'une organisation militaire du Parti : le Comité National d'Organisation " qui mènera donc les combats de la rébellion ; ibid., p. 344.

878.

C’est nous qui soulignons. Cf. La Presse du Cameroun, 24 et 25 décembre 1956, et Afrique France Presse-Special Outre-mer, 25/26 déc., 1956.

879.

Cf. Joseph (Richard), ibid., p. 344.

880.

Cf. La Presse du Cameroun, 24 et 25 décembre 1956 ; Afrique France Presse-Spécial Outre-Mer, 25/26 décembre 1956.